Arthur Conan Doyle
LA CEINTURE
EMPOISONNÉE
Les exploits du professeur Challenger
(1913)
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
CHAPITRE PREMIER Des lignes qui se brouillent................3
CHAPITRE II La marée de la mort.......................................26
CHAPITRE III En plongée ....................................................47
CHAPITRE IV Journal d’une agonie ....................................68
CHAPITRE V Le monde est mort..........................................84
CHAPITRE VI Le grand réveil............................................103
À propos de cette édition électronique..................................116
CHAPITRE PREMIER
Des lignes qui se brouillent
Mon devoir est clair : je n’ai pas un instant à perdre ! Ces
événements prodigieux sont encore frais dans ma mémoire : il
faut donc que je les relate dans tous leurs détails, avec une exac-
titude que le temps pourrait effacer si je tardais. Mais, au mo-
ment d’écrire, comment ne saluerais-je pas le miracle grâce au-
quel c’est notre petite équipe du Monde perdu (le Pr Challenger,
le Pr Summerlee, lord John Roxton et moi-même) qui a vécu
cette nouvelle expérience passionnante ?
Lorsque, il y a quelques années, j’ai rendu compte dans la
Daily Gazette de notre voyage sensationnel en Amérique du
Sud, je ne pensais guère qu’il m’arriverait d’avoir à raconter un
jour une aventure personnelle encore plus étrange. Or, celle-ci
est unique dans les annales de l’humanité : sur les tablettes de
l’Histoire, elle se détachera irrésistiblement ; un pic majestueux
écrase toujours les modestes contreforts qui l’entourent.
Pour vivre cet épisode extraordinaire, nous nous sommes
trouvés réunis tous les quatre le plus normalement du monde.
Toutefois, il y a eu un enchaînement de circonstances tout à fait
involontaire que je vais conter aussi brièvement et aussi préci-
sément que possible… sans oublier que la curiosité publique,
qui a été et qui demeure insatiable, exige que je fournisse au
lecteur un maximum de détails sur un sujet pareil.
Ce vendredi 27 août – date à jamais mémorable dans
l’histoire de notre monde – je me suis rendu à mon journal et
– 3 – j’ai demandé un congé de trois jours à M. McArdle, qui est tou-
jours notre rédacteur en chef. Le bon vieil Écossais a hoché la
tête, il s’est gratté la frange raréfiée de ses cheveux rougeâtres,
après quoi il s’est décidé à traduire enfin sa répugnance par
quelques paroles.
– Je pensais justement, monsieur Malone, que nous pour-
rions ces jours-ci vous occuper avec profit… Je me disais qu’il y
avait là une histoire particulière… bref, une histoire que vous
seul seriez capable de débrouiller et de mener à bien.
– J’en suis désolé ! lui ai-je répondu en essayant de cacher
ma déception. Naturellement, puisque vous avez besoin de moi,
la question ne se pose plus. Mais j’avais un rendez-vous impor-
tant et intime… Si vous pouviez vous passer de moi…
– C’est que je ne vois pas le moyen de me passer de vous !
La pilule était amère ; je n’avais qu’à l’avaler sans trop de
grimaces. Après tout, c’était ma faute : depuis quand un journa-
liste a-t-il le droit d’avoir des projets personnels ? J’ai affiché un
air guilleret pour déclarer :
– N’en parlons plus ! Que désirez-vous de moi ?
– Simplement une interview de ce diable d’homme qui ha-
bite à Rotherfield…
– Du Pr Challenger ? me suis-je écrié.
– Hé ! oui, pardi ! Il a « coursé » le jeune Alec Simpson, du
Courrier, pendant quinze cents mètres, il l’a fait dévaler la
grande route en le tenant par le col de sa veste d’une main et par
le fond de la culotte de l’autre… Vous avez lu ce fait divers, n’est-
ce pas, dans les rapports de la police ? Ici, vos camarades préfé-
reraient aller interviewer un alligator en liberté ! Mais vous,
– 4 – vous pourriez tenter votre chance : vous êtes de vieux amis. Et je
me disais…
J’étais tout à fait soulagé :
– Alors, tout va bien ! Il se trouve que c’était pour rendre
visite au Pr Challenger que je vous demandais un congé. Pour
l’anniversaire de notre aventure d’il y a trois ans sur le plateau,
il a invité notre équipe, chez lui à Rotherfield et nous y célébre-
rons l’événement tous les quatre.
– Formidable ! a rugi McArdle en se frottant les mains et
en dardant sur moi un regard qui étincelait derrière ses lunet-
tes. Formidable ! Dans ce cas, vous serez à même d’approfondir
son opinion. De tout autre je dirais qu’il s’agit de rêveries lunai-
res, mais ce type a vu juste une fois ; on ne sait jamais ; il peut
avoir misé dans le mille une autre fois.
– Approfondir quoi ? sur quoi ?
– Vous n’avez pas lu, dans le Times d’aujourd’hui, sa lettre
sur les « possibilités scientifiques » ?
– Non.
McArdle a alors plongé vers le plancher où il a ramassé le
journal en question.
– Lisez à haute voix, m’a-t-il ordonné en désignant une co-
lonne. Je serais content de l’entendre, car je ne suis pas tout à
fait sûr d’avoir bien compris, à la première lecture, ce que le
bonhomme a dans la tête.
La lettre que j’ai lue aussitôt à mon rédacteur en chef de la
Gazette était ainsi rédigée :
– 5 – POSSIBILITÉS SCIENTIFIQUES
Monsieur,
J’ai lu avec un amusement qui n’était pas complètement
dépourvu d’un sentiment moins flatteur, la lettre suffisante et
pour tout dire imbécile de James Wilson MacPhail, récemment
publiée dans vos colonnes, sur le brouillage des lignes de
Frauenhofer dans les spectres des planètes et des étoiles fixes.
Selon lui, l’affaire est sans signification. Pour une intelligence
plus développée que la sienne, l’affaire peut revêtir au
contraire une très grande importance : si grande qu’elle met-
trait en jeu, par exemple, la vie de tous les hommes, femmes et
enfants sur cette planète. Le langage scientifique m’apparaît
impropre à communiquer mes vues à un public dont
l’intelligence est suffisamment indigente pour tirer sa pâture
d’articles de journaux. Je m’efforcerai donc de me placer à sa
portée réduite et d’user, pour m’expliquer, d’un raisonnement
par analogie qui ne dépassera pas les capacités intellectuelles
de vos lecteurs…
« Mon cher, c’est un as ! une merveille vivante ! s’est ex-
clamé McArdle. Il a fait se hérisser les plumes d’une colombe au
biberon, il a provoqué une émeute à une réunion de quakers :
rien d’étonnant à ce que Londres lui soit devenu intenable !
C’est dommage, monsieur Malone, car c’est un grand cerveau !
Bon : tâtons un peu de son analogie.
Nous supposerons qu’un petit paquet de bouchons reliés
les uns aux autres a été lancé dans un courant paresseux pour
lui faire traverser l’Atlantique. Lentement, jour après jour, les
bouchons seront entraînés parmi des conditions invariantes. Si
les bouchons étaient doués de sensibilité, nous pourrions ima-
giner qu’ils considéreraient ces conditions comme permanentes
et sûres. Mais nous, avec notre science supérieure, nous savons
que des tas de choses peuvent survenir qui surprendraient fort
– 6 – les bouchons. Ainsi, ils pourraient heurter un bateau ou une
baleine endormie, à moins qu’ils n’échouent dans des herbes.
En tout état de cause, leur voyage se terminerait sans doute
par un accostage brutal sur les rochers du Labrador. Mais
comment s’en douteraient-ils pendant qu’ils flottent très tran-
quillement sur ce qu’ils croient être un océan illimité et homo-
gène ?
Vos lecteurs saisiront peut-être que l’Atlantique, dans cette
parabole, a pris la place du puissant océan de l’éther où nous
flottons, et que ce paquet de bouchons représente le minuscule
et obscur système planétaire auquel nous appartenons. Soleil
de troisième catégorie qui remorque une racaille de satellites
insignifiants, nous sommes entraînés dans les mêmes condi-
tions quotidiennes vers je ne sais quelle fin : mettons une misé-
rable catastrophe qui nous engloutira aux derniers confins de
l’espace, où nous serons projetés dans un Niagara de l’éther ou
brisés sur quelque impensable Labrador. Je ne vois là rien qui
laisse une place à l’optimisme superficiel et ignare de votre
correspondant, M. James Wilson MacPhail. Au contraire, j’y
discerne quantité de raisons au nom desquelles nous devrions
surveiller avec une vigilance aussi attentive qu’intéressée toute
indication de changement dans l’ambiance cosmique dont peut
dépendre notre destinée suprême…
« Mon cher, il aurait fait un grand ministre ! a coupé
McArdle, admiratif. Il a les résonances d’un orgue… Bon. Main-
tenant, voyons un peu ce qui le tarabuste.
Le brouillage général et le déplacement des lignes de
Frauenhofer du spectre indiquent, selon moi, une modification
cosmique considérable, dont le caractère est à la fois subtil et
singulier. La lumière d’une planète est la lumière réfléchie du
soleil. La lumière d’une étoile est une lumière autonome, à ori-
gine personnelle. Or dans cet exemple tous les spectres, aussi
bien ceux des étoiles que ceux des planètes, accusent la même
– 7 – modification. Serait-elle la conséquence d’une modification
intervenue dans ces planètes et ces étoiles ? Une telle hypothèse
me semble insoutenable : quelle modification commune pour-
rait intervenir simultanément aussi bien dans les planètes que
dans les étoiles ? S’agit-il alors d’une modification de notre
propre atmosphère ? C’est possible, mais au plus haut point
improbable, puisque nous n’en avons décelé aucun symptôme
autour de nous, et que les analyses chimiques ne l’ont pas éta-
blie. Quelle serait dans ces conditions la troisième éventualité ?
Une modification du milieu conducteur ? de cet infini d’éther
fin qui s’étend d’une étoile à l’autre et se répand dans tout
l’univers. Au sein de cet océan d’éther, nous flottons sur un cou-
rant paresseux : est-il interdit de croire que ce courant nous
emporte vers des zones d’éther neuf à propriétés inimagina-
bles ? Une modification s’est produite quelque part. Elle peu