Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski
SOUVENIRS DE LA
MAISON DES MORTS
Traduction par M. Neyroud
(1863)
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
AVERTISSEMENT................................................................... 3
PREMIÈRE PARTIE ...............................................................14
I – LA MAISON DES MORTS. ...................................................19
II – PREMIÈRES IMPRESSIONS............................................. 35
III – PREMIÈRES IMPRESSIONS (Suite). .............................. 58
IV – PREMIÈRES IMPRESSIONS (Suite)................................ 74
V – LE PREMIER MOIS. ........................................................... 92
VI – LE PREMIER MOIS (Suite). ........................................... 106
VII – NOUVELLES CONNAISSANCES. — PÉTROF. .............124
VIII – LES HOMMES DÉTERMINÉS. — LOUKA. .................138
IX – ISAÏ FOMITCH. — LE BAIN. — LE RÉCIT DE
BAKLOUCHINE........................................................................146
X – LA FÊTE DE NOËL............................................................166
XI – LA REPRÉSENTATION. ..................................................186
DEUXIÈME PARTIE206
I – L’HÔPITAL.........................................................................206
II – L’HÔPITAL. (Suite). .........................................................220
III – L’HÔPITAL (Suite). 235
IV – LE MARI D’AKOULKA. (récit.)....................................... 254
V – LA SAISON D’ÉTÉ. ........................................................... 267
VI – LES ANIMAUX DE LA MAISON DE FORCE................. 286
VII – LE « GRIEF ». ................................................................300
VIII – MES CAMARADES. .......................................................321
IX – L’ÉVASION. ..................................................................... 336
X – LA DÉLIVRANCE. ............................................................ 352
À propos de cette édition électronique .................................357
AVERTISSEMENT
On vient enfin de traduire les Souvenirs de la maison des
morts, par le romancier russe Dostoïevsky. De courtes indications
seront peut-être utiles pour préciser l’origine et la signification de
ce livre.
Le public français connaît déjà Dostoïevsky par un de ses ro-
mans les plus caractéristiques, le Crime et le châtiment. Ceux qui
ont lu cette œuvre ont du prendre leur parti d’aimer ou de haïr le
singulier écrivain. On va nous donner des traductions de ses au-
tres romans. Elles continueront de plaire à quelques curieux, aux
esprits qui courent le monde en quête d’horizons nouveaux. Elles
achèveront de scandaliser la raison commune, celle qu’on se pro-
cure dans les maisons de confections philosophiques ; car ce
temps est merveilleux pour tailler aux intelligences comme aux
corps des vêtements uniformes, décents, à la portée de tous, un
peu étriqués peut-être, mais qui évitent les tracas de la recherche
et de l’invention. Ceux qui n’ont pas eu le courage d’aborder le
monstre sont néanmoins renseignés sur sa façon de souffrir et de
faire souffrir. On a beaucoup parlé de Dostoïevsky, depuis un an ;
un critique a expliqué en deux mots la supériorité du romancier
russe. — « Il possède deux facultés qui sont rarement réunies
chez nos écrivains : la faculté d’évoquer et celle d’analyser. »
Oui, avec cela tout le principal est dit. Prenez chez nous Vic-
tor Hugo et Sainte-Beuve comme les représentants extrêmes de
ces deux qualités littéraires ; derrière l’un ou l’autre, vous pourrez
ranger, en deux familles intellectuelles, presque tous les maîtres
qui ont travaillé sur l’homme. Les premiers le projettent dans
l’action, ils ont toute puissance pour rendre sensible le drame ex-
térieur, mais ils ne savent pas nous faire voir les mobiles secrets
qui ont décidé le choix de l’âme dans ce drame. Les seconds étu-
dient ces mobiles avec une pénétration infinie, ils sont incapables
de reconstruire pour le mouvement tragique l’organisme délicat
– 3 – qu’ils ont démonté. Il y aurait une exception à faire pour Balzac ;
quant à Flaubert, il faudrait entrer dans des distinctions et des
réserves sacrilèges ; gardons-les pour le jour où l’on mettra le
dieu de Rouen au Panthéon. Toujours est-il que, dans le pays de
Tourguénef, de Tolstoï et de Dostoïevsky, les deux qualités
contradictoires se trouvent souvent réunies ; cette alliance se
paye, il est vrai, au prix de défauts que nous supportons malaisé-
ment : la lenteur et l’obscurité.
Mais ce n’est point des romans que je veux parler au-
jourd’hui. Les Souvenirs de la maison des morts n’empruntent
rien à la fiction, sauf quelques précautions de mise en scène, né-
cessitées par des causes étrangères à l’art. Ce livre est un frag-
ment d’autobiographie, mêlé d’observations sur un monde spé-
cial, de descriptions et de récits très simples ; c’est le journal du
bagne, un album de croquis rassemblés dans les casemates de
Sibérie. Avant de vous récrier sur l’éloge d’un galérien, écoutez
comment Dostoïevsky fut précipité dans cette infâme condition.
Il avait vingt-sept ans en 1848, il commençait à écrire avec
quelque succès. Sa vie, pauvre et solitaire, allait par de mauvais
chemins ; misère, maladie, tout lui donnait sur le monde des vues
noires ; ses nerfs d’épileptique lui étaient déjà de cruels ennemis.
Avec cela, un malheureux cœur plein de pitié, d’où est sorti le
meilleur de son talent ; cette sensibilité contenue, vite aigrie, qui
se change en folles colères devant les aspects d’injustice de l’ordre
social. Il regardait autour de lui, cherchant l’idéal, le progrès, les
moyens de se dévouer ; il voyait la triste Russie, bien froide, bien
immobile, bien dure, tout ulcérée de maux anciens. Sur cette Rus-
sie, les idées généreuses du moment passaient et ramassaient à
coup sûr de telles âmes. Le jeune écrivain fut entraîné, avec beau-
coup d’autres de sa génération littéraire, dans les conciliabules
présidés par Pétrachevsky. Cette sédition intellectuelle n’alla pas
bien loin ; des récriminations, des menaces vagues, de beaux pro-
jets d’utopie. Il y a impropriété de mot à appeler cette efferves-
cence d’idées, comme on le fait habituellement, la conspiration de
Pétrachevsky ; de conspiration, il n’y en eut pas, au sens terrible
que ce terme a reçu depuis lors en Russie. En tout cas, Dostoïevs-
– 4 – ky y prit la moindre part ; toute sa faute ne fut qu’un rêve défen-
du ; l’instruction ne put relever contre lui aucune charge effective.
Chez nous, il eut été au centre gauche ; en Russie, il alla au bagne.
Englobé dans l’arrêt commun qui frappa ses complices, il fut
jeté à la citadelle, condamné à mort, gracié sur l’échafaud,
conduit en Sibérie ; il y purgea quatre ans de fers dans la « sec-
tion réservée », celle des criminels d’État. Le romancier y laissa
des illusions, mais rien de son honneur ; vingt ans après, en des
temps meilleurs, les condamnés et leurs juges parlaient de ces
souvenirs avec une égale tristesse, la main dans la main ; l’ancien
forçat a fait une carrière glorieuse, remplie de beaux livres, et
terminée récemment par un deuil quasi officiel. Il était nécessaire
de préciser ces points, pour qu’on ne fit pas confusion d’époques ;
il n’y eut rien de commun entre le proscrit de 1848 et les redouta-
bles ennemis contre lesquels le gouvernement russe sévit au-
jourd’hui de la même façon, mais à plus juste titre.
Un des compagnons d’infortune de l’exilé, Yastrjemsky, a
consigné dans ses Mémoires le récit d’une rencontre avec Dos-
toïevsky, au début de leur pénible voyage. Le hasard les réunit
une nuit dans la prison d’étapes de Tobolsk, où ils trouvèrent aus-
si un de leurs complices les plus connus, Dourof. Ce récit peint
sur le vif l’influence bienfaisante du romancier.
« On nous conduisit dans une salle étroite, froide et sombre.
Il y avait là des lits de planches avec des sacs bourrés de foin.
L’obscurité était complète. Derrière la porte, sur le seuil, on en-
tendait le pas lourd de la sentinelle, qui marchait en long et en
large par un froid de 40 degrés.
« Dourof s’étendit sur le lit de camp, je me pelotonnai sur le
plancher à côté de Dostoïevsky. À travers la mince cloison, un
tapage infernal arrivait jusqu’à nous : un bruit de tasses et de ver-
res, les cris de gens qui jouaient aux cartes, des injures, des blas-
phèmes. Dourof avait les doigts des pieds et des mains gelés ; ses
jambes étaient blessées par les fers. Dostoïevsky souffrait d’une
– 5 – plaie qui lui était venue au visage dans la casemate de la citadelle,
à Pétersbourg. Pour moi, j’avais le nez gelé. — Dans cette triste
situation, je me rappelai ma vie passée, ma jeunesse écoulée au
milieu de mes chers camarades de l’Université ; je pensai à ce
qu’aurait dit ma sœur, si elle m’eût aperçu dans cet état. Convain-
cu qu’il n’y avait plus rien à espérer pour moi, je résolus de mettre
fin à mes jours… Si je m’appesantis sur cette heure douloureuse,
c’est uniquement parce qu’elle me donna l’occasion de connaître
de plus près la personnalité de Dostoïevsky. Sa conversation ami-
cale et secourable me sauva du désespoir ; elle réveilla en moi
l’énergie.
« Contre toute espérance, nous parvînmes à nous procurer
une chandelle, des allumettes et du thé chaud qui nous parut plus
délicieux que le nectar. La plus grande partie de la nuit s’écoula
dans un entretien fraternel. La voix douce et sympathique de
Dostoïevsky, sa sensibilité, sa délicatesse de sentiment, ses sail-
lies enjouées, tout cela produisit sur moi une impression
d’apaisement. Je renonçai à ma résolution désespérée. Au matin,
Dostoïevsky, Dourof et moi, nous nous séparâmes dans cette pri-
son de Tobolsk, nous nous embrassâmes les larmes aux yeux, et
nous ne nous revîmes plus.
« Dostoïevsky appartenait à la catégorie de ces êtres dont Mi-
chelet a dit que