Colette
LA NAISSANCE DU JOUR
(1928)
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
I................................................................................................. 3
II ............................................................................................... 6
III.............................................................................................13
IV18
V.............................................................................................. 28
VI57
VII........................................................................................... 66
VIII ........................................................................................101
IX 113
À propos de cette édition électronique .................................127
I
« Imaginez-vous, à me lire, que je
fais mon portrait ? Patience : c’est
seulement mon modèle. »
(La naissance du jour).
« Monsieur,
« Vous me demandez de venir passer une huitaine de jours
chez vous, c’est-à-dire auprès de ma fille que j’adore. Vous qui
vivez auprès d’elle, vous savez combien je la vois rarement,
combien sa présence m’enchante, et je suis touchée que vous
m’invitiez à venir la voir. Pourtant, je n’accepterai pas votre
aimable invitation, du moins pas maintenant. Voici pourquoi :
mon cactus rose va probablement fleurir. C’est une plante très
rare, que l’on m’a donnée, et qui, m’a-t-on dit, ne fleurit sous
nos climats que tous les quatre ans. Or, je suis déjà une très
vieille femme, et, si je m’absentais pendant que mon cactus
rose va fleurir, je suis certaine de ne pas le voir refleurir une
autre fois…
Veuillez donc accepter, monsieur, avec mon remerciement
sincère, l’expression de mes sentiments distingués et de mon
regret. »
Ce billet, signé « Sidonie Colette, née Landoy », fut écrit
par ma mère à l’un de mes maris, le second. L’année d’après,
elle mourait, âgée de soixante-dix-sept ans.
Au cours des heures où je me sens inférieure à tout ce qui
m’entoure, menacée par ma propre médiocrité, effrayée de dé-
couvrir qu’un muscle perd sa vigueur, un désir sa force, une douleur la trempe affilée de son tranchant, je puis pourtant me
redresser et me dire : « Je suis la fille de celle qui écrivit cette
lettre, – cette lettre et tant d’autres, que j’ai gardées. Celle-ci, en
dix lignes, m’enseigne qu’à soixante-seize ans elle projetait et
entreprenait des voyages, mais que l’éclosion possible, l’attente
d’une fleur tropicale suspendait tout et faisait silence même
dans son cœur destiné à l’amour. Je suis la fille d’une femme
qui, dans un petit pays honteux, avare et resserré, ouvrit sa mai-
son villageoise aux chats errants, aux chemineaux et aux servan-
tes enceintes. Je suis la fille d’une femme qui, vingt fois déses-
pérée de manquer d’argent pour autrui, courut sous la neige
fouettée de vent crier de porte en porte, chez des riches, qu’un
enfant, près d’un âtre indigent, venait de naître sans langes, nu
sur de défaillantes mains nues… Puissé-je n’oublier jamais que
je suis la fille d’une telle femme qui penchait, tremblante, toutes
ses rides éblouies entre les sabres d’un cactus sur une promesse
de fleur, une telle femme qui ne cessa elle-même d’éclore, infa-
tigablement, pendant trois quarts de siècle…»
Maintenant que je me défais peu à peu et que dans le mi-
roir peu à peu je lui ressemble, je doute que, revenant, elle me
reconnaisse pour sa fille, malgré la ressemblance de nos traits…
À moins qu’elle ne revienne quand le jour poind à peine, et
qu’elle ne me surprenne debout, aux aguets sur un monde en-
dormi, éveillée, comme elle fut, comme souvent je suis, avant
tous…
Avant presque tous, ô ma chaste et sereine revenante ;
mais je ne pourrais te montrer ni le tablier bleu chargé de la
provende des poules, ni le sécateur, ni le seau de bois… Debout
avant presque tous, mais sur un seuil marqué d’un pas noc-
turne, mais demi-nue dans un manteau palpitant hâtivement
endossé, mais les bras tremblants de passion et protégeant – ô
honte, ô cachez-moi – une ombre d’homme, si mince…
– 4 – – Écarte-toi, laisse que je voie, me dirait ma très chère re-
venante… Ah ! n’est-ce pas mon cactus rose qui me survit, et
que tu embrasses ? Qu’il a singulièrement grandi et changé !…
Mais, en interrogeant ton visage, ma fille, je le reconnais. Je le
reconnais à ta fièvre, à ton attente, au dévouement de tes mains
ouvertes, au battement de ton cœur et au cri que tu retiens, au
jour levant qui t’entoure, oui, je reconnais, je revendique tout
cela. Demeure, ne te cache pas, et qu’on vous laisse tous deux en
repos, toi et lui que tu embrasses, car il est bien, en vérité, mon
cactus rose, qui veut enfin fleurir. »
– 5 – II
Est-ce ma dernière maison ? Je la mesure, je l’écoute, pen-
dant que s’écoule la brève nuit intérieure qui succède immédia-
tement, ici, à l’heure de midi. Les cigales et le clayonnage neuf
qui abrite la terrasse crépitent, je ne sais quel insecte écrase de
petites braises entre ses élytres, l’oiseau rougeâtre dans le pin
crie toutes les dix secondes, et le vent de ponant qui cerne, at-
tentif, mes murs, laisse en repos la mer plate, dense, dure, d’un
bleu rigide qui s’attendrira vers la chute du jour.
Est-ce ma dernière maison, celle qui me verra fidèle, celle
que je n’abandonnerai plus ? Elle est si ordinaire qu’elle ne peut
pas connaître de rivales.
J’entends tinter les bouteilles qu’on reporte au puits, d’où
elles remonteront, rafraîchies, pour le dîner de ce soir. L’une
flanquera, rose de groseille, le melon vert l’autre, un vin de sable
trop chaleureux, couleur d’ambre, convient à la salade – toma-
tes, piments, oignons, noyés d’huile – et aux fruits mûrs. Après
le dîner, il ne faudra pas oublier d’irriguer les rigoles qui enca-
drent les melons, et d’arroser à la main les balsamines, les
phlox, les dahlias, et les jeunes mandariniers qui n’ont pas en-
core de racines assez longues pour boire seuls au profond de la
terre, ni la force de verdoyer sans aide sous le feu constant du
ciel… Les jeunes mandariniers…, plantés pour qui ? Je ne sais.
Peut-être pour moi… Les chats attaqueront par bonds verticaux
les phalènes, dans l’air de dix heures bleu de volubilis. Le couple
de poules japonaises, assoupi, pépiera comme un nid, juché sur
le bras d’un fauteuil rustique. Les chiens, déjà retirés du monde,
penseront à l’aube prochaine, et j’aurai le choix entre le livre, le
lit, le chemin de côte jalonné de crapauds flûteurs…
– 6 –
Demain, je surprendrai l’aube rouge sur les tamaris mouil-
lés de rosée saline, sur les faux bambous qui retiennent, à la
pointe de chaque lance bleue, une perle… Le chemin de côte qui
remonte de la nuit, de la brume et de la mer… Et puis le bain, le
travail, le repos… Comme tout pourrait être simple… Aurais-je
atteint ici ce que l’on ne recommence point ? Tout est ressem-
blant aux premières années de ma vie, et je reconnais peu à peu,
au rétrécissement du domaine rural, aux chats, à la chienne
vieillie, à l’émerveillement, à une sérénité dont je sens de loin le
souffle – miséricordieuse humidité, promesse de pluie répara-
trice suspendue sur ma vie encore orageuse – je reconnais le
chemin du retour. Maint stade est accompli, dépassé. Un châ-
teau éphémère, fondu dans l’éloignement, rend sa place à la
maisonnette. Des domaines étalés sur la France se sont peu à
peu rétractés, sous un souhait que je n’osais autrefois formuler.
Hardiesse singulière, vitalité d’un passé qui inspire jusqu’aux
génies subalternes du présent : les serviteurs redeviennent
humbles et compétents. La femme de chambre bêche avec
amour, la cuisinière savonne au lavoir. Ici-bas, quand je ne
croyais plus la suivre que de l’autre côté de la vie, ici-bas existe
donc une sente potagère où je pourrais remonter mes propres
empreintes ? À la margelle du puits un fantôme maternel, en
robe de satinette bleue démodée, emplit-il les arrosoirs ? Cette
fraîcheur de poudre d’eau, ce doux leurre, cet esprit de province,
cette innocence enfin, n’est-ce pas l’appel charmant de la fin de
la vie ? Que tout est devenu simple… Tout, et jusqu’au second
couvert que parfois je dispose, sur la table ombragée, en face du
mien.
Un second couvert… Cela tient peu de place, maintenant :
une assiette verte, un gros verre ancien, un peu trouble. Si je fais
signe qu’on l’enlève à jamais, aucun souffle pernicieux, accouru
soudain de l’horizon, ne lèvera mes cheveux droits et ne fera
tourner – cela s’est vu – ma vie dans un autre sens. Ce couvert
ôté de ma table, je mangerai pourtant avec appétit. Il n’y a plus
– 7 – de mystère, plus de serpent lové sous la serviette que pince et
marque, pour la distinguer de la mienne, la lyre de cuivre qui
maintenait, au-dessus d’un vieil ophicléide du siècle dernier, les
pages désertes d’une partition où l’on ne lisait que des « temps
forts », semés à intervalles égaux comme des larmes… Ce cou-
vert est celui de l’ami qui vient et s’en va, ce n’est plus celui d’un
maître du logis qui foule, aux heures nocturnes, le sonore plan-
cher d’une chambre, là-haut… Les jours où l’assiette, le verre, la
lyre manquent en face de moi, je suis simplement seule, et non
délaissée. Rassurés, mes amis me font confiance.
Il m’en reste bien peu, deux, trois amis, de ceux qui pensè-
rent autrefois me voir périr à mon premier naufrage ; car de
bonne foi je le croyais aussi, et je le leur annonçais. Ceux-là, un
à un, la mort pourvoit à leur repos. J’ai des amis plus jeunes,
surtout plus jeunes que moi. D’instinct, j’aime acquérir et en-
granger ce qui promet de durer au delà de mon terme. À ceux-
ci, je n’ai pas causé de si grands tourments, tout au plus des en-
nuis : « Allons, bon, Il va encore nous l’abîmer… Jusqu’à quand
va-t-Il tenir tant de place ? » Ils conjecturèrent le dénoûment,
ses drames, ses courbes de fièvre : « Typhoïde grave, ou bénigne
éruption ? Le