Article
« Les lieux de l’aventure dans le roman français du Moyen Âge flamboyant »
Michel Stanesco
Études françaises, vol. 32, n° 1, 1996, p. 21-34.
Pour citer la version numérique de cet article, utiliser l'adresse suivante :
http://id.erudit.org/iderudit/036008ar
Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir.
Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique
d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/documentation/eruditPolitiqueUtilisation.pdf
Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à
Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents
scientifiques depuis 1998.
Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : erudit@umontreal.ca
Document téléchargé le 11 January 2011 08:25Les lieux de
l'aventure dans le
roman français du
Moyen Age
flamboyant
MICHEL STANESCO
Dans son dernier livre, si médiévalement intitulé La me-
sure du monde, Paul Zumthor notait une différence importante
entre le roman moderne et le roman du Moyen Âge quant
aux déterminations catégorielles d'espace et de temps: «Les
expériences modernes nous pousseraient aujourd'hui à défi-
nir le genre romanesque par référence à son rapport au
temps. Dans le roman médiéval prime le rapport à l'espace.
Confiné dans un nombre restreint de schemes narratifs, mais
disséminé parmi la multitude de ses personnages, le discours
romanesque, aux XIIIe, XIVe et XVe siècles, capture le temps
dans cet espace, utilise le premier afin de conférer au second
un surplus de sens1. »
La primauté de l'espace pour la conscience romanesque
du Moyen Age est due à la figuration de l'action comme
aventure : ce qui ad-vient— c'est-à-dire l'irruption de l'incon-
nu, de l'inouï, de Y estrange— a comme corollaire le départ, la
quête, les épreuves qualifiantes, la passion de l'exploit héroï-
1. Paul Zumthor, La Mesure du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 385-386.22 Études françaises, 32, 1
que et de la vérification de soi. Tout cela implique le chemine-
ment d'un lieu à un autre, moins dans le sens d'un parcours
objectif d'une distance entre les choses que du franchisse-
ment par le héros de ses propres limites. C'est par des opposi-
tions de nature spatiale que se traduit la tension entre les
niveaux d'être : ici contre là-bas, haut contre bas, droit contre
gauche, etc. Indifférent à des repères positifs, le chevalier
errant de la Table Ronde se meut dans un espace chargé de
connotations symboliques, morales, religieuses.
En fait, il existe au Moyen Âge autant de lieux littéraires
que de variétés de discours. Si nous nous en tenons à la classi-
fication des discours narratifs faite par Jean Bodel dans la
Chanson des Saxons, vers 1200, on s'aperçoit que la topogra-
phie littéraire a une forte valeur générique. Les références à
la géographie de la France sont garantes de la vérité de la
chanson de geste. La «matière de Rome» est concentrée au-
tour des lieux les plus prestigieux de l'Antiquité : Rome,
Thèbes, Troie; cependant, la fidélité au modèle est parfois
limitée par l'adjonction d'épisodes dont la localisation ren-
voie à un passé beaucoup plus récent : ainsi du siège de la
forteresse de Monflor — toponyme aussi sonore que vide de
signifiant, comme celui de Blanchelande, par exemple —, qui
rappelle au public du Roman de Thèbes des expériences de la
croisade. Quant à la «matière de Bretagne», «agréable, mais
vaine», selon Jean Bodel, elle situe l'errance de ses person-
nages dans une Bretagne fictive, partagée en deux entités
distinctes, mais sans frontière précise : d'un côté, le royaume
de Logres, dont le centre est la cour du roi Arthur, de l'autre,
des pays habités par des chevaliers cruels, des jeunes filles
«desconseillées», des nains méchants, des demoiselles ex-
pertes en magie, des créatures monstrueuses. L'opposition est
très nette entre l'univers ordonné, harmonieux et courtois du
roi Arthur et les «mauvaises coutumes» d'ailleurs2. Les noms
géographiques contribuent ainsi à une répartition des genres,
« la géographie crée une attente3».
Qu'elle soit «française», antique ou bretonne, la topo-
graphie littéraire est indissociable d'une philosophie de l'his-
toire. Si la chanson de geste ne manifeste apparemment
aucune préoccupation pour le contexte géopolitique du
XIIe siècle, ce n'est quer mieux accorder à l'Occident le
2. Rosalie Vermette, « Terrae incantatae: the Symbolic Geography of
Twelfth-Century Arthurian Romance», dans Geography and Literature, éd.
William E. Mallory et Paul Simpson-Housley, Syracuse University Press, 1987,
p. 145-160.
3. Marie-Luce Chênerie, Le Chevalier errant dans les romans arthu-
riens en vers des XIIe et XIIIe siècles, Genève, Droz, 1986, p. 209.Les lieux de l'aventure dans le roman français du Moyen Âge flamboyant 23
rôle principal dans la défense de la chrétienté : la structure
dramatique du monde n'a de place que pour deux camps
antagonistes, les chevaliers de Charlemagne et les sarrasins.
La cour de Constantinople n'est, au mieux, qu'une étape au
retour d'un pèlerinage à Jérusalem, le lieu des «gabs», non
des exploits guerriers et des morts héroïques. De leur côté, les
«romans antiques» créent une continuité historique, de
Thèbes à Troie, de Troie au Latium, bientôt relayée par l'his-
toriographie des Plantagenêts, car les descendants d'Énée
sont les fondateurs des peuples d'Occident. Cette translatio
imperii est rendue explicite pour la première fois en une lan-
gue vulgaire par un romancier : de Grèce, puis de Rome, le
pouvoir (la chevalerie) et le savoir (la clergie) sont venus en
France4.
Les lieux de l'action ne se proposent donc pas tant d'in-
troduire une distinction entre réel et imaginaire que de
constituer des réseaux de signes chargés de valeur évocatrice.
Pour le Moyen Age, la géographie n'est pas une discipline
indépendante, mais un chapitre de la géométrie ou de l'astro-
nomie. Traditionnellement, la figure allégorique de la géomé-
trie porte dans une main un compas, dans l'autre une sphère,
symbole du globe terrestre. Le savoir géographique est un
ensemble constitué de traditions diverses, antiques, bibliques,
patristiques, qui n'avait connu aucune modification majeure
depuis sa formation, à la fin de l'Antiquité tardive. Il remplit
les espaces inconnus — l'Orient, l'Afrique, la mer Océane —
d'une infinie variété de peuples fabuleux, de monstres et de
merveilles. Le XIIe siècle se passionne, à travers le Roman
d'Alexandre, pour l'expédition du roi de Macédoine dans les
contrées fantastiques de l'Orient. Par contre, pour les cheva-
liers de la Table Ronde, nul besoin de se rendre aux confins
de la Terre : indéfiniment, ils parcourent la forêt épaisse qui
entoure le château de leur seigneur ou la demeure familiale.
Il leur suffit d'un pas, d'une rivière, du miroir trompeur d'un
lac magique pour pénétrer dans l'Autre Monde.
Cependant, dans la mesure où le roman promène de
préférence son héros dans un espace parsemé de châteaux, de
vais, de royaumes fictifs, mais géographiquement restreints, il
est intéressant de voir ce que devient la narration romanesque
à l'époque des «grands voyages5» qui ont préparé le passage
4. Chrétien de Troyes, Cligès, éd. par Charles Mêla et Olivier Collet,
Paris, Le Livre de Poche, 1994, v. 30-44.
5. Sur le roman aux XIVe-XVe siècles, voir Michel Zink, « Le roman »,
dans Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters, VIII/1, La Littéra-
ture française aux XIVe et XVe siècles, sous la direction de Daniel Poirion,
Heidelberg, Carl Winter, 1988, p. 197-218.24 Études françaises, 32, 1
du monde médiéval à la modernité. L'histoire de ce change-
ment commence par une double contradiction. C'est à partir
du milieu du XIIIe siècle que des missionnaires se lancent en
vagues successives sur les routes de l'Asie centrale, de l'Ex-
trême-Orient même : Jean du Plan Carpin (1245), Guillaume
de Rubrouck (1253), Jean de Montecorvino (1289), Odoric
de Pordenone (1314), Jourdain de Séverac (1320) et bien
d'autres! L'aventure orientale de Marco Polo, fils d'un mar-
chand vénitien, s'étend sur presque un quart de siècle (1271-
1295). Après la fermeture des routes d'Orient, en 1368,
l'intérêt des Européens se porte vers l'Ouest, à la recherche
des Iles Fortunées ou d'une nouvelle route vers les Indes. Un
riche corpus de relations de voyages alimente la curiosité du
public. Il serait pourtant erroné de croire que ces voyageurs
téméraires ont une appréhension directe et objective de la
réalité. Souvent, ils ne fournissent que la démonstration de la
vérité des anciens livres sur les mirabilia du monde. La distinc-
tion moderne réel-irréel a peu de sens pour eux : les mer-
veilles suscitent l'étonnement, mais très rarement le doute
quant à leur existence. Marco Polo modèle ses découvertes
d'après des textes légendaires comme le Roman d'Alexandre et
la Lettre du Prêtre Jean6; en outre, sa voix n'arrive au public qu'à
travers l'écriture de Rustichello de Pise, auteur de romans
arthuriens. Le voyage même de Colomb est en grande partie
une entreprise eschatologique7.
D'un autre côté, alors que l'Occident prend de plus en
plus contact avec des civilisations étrangères, Vhomo viator
qu'est le chevalier errant ne semble guère concerné par cette
entreprise, du moins dans le roman français. Ni les expédi-
tions vers l'Orient ni l'expansion géographique de l'Europe
vers le sud et vers l'ouest ne modifient le cadre de son action.
Contrairement à ce qu'on a pu croire, la Terre n'a pas changé
brusquement d'aspect. Des notations comme Babylone, la
Perse et l'Inde continuent d'évoquer des lieux exotiques bien
éloignés, non pas des endroits réels. Le processus de désen-
chantement de la Terre, comme celui de la sécularisation du
cosmos, f