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Histoire des syncrétismes de la fin de l’Antiquité
M. Michel TARDIEU, professeur
Cours : Les livres de paraboles : nouveaux matériaux pour l’étude du « roman
de Barlaam » (recension d’Ibn Ba ¯ bu ¯ ya)
La multiplication des paraboles dans l’enseignement des sages est un des traits
littéraires de la fin de l’Antiquité. Ce sont souvent de petites histoires dont
l’auditeur pressent la leçon, parce que les comparaisons, tirées de la vie quoti-
dienne et sociale, ou empruntées aux réalités de la nature, y sont simples. La
parabole de l’enfant au bol d’orge, laquelle interrompt le discours d’Apollonios
de Tyane à Éphèse (Philostrate, IV 3), est sans surprise, de même que la centaine
ede paraboles qui mécanisent l’exégèse de la Loi dans Tanna d-be Eliyyahu (IX s.¯
selon E. Urbach). Lorsqu’elles ne sont plus des accidents de l’expression mais
des allégories didactiques ou des faux-fuyants, et qu’il y a quelque imagination
dans le récit, chaque élément devient une énigme et requiert une explication pour
être compris. Tel est le cas de la parabole du palais fugitif chez R. Ammi
(Talmud de Babylone, Sanhédrin, 91a) ou celle de la branche de dattier dans la
Lettre apocryphe de Jacques (Nag Hammadi Codices, I, 7,23-28). Relèvent de
ecette catégorie les paraboles, contemporaines (milieu II s.), du Pasteur d’Hermas
(Sim. I-V) et de R. Meir (ces dernières commodément rassemblées par Wilhelm
Bacher, Die Agada der Tannaiten, II, Strasbourg 1890, pp. 57-60). Celles, bien
connues, des évangiles sont à la fois simples et didactiques. Une troisième catégo-
rie, que l’on peut qualifier de « paraboles à tiroirs », ajoute diverses comparaisons
à l’histoire initiale, sortes de dans la parabole, qui donnent à l’ensemble
l’allure d’un conte, ou d’une rêverie parlée. Ainsi l’histoire du planteur de carou-
biers, que rapporte le Talmud de Babylone (Ta‘anit, 23a). Le sage, qui ici est
Ho¯ni dit le Traceur de cercle (ha-Me‘aggel) parce qu’il était faiseur de pluie (il
er˘aurait vécu à Babylone à l’époque de Siméon b. Setah, au début du I s. avant
notre ère), voit un homme occupé à planter un caroubier et apprend qu’il faut
soixante-dix ans pour que l’arbre porte du fruit. Le sage s’assoit, mange et
s’endort près de son ânesse et du plant de caroubier. Lorsqu’il se réveille, il
comprend qu’il a dormi pendant soixante-dix ans puisqu’il constate qu’un homme548 MICHEL TARDIEU
cueille des caroubes à l’arbre même qu’il a vu planter et que, d’autre part, sa
propre ânesse lui a enfanté des troupeaux d’ânes. Lorsqu’il se rend à l’Académie
et y déclare son identité, les rabbis, qui sont en train de discuter sur le déclin
de la science depuis la disparition du fameux Traceur de cercle, le prennent pour
un fou. Déconcerté par le décalage entre son rêve (regarder le monde sous un
caroubier) et la réalité (la médiocrité du débat académique), le sage rend son
âme à Dieu...
Les paraboles qui composent le « roman de Barlaam » sont construites selon
ces trois modèles. Mais la difficulté de l’œuvre ne tient pas à son genre littéraire
qui n’a intéressé personne, mais à l’histoire controverséedesagen èse et à la
divergence de ses recensions manuscrites sur une aire de très grande diffusion.
Il existe, en effet, des versions du « roman » dans la quasi-totalité des langues
régionales de l’Europe médiévale, versions qui remontent, directement ou par des
chaînons non identifiés ou manquants, à la recension latine (celle-ci réalisée, pour
la première fois semble-t-il, en 1048-49 au monastère des Amalfitains de l’Athos
à partir de la rédaction grecque). On en trouve aussi dans plusieurs langues orien-
tales : géorgien, éthiopien, hébreu, arabe, persan, etc., ainsi que, sous forme de
fragments, en ouïgour et en persan archaïque. Paul Pelliot (Notes on Marco Polo,
eII, 1963, p. 752) en signale même une version japonaise de la fin du XVI s.,
efaite par les Jésuites portugais, et des versions chinoises du début du XVII qui
dépendraient d’une des recensions italiennes. L’histoire racontée est celle de la
conversion du fils unique — appelé Yuda¯saf [Buda¯saf] en arabe, qui est la forme¯ ¯– –
´conservéeeng éorgien (Iodasaf), ’Iωασαϕ en grec, Iosaphat/Josaphat en latin et
dans les langues européennes – d’un roi idolâtre du pays de l’Inde à la « religion
des ascètes », sous l’influence d’un sage — appelé Balawhar/Balahvar en arabe
et en géorgien, Bαρλαα ´ µ/Barlaam en grec et en latin —, qui l’instruit à l’aide
de paraboles et de discours sapientiaux relatifs aux grandes questions de l’exis-
tence (la fuite du temps, la souffrance, le vieillissement, la mort, le meilleur choix
de vie). Une fois converti, le fils du roi convertit à son tour son père mourant,
puis lui succède sur le trône, au moins le temps de convertir tous les sujets du
royaume et de voir la naissance d’un successeur. Cela réalisé, il se retire pour
embrasser totalement la vie ascétique au désert.
Telle est l’esquisse du récit édifiant que transmettent les recensions arabes
(imâmite et ismaélienne, d’où dérivent les témoins persan et hébreu) et auquel
se rattachent les fragments manichéens de l’œuvre retrouvés dans l’oasis de
`Tourfan. A la différence de cette version que l’on peut qualifier de neutre (indé-
termination de l’ascétisme qui y est prôné, absence de références à telle ou telle
religion établie), le « roman » occidental, attesté par le latin, le grec, le géorgien,
l’éthiopien, ainsi que par les langues romanes, celtiques et slaves, se présente
d’un bout à l’autre comme une œuvre chrétienne : la « religion des ascètes » y
est devenue le monachisme chrétien, le processus de conversion aboutit au bap-
tême et à la confession de foi trinitaire, les instructions préparatoires contiennent
quelques-unes des paraboles de la version neutre mais surtout un nombre impor-HISTOIRE DES SYNCRÉTISMES DE LA FIN DE L’ANTIQUITÉ 549
tant de citations bibliques et d’exégèses patristiques — ainsi, la totalité du cha-
pitre 27 (discours de Nachor à Barlaam) de la rédaction grecque reproduit
l’Apologie d’Aristide d’Athènes, dédiée à l’empereur Hadrien (découverte de
J. Armitage Robinson, Cambridge, 1891) —. Cet exotisme recouvert d’un enduit
echrétien assura au « roman » le succès que l’on sait en Occident. Au XIII s.,
l’abrégé du récit entrait dans le Speculum Historiale de Vincent de Beauvais et
edans la Légende dorée de Jacques de Voragine. Au XVI s., honneur suprême
enfin, les deux héros de la fiction étaient inscrits au Martyrologe romain, à la
date du 2 avril pour saint Barlaam et à celle du 29 octobre pour saint Josaphat,
mais fêtés aussi ensemble à la date du 3 août( apud Indos Persis finitimos,
passio sanctorum monachorum et aliorum fidelium, quos Abenner rex [le père
de Barlaam], persequens Ecclesiam dei, diversis afflictos suppliciis caedi jussit)
et à celle du 27 novembre (apud Indos Persis finitimos, [commemoratio] sancto-
rum Barlaam et Josaphat, quorum actus mirandos sanctus Joannes Dasmascenus
conscripsit). Pour achever ce pataquès hagiographique, et vu qu’il n’y a pas de
vrais saints sans bonnes reliques, un morceau de l’épine dorsale de Barlaam,
conservéàVenise, fut offert en 1571 par le doge au roi du Portugal puis transféré
en 1633 au monastère de Saint-Sauveur à Anvers (aujourd’hui dans la châsse
dite des Trente-six saints de l’église Saint-André d’Anvers)