Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski
LE DOUBLE
(1846)
Traduction de Georges Arout
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
CHAPITRE I..............................................................................3
CHAPITRE II .......................................................................... 12
CHAPITRE III.........................................................................28
CHAPITRE IV ........................................................................ 40
CHAPITRE V...........................................................................57
CHAPITRE VI67
CHAPITRE VII85
CHAPITRE VIII ......................................................................97
CHAPITRE IX........................................................................116
CHAPITRE X142
CHAPITRE XI....................................................................... 170
CHAPITRE XII .....................................................................185
CHAPITRE XIII ................................................................... 203
À propos de cette édition électronique.................................223
CHAPITRE I
Il n’était pas loin de huit heures du matin, lorsque le
conseiller titulaire Iakov Petrovitch Goliadkine se réveilla, après
un long sommeil : il bâilla, s’étira, enfin il ouvrit complètement
les yeux. Il demeura néanmoins deux bonnes minutes allongé
sur son lit immobile, comme un homme qui ne se rend pas très
bien compte s’il est véritablement éveillé ou s’il somnole encore
et si tout ce qu’il perçoit autour de lui fait partit du monde réel
ou n’est que le prolongement des visions désordonnées de son
rêve.
Peu à peu cependant, les sens de M. Goliadkine reprirent
possession avec plus de précision et d’acuité, du champ de ses
impressions habituelles. Il sentit fixés sur lui, les regards fami-
liers des murs de sa chambre, poussiéreux, enfumés, d’un vert
sale, ceux de sa commode d’acajou, ceux aussi de ses chaises,
imitation d’acajou, de sa table peinte en rouge, de son divan turc
recouvert de moleskine, d’une couleur tirant sur le rouge et orné
de fleurettes d’un vert clair, ceux enfin de ses vêtements retirés
précipitamment la veille et roulés, en boule sur le divan. En der-
nier lieu, à travers la fenêtre ternie de sa chambre il sentit peser
sur lui le regard morose d’un petit jour d’automne, trouble et
délavé ; il y avait tant de hargne dans ce regard, tant d’aigreur
dans la grimace qui l’accompagnait qu’aucun doute ne put sub-
sister dans l’esprit de M. Goliadkine ; non, il ne se trouvait pas
dans quelque royaume enchanté, mais bel et bien dans la capi-
tale, la ville de Saint-Pétersbourg, dans la rue « aux Six Bouti-
ques », dans son propre appartement au troisième étage d’une
assez spacieuse maison de rapport. Après avoir fait cette impor-
tante découverte, M. Goliadkine referma fébrilement ses yeux,
comme s’il eût regretté les visions de son dernier rêve et désiré
– 3 – les retrouver ne fût-ce qu’un instant. Cependant, quelques mo-
ments après, il sautait d’un seul bond hors de son lit, ayant vrai-
semblablement retrouvé l’idée centrale autour de laquelle tour-
noyaient jusqu’alors incohérents et désordonnés, les phantas-
mes de son esprit. Il se précipita aussitôt vers un petit miroir
rond qui se trouvait sur la commode. Le visage reflété dans le
miroir était passablement fripé ; les yeux mi-clos étaient bouffis
par le sommeil. C’était un de ces visages sans caractère qui, au
premier abord, n’attire jamais l’attention ; et pourtant son pro-
priétaire parut tout à fait content de son inspection.
« Drôle d’histoire, prononça M. Goliadkine à mi-voix. Ce
serait en effet une drôle d’histoire si quelque chose avait cloché
ce matin, s’il m’était arrivé quelque gros ennui, par exemple un
bouton sur le nez ou quelque chose du même genre. Ne nous
plaignons pas. Ça ne se présente pas trop mal ; oui tout marche
même fort bien, jusqu’à présent. »
Fort réjoui de la bonne marche de ses affaires,
M. Goliadkine remit le miroir à sa place habituelle, puis, quoi-
que pieds nus et toujours en costume de nuit, il se précipita vers
la fenêtre de son appartement qui donnait sur la cour, et se mit
à regarder avec beaucoup d’intérêt ce qui s’y passait.
Cette inspection parut lui donner pleine satisfaction car
son visage s’éclaira d’un sourire béat. Ensuite il s’approcha de la
table sur la pointe des pieds. Après avoir, au préalable, jeté un
coup d’œil derrière le paravent, dans l’alcôve de son valet de
chambre Petrouchka et s’être assuré que ce dernier n’y était
point, il ouvrit un tiroir, glissa sa main dans le fond et retira,
sous un amas de papiers jaunis et crasseux, un portefeuille vert
passablement usé, l’ouvrit avec précaution et sollicitude et jeta
un regard furtif dans la poche secrète. Il faut croire que la liasse
de billets verts, gris, bleus, rouges, multicolores offrit à M. Go-
liadkine une vision réconfortante, à en juger par la mine qu’il
– 4 – arborait en déposant sur la table le portefeuille déplié ; il se frot-
ta les mains gaillardement en signe de grande allégresse.
Il la sortit enfin, cette liasse de billets de banque, objet de
tant de secrets espoirs et se mit à les compter, pour la centième
fois, sans doute, depuis la veille, tâtant avec application chacun
des billets entre le pouce et l’index.
« Sept cent cinquante roubles en billets de banque », mur-
mura-t-il à la fin du compte, « sept cent cinquante roubles…une
fort belle somme, ma foi… une somme agréable », continua-t-il
d’une voix chevrotante, brisée par l’émotion du plaisir serrant la
liasse dans ses mains et souriant d’un air important, « oui une
somme très agréable. Une somme qui ferait plaisir à tout un
chacun. J’aimerais bien voir l’homme pour qui, en cet instant,
cette somme ne serait qu’une bagatelle ? Une somme pareille
peut mener loin un homme… »
« Mais, au fait, que se passe-t-il ? se demanda M. Goliad-
kine : Où diable est passé Petrouchka ? » Toujours dans la
même tenue, il alla jeter un regard derrière le paravent. Mais,
toujours pas de Petrouchka. Par contre, délaissé et bouillant de
colère, le samovar, posé à même le plancher, menaçait à tout
instant de déborder et dans son langage secret, grasseyant et
susurrant, semblait vouloir dire à M. Goliadkine quelque chose
dans le genre de : « Voyons, mon brave Monsieur, prenez-moi ;
voyez, je suis prêt, je suis absolument prêt. » « Que le diable
l’emporte, se dit M. Goliadkine, ce fainéant, ce butor serait ca-
pable de faire sortir un homme de ses gonds. Où est-il encore
parti en vadrouille ? »
En proie à une indignation parfaitement justifiée, il entra
dans l’antichambre, simple petit couloir terminé par une porte
donnant sur le palier, entrebâilla cette porte et aperçut alors son
valet entouré par des gens de maison et des badauds. Petrouch-
ka était en train de raconter une histoire : les autres écoutaient.
– 5 – Il faut croire que le sujet et le fait même de cette conversation
n’eurent point le don de plaire à M. Goliadkine, car il héla aussi-
tôt Petrouchka et revint dans sa chambre fort mécontent, disons
plus, furieux. « Ce gredin, pour moins d’un kopek, est capable
de vendre un homme, son maître surtout… pensa-t-il : et c’est
déjà fait ! je suis sûr que c’est fait, qu’il m’a vendu ; je suis prêt à
parier qu’il m’a vendu pour moins d’un kopek. »
– Alors, qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il au valet.
– On a apporté la livrée, Monsieur.
– Mets-la et viens ici.
Petrouchka revêtit sa livrée et entra dans la chambre de
son maître avec un sourire stupide. Son accoutrement était bi-
zarre au plus haut point. Il portait la livrée habituelle des valets,
mais fortement usagée : elle était de couleur verte, avec des ga-
lons dorés, en grande partie effilochés et paraissait avoir été
taillée pour un homme d’une taille supérieure d’un bon demi-
mètre à celle de Petrouchka.
Il tenait à la main un chapeau, également garni de galons
dorés et orné de plumes vertes ; le long de sa cuisse pendait une
épée, dans un fourreau de cuir. Enfin, pour compléter le ta-
bleau, Petrouchka, suivant une habitude invétérée, – celle de se
promener en tenue d’intérieur, plus que négligée, – était pieds
nus.
M. Goliadkine inspecta son valet sous toutes les coutures et
parut satisfait de cet examen. La livrée de toute évidence, avait
été louée pour quelque événement solennel. D’autre part, du-
rant cette inspection, Petrouchka avait suivi avec beaucoup
d’attention chaque mouvement de son maître, témoignant une
extrême curiosité et une étrange impatience, ce qui avait, à n’en
point douter, fortement embarrassé M. Goliadkine.
– 6 –
– Eh bien, et la calèche ?
– La calèche est arrivée, également.
– Pour la journée ?
– Oui, pour la journée. Vingt-cinq roubles.
– Mes chaussures sont-elles là, aussi ?
– Elles sont là.
– Crétin. Ne peux-tu pas parler correctement, dire elles
sont là, M’sieur. Apporte-les…
Goliadkine parut fort enchanté de ses nouvelles chaussu-
res. Il se fit ensuite apporter du thé et ordonna à Petrouchka de
lui préparer de quoi se laver et se raser. Il mit beaucoup de
temps et de soin à se raser et autant à se laver, avala son thé en
toute hâte, pour se consacrer enfin à la tâche la plus impor-
tante : l’habillement de sa personne. Il enfila ses pantalons
presque neufs, puis revêtit une chemise à boutons dorés, un gi-
let orné de jolies fleurs aux couleurs voyantes, noua au cou une
cravate de soie bigarrée et enfin endossa sa redingote, égale-
ment neuve et soigneusement brossée.
Tout en s’habillant, il ne cessait de jeter des regards pleins
de tendresse vers ses chaussures ; à chaque instant il soulevait
tantôt l’une tantôt l’autre pour en admirer la façon, tout en
marmottant sans arrêt entre ses dents et soulignant, de temps à
autre, ce colloque intérieur d’une grimace pleine de content