DEAD MAN Analyse de la séquence 1 : Prégénérique Le Bonus de Permanent Vacation » offre des pistes de thèmes récurrents dans lœuvre de Jim Jarmusch. Il se termine dailleurs par lultime plan du premier court métrage du réalisateur : Aloysius quitte New York à bord dun bateau qui rallie lEurope, dans le sillage du navire, la cité laisse place à létendue maritime, à lécume qui occupe limage et recouvre peu à peu lerrance citadine et le désœuvrement du personnage. En route vers un ailleurs, une marge sans cesse élargie, le héros Jarmuschien se laisse mener au gré de la vague. Tel nous retrouvons 25 ans plus tard en clôture de Dead Man le personnage de Blake ballotté dans la barque du dernier voyage. Aboutissement dune quête géographique, mais surtout spirituelle. Dans son interview, Jarmusch évoque le road movie à pieds » pour définir Permanent Vacation », cest le boat movie » qui permet ici à ses personnages de franchir létape décisive. Immobile déplacement, mouvement chaloupé de linertie qui ouvre sur lespace inaccessible, celui vers lequel Aloysius et Blake se dirigent, ce hors champ de la conscience éveillée. Or, lanalyse du prégénérique, programmatique du film dans son ensemble, montre combien Jarmusch construit la progression de son personnage selon différentes perspectives. Avant de proposer lanalyse de la séquence du prégénérique, il paraît judicieux de présenter aux élèves quelques repères qui rendent compte de lenjeu du train, du chemin de fer » lors de la Conquête de lOuest dans le Western. (cf. les extraits de Johnny Guitar », Il était une fois dans lOuest » et Le train sifflera trois fois » présentés en formation). Lorsque le parallèle aura été fait avec louverture de Mystery Train », film de 1989 dans lequel Jarmusch envoie un jeunes couple Japonais à Menphis sur les traces du King, il sera facile de montrer que les codes traditionnels du genre cinématographique du Western rejoignent sur la question de la locomotion les préoccupations du réalisateur. Restera à relever comment lartiste intègre des codes pour mieux les dépasser. Dead Man souvre donc sur le voyage en train de William/Bill Blake rejoignant lentreprise Dickinson à Machines. Si la perspective dun emploi de comptable sestompe fort rapidement, cest pour engendrer un autre parcours, lerrance de la fuite à travers les terres de lOuest. Mais cest surtout à une quête spirituelle que nous convie le réalisateur. Le découpage de la séquence met en évidence plusieurs caractéristiques : - Sixfondus au noir ponctuent les 8 minutes de prégénérique -Les ouvertures se font systématiquement sur des plans de la locomotive, ses roues, ses essieux,en pleine rotation. -La musique extradiégétique accompagne régulièrement ces plans sur la mécanique en action et la bande son alterne les bruits de la locomotive, du train et les quelques mots échangés en fin de séquence entre le conducteur (Fireman) et le personnage principal. -les champs-contrechamps rythment par ailleurs les alternances de plans Blake/passagers, Blake/paysages. Alternent donc, phases de profonde inertie, que soulignent les clignements dyeux de Blake -qui sassoupit régulièrement au cours du long trajet- et, plans sur le mouvement incessant de la locomotive, renforcés par la musique qui bat alors son plein. Personnage inerte, véhiculé avec vigueur à lautre bout du continent. Il semble que cette alternance rythme lensemble du film et structure le cheminement du comptable jusquà sa fonction de poète progressivement
assumée. Lanalyse de la séquence se construit autour de ces éléments aisément repérables par les élèves qui ont à disposition le découpage des 84 plans. Trois axes détude peuvent alors conduire lanalyse : I)Les codes du Western revisités par Jarmusch II)De la perspective cinématographique à la vision poétique III)Une ouverture programmatique. I)Le cheminement vers lOuest, les codes du Western 1)Le train, la locomotive, le chemin de fer. Les films muets qui rendent compte de La Conquête de lOuest ont souvent mis en relief limportance du train. Objet cinématographique, spectaculaire, voire très esthétique, il permet les courses poursuites, la compétition avec des hordes dindiens à cheval ou de bandits animés des plus viles intentions. Dans les années vingt, Fatty, le bien nommé vu son enbonpoint, comparse de Buster Keaton, se livre à une course effrénée avec ses poursuivants sur les toits des compartiments. Out West » est une comédie qui utilise parfois les grosses ficelles du genre, mais les silhouettes en ombres chinoises qui sélancent avec souplesse et dextérité sur le train sont dune réelle beauté, Fatty semble voler scène dartifice ; le cinéma transforme la réalité, transmue le goguenard gourmand en gazelle véloce. Dès lorigine donc, les réalisateurs savent exploiter la photogénie de ce moyen de transport emblématique de lexpansion sur les terres sauvages de lOuest. Fertile outil de la civilisation à lassaut des territoires vierges, transport efficace de matériel, dhommes, de troupes, artère qui irrigue jusquaux confins du continent, le chemin de fer, comme dans Dead Man, est le moyen de transport idéal pour le blanc en quêtedopportunité, de richesses, ou, plus modestement, comme Blake, dun travail. Deux des extraits présentés lors de la formation font de lenjeu économique du chemin de fer lintrigue même du film.Vienna, dans Johnny Guitar », a obtenu des informations qui lui ont permis dacheter un site sur le trajet du futur chemin de fer, tout comme le propriétaire exécuté de Il était une fois dans lOuest ». Dans les deux cas, la convoitise pour ces terrains et surtout léventuelle gare qui les occuperait, entraîne violence et destruction. Ainsi posé, le train est un outil de colonisation, un enjeu économique, un espace investi dès l'origine par la caméra. Voyons comment Jarmusch choisit doccuper ce lieu. Notons tout dabord que la mécanique du train est montrée avec insistance dans Dead Man. Les plans sur les bûches, le foyer, complètent la représentation de cet imposant moyen de locomotion. Le compartiment occupe la majeure partie de la première séquence et la locomotive vrombissante filmée en contre-plongée à la sortie du tunnel est impressionnante. Les lames des persiennes laissent entrevoir, avec une parcimonie judicieuse, quelques vues des étendues parcourues. Le train est bien rendu dans sa matérialité. Par ailleurs, la citation qui soffre aux yeux du spectateur à louverture du film met en exergue le terme travel ». Et le voyage évoqué prend la forme très concrète du déplacement en train. Le premier plan, relayé par cinq autres, propose comme lécho redondant de ce
mot traduit du poète Henri Michaux. Quest-ce que le voyage sinon le mouvement dun point à un autre. La forte plongée, accentuée dun gros plan en 51 ou en 212 sur la rotation des roues semble représenter ce mouvement continu, régulier et décisif qui mène le personnage vers son but, son point darrivée encore ignoré du spectateur. Inconnu, certes, mais certain. Les rails sont posés et guident, a priori, sans défaillance, le voyageur vers sa destination. La vigueur des rotations, le crissement tonitruant de la machine et lamplification de la musique renforcent limpression de vitesse. Effets de décalage lorsque la caméra met en scène le personnage de Blake, de face, assis, muet, en gros plan. Son action se limite à dinfimes rotations de la tête, souvent des yeux. On pourrait parler de déplacements oculaires, ou peut-êtredocularisation. Voyage du corps emporté, comme malgré lui,vers Machines. Mais surtout, voyage du regard, qui, sil ne semble pas réagir vraiment à ce quil voit, soriente avec application sur les détails qui permettent au spectateur de construire une hypothèse de lecture. Le regard du naïf » Blake, caméra distillant goutte à goutte lunivers du western, semble rassembler dans cet espace clos, un véritable catalogue de clichés cinématographiques. Mais, sous la houlette de Jarmusch, les chausse-trappes révèlent dautres espaces, moins convenus, plutôt inquiétants. 2)Les passagers Le plan 6 présente 7 passagers , dont 3 femmes. Le plan 12, 7 passagers, dont 2 femmes. Le plan 27 présente 7 passagers, dont 1 femme. Au fur et à mesure, les toilettes sont moins élégantes, les visages moins amènes. Après le passage du tunnel, la gente féminine laisse définitivement la place dans le compartiment à des hommes caractéristiques du grand Ouest, une virilité tout en stéréotype sur laquelle reviendra Jarmusch dans la scène des 3 trappeurs ! Six passagers, au plan 45, un par banquette, plus personne nest accompagné, plus personne ne partage une place. Chacun son territoire et les regards sont aussi farouches et rustres que lhabillement. Toques de fourrure, peau de bêtes, il sagit de survivre au froid. Il faut la place pour poser son fusil, le compagnon obligatoire pour tous ces hommes, ces trappeurs, ces chasseurs. Face à Blake, au plan 45, un premier plan montre une banquette lacérée. La lame a profondément entamé le cuir Décidément, le héros paraît de plus en plus décalé par rapport aux autres passagers. Quant à la lecture, il nen nest plus question. Le monde civilisé où lon lit le journal, au plan 6, un livre, au plan 12, ou un magazine sur les abeilles, comme Blake (plans 16 à 17) évacue les lieux pour aboutir à une lettre dembauche que le conducteur de train analphabète ne peut déchiffrer. Nous sommes loin de la citation du poète Henri Michaux rapportée par un réalisateur Américain Le choix du noir et blanc nous replonge aux origines du cinéma, Mister Blake/Black Au visage -très- pâle, semble être à lui seul un concentré noir et blanc de certains personnages du burlesque américain. Un costume caractéristique, un chapeau, une démarche singulière, un côté pince-sans-rire à la Keaton, une page blanche » comme Lévoque le réalisateur.