OUVERTURE La première image dont il m’a parlé, c’est celle de trois enfants sur une route, en Islande, en 1965. II me disait que c’était pour lui l’image du bonheur, et aussi qu’il avait essayé plusieurs fois de l’associer à d’autres images - mais ça n’avait jamais marché. II m’écrivait : «... il faudra que je la mette un jour toute seule au début d’un film, avec une longue amorce noire. Si on n’a pas vu le bonheur dans l’image, au moins on verra le noir.»
ACTE 1 Il m’écrivait «Je reviens d’Hokkaido, l’île du nord. Les Japonais riches et pressés prennent l’avion, les autres prennent le ferry. L’attente, l’immobilité, le sommeil morcelé, tout ça curieusement me renvoie à une guerre passée ou future : trains de nuit, fins d’alerte, abris atomiques... De petits fragments de guerre enchâssés dans la vie courante.» II aimait la fragilité de ces instants suspendus, ces souvenirs qui n’avaient servi à rien qu’à laisser, justement, des souvenirs. II écrivait «Après quelques tours du monde, seule la banalité m’intéresse encore. Je l’ai traquée pendant ce voyage avec l’acharnement d’un chasseur de primes. À l’aube, nous serons à Tokyo.» II m’écrivait d’Afrique. II opposait le temps africain au temps européen, mais aussi au temps asiatique. II disait qu’au XIX° siècle l’humanité avait réglé ses comptes avec l’espace, et que l’enjeu du XX° était la cohabitation des temps. «À propos, saviez-vous qu’il y a des émeus en Ile-de-France ?» Il m’écrivait qu’aux îles Bijagos, ce sont les jeunes filles qui choisissent leur fiancé. [chap. 2] II m’écrivait que dans la banlieue de Tokyo, il y a un temple consacré aux chats. «Je voudrais savoir vous dire la simplicité, l’absence d’affectation de ce couple qui était venu déposer au cimetière des chats une latte de bois couverte de caractères. Ainsi leur chatte Tora serait protégée. Non, elle n’était pas morte, seulement enfuie, mais au jour de sa mort personne ne saurait comment prier pour elle, comment intercéder pour que la Mort l’appelle par son vrai nom. II fallait donc qu’ils viennent là tous les deux, sous la pluie, accomplir le rite qui allait réparer, à l’endroit de l’accroc, le tissu du temps.» Il m’écrivait: «J’aurai passé ma vie à m’interroger sur la fonction du souvenir, qui n’est pas le contraire de l’oubli, plutôt son envers. On ne se souvient pas, on récrit la mémoire comme on récrit l’histoire. Comment se souvenir de la soif ?»