EUROPEAN JOURNAL OF LEGAL STUDIES : ISSUE 1 La Guerre contre le Terrorisme et la Constitution du Royaume-Uni Mark Elliott ∗ I. Introduction Le caractère non-écrit 1 et lextrême flexibilité de la constitution britannique sont des truismes, voire des clichés. Néanmoins, ce phénomène ne sest jamais révélé avec autant de clarté que durant ces dix dernières années. Il nest pas exagéré daffirmer que ladite constitution a subi, durant cette période, des changements dramatiques; 2 notamment, la dévolution du pouvoir législatif et administratif, 3 et la réforme des institutions judiciaires et quasi-judiciaires. 4 Plus fondamentalement, le Human Rights Act (HRA), adopté en 1998, 5 incorpore dans le droit national diverses parties de la Convention européenne des droits de lhomme. Il pose le décor dans lequel ce papier considère les dimensions juridiques de la guerre contre le terrorisme lancée par le gouvernement britannique - et plus particulièrement, la pratique (maintenant abandonnée) de la détention à durée indéterminée, et sans jugement, de personnes étrangères suspectées de terrorisme. Ce contexte est utile pour comprendre les implications du HRA et la place des droits humains dans la constitution britannique.
∗ Senior Lecturer en droit et directeur adjoint du Centre de droit public de lUniversité de Cambridge. Cet article se base sur et reproduit par endroits des parties darticles, publiés par Oxford University Press, dans l International Journal of Constitutional Law : M.C. ELLIOTT , “Detention without Trial and the War on Terror”,International Journal of Constitutional Law , 2006, No 4, pp. 553-566; M.C. ELLIOTT , “The UK Parliament: Bicameralism, Sovereignty and the Unwritten Constitution”, International Journal of Constitutional Law , 2007, No 5, pp. 1-10. Je remercie Simon Atrill, David Feldman, Brigid Hadfied, Ian Loveland, Amanda Perreau-Saussine et Iain Steele pour leurs commentaires relatifs à ces articles. Je suis aussi redevable à Rory Brown, Angus Johnston et James Nickel pour leurs conseils et avis relatifs à cet article. Je demeure, cependant, responsable pour les opinions exprimées et pour toute erreur. Traduction en français dAxelle Reiter-Korkmaz, doctorante à lInstitut Universitaire Européen. 1 La constitution britannique est “non écrite” dans le sens où il nexiste pas de texte constitutionnel bénéficiant dun statut juridique particulier. Le type de règles qui, dans la plupart des pays, feraient partie de la constitution, se trouvent au contraire dans une série dautres sources, comme des lois, des décisions de justice et des pratiques constitutionnelles établies. 2 Voir, e.g. , V. BOGDANOR , “Our New Constitution”, Law Quarterly Review , 2004, pp. 242-262. 3 Scotland Act 1998 ; Northern Ireland Act 1998 ; Government of Wales Acts 1998-2006 . 4 Constitutional Reform Act 2005 . 5 Dorénavant HRA.
EUROPEAN JOURNAL OF LEGAL STUDIES : ISSUE 1 II. Droits humains et souveraineté parlementaire Les analyses traditionalistes de la constitution britannique soulignent le rôle central quy joue la souveraineté parlementaire. Selon Dicey, le juriste victorien dont les travaux ont dominé ce domaine quasiment tout au long du siècle dernier, et dont linfluence perdure jusquà ce jour, la notion de souveraineté parlementaire suppose que le parlement ait “le droit de faire et défaire toute loi, quelle quelle soit”, de telle sorte que “la loi anglaise ne reconnaît à aucune personne ou institution un droit de regard ou de veto sur la législation provenant du parlement”. 6 Dans cette perspective, la seule limite des pouvoirs législatifs du parlement est politique et non légale; il ny a aucune possibilité de contrôle judiciaire de la législation. Par conséquent, aucune norme nest légalement immunisée contre une action parlementaire; rien nest sacré, légalement. Bien sûr, le Royaume-Uni nest pas un état despotique dans lequel les libertés fondamentales dexpression, dassociation, de religion, et dassemblée sont inexistantes. Cependant, selon la vision constitutionnelle traditionnelle, cela résulte seulement du choix fait par le législateur de ne pas abroger ces libertés - même si ce choix est, sans aucun doute, influencé par une combinaison de considérations pratiques et normatives; respectivement, dimpératifs politiques et de respect pour les droits humains. 7 Dans une certaine mesure, la notion de souveraineté parlementaire et labsence de garantie légale ou constitutionnelle des droits indérogeables dérivent du caractère non écrit de la constitution britannique. En effet, la souveraineté parlementaire comble le vide créé par labsence de texte constitutionnel conférant et limitant les pouvoirs du parlement en matière législative. Bien entendu, lun ne dérive pas nécessairement de lautre. Après tout, rien nempêche les juges de décider que les limites du pouvoir législatif sont contenues dans cette constitution non écrite, 8 dune manière semblable aux limites implicites découvertes par les juges dautres pays dans le cadre de constitutions écrites. 9 Cependant, la limitation du pouvoir législatif par référence à des normes constitutionnelles na pas encore été amorcée au Royaume-Uni - sans doute, en partie, parce que les juges sont extrêmement conscients du 6 A.V. DICEY , An Introduction to the Study of the Law of the Constitution , 10th ed., London, Macmillan, 1959, p. 10. 7 Voir, e.g. , A.V. DICEY , Law of the Constitution , supra note 6, p. 271; Court of Appeal for England and Wales , Wheelerc. Leicester City Council , 13 Déc. 1984, 1985 AC 1054, p. 1065, per Browne-Wilkinson LJ. 8 Voir,e.g. , J. LAWS , “Law and Democracy”, Public Law , 1995, pp. 72-93; H. WOOLF , “Droit Public -English Style”, Public Law , 1995, pp. 57-71. 9 Voir, e.g. , la décision de la High Court of Australia , Australian Capital Television Pty Ltd c. Commonwealth , 1992, 177 CLR 106 ; selon laquelle la constitution australienne contient un droit implicite à la liberté de communication politique qui limite le pouvoir législatif.
EUROPEAN JOURNAL OF LEGAL STUDIES : ISSUE 1 risque de mise en cause de la légitimité dune telle démarche en labsence de tout texte constitutionnel. 10 Alors même que la présence dun tel texte ne rend pas nécessairement lexistence et létendue dun contrôle judiciaire de la législation incontestable, 11 elle lui fournit une sorte d imprimatur . Le HRA ne fournit pas une telle base. On trouvera ailleurs des analyses détaillées de ce document. 12 Ici, il suffit de souligner quelques-unes de ses dispositions opérationnelles clefs, lesquelles sont toutes fondées sur le besoin de réconcilier droits humains et principe de souveraineté parlementaire. Le White Paper produit par le gouvernement est très clair à ce sujet et précise que “les tribunaux nont pas le pouvoir de casser un acte de législation primaire […] au motif de son incompatibilité avec la Convention; cette conclusion découle de 13 limportance que le gouvernement attache à la souveraineté parlementaire”. La pièce maîtresse du HRA est la section 3 (1), qui déclare qu “autant que possible, la législation primaire et subordonnée doit être interprétée et appliquée dune manière qui est compatible avec les droits protégés par la Convention”. Lorsque cela est impossible, la section 4 permet à certains tribunaux démettre une déclaration dincompatibilité. Cependant, cela “naffecte pas la validité, lopérationnalité ou lapplication de ladite disposition”, 14 de telle sorte quun tribunal doit continuer dappliquer la loi aux parties dans laffaire, malgré son incompatibilité avec les normes internationales. La seule conséquence légale dune déclaration en application de la section 4 est quelle rend possiblele recours à une procédure accélérée, prévue à la section 10, damendement des lois incompatibles. Toutefois, la décision damender lesdits textes reste, en fin de compte, une question politique: une déclaration dincompatibilité ne génère aucune obligation légale de modifier la loi en question. De plus, le HRA nest pas entrenched : 15 le parlement a la compétence légale de lamender et de lannuler. Cela souligne le caractère relativement faible du régime de protection des droits humains. Lexistence et létendue de ces droits demeurent finalement à la merci du pouvoir 10 Ce nest pas pour dire que ce type dobjections est nécessairement insurmontable. Pour une discussion de cette question, voir, J. LAWS , Law and Democracy , supra note 8; “The Constitution: Morals and Rights”, Public Law , 1996, pp. 622-635. 11 Comme le démontre lexpérience des USA, à la suite de la décision de la Cour Suprême USA , Marbury c . Madison , 24 Fév. 1803, 5 US 137. 12 Voir, e.g. , S. GROSZ, J. BEATSON and P. DUFFY , Human rights: The 1998 Act and the European Convention , London, Sweet & Maxwell, 2000. 13 Cm 3782 , Rights Brought Home: The Human Rights Bill , London, 1997, p. 10. 14 HRA , Section 4(6)(a). 15 Selon la théorie constitutionnelle traditionnelle, il est impossible pour une loi dêtre entrenched . Cf Administrative Court , Thoburnc. Sunderland City Council , 18 Fév. 2002, EWHC 195, 2003 QB 151.
EUROPEAN JOURNAL OF LEGAL STUDIES : ISSUE 1 politique; les juges nont pas le pouvoir constitutionnel dignorer ou dannuler les actes parlementaires irréconciliables avec la CEDH. 16 Pourtant, une telle analyse de la place et du statut des droits humains dans la constitution britannique contemporaine est trop pessimiste. Les tribunaux ont, au moins dans certains cas, adopté une vue assez large des pouvoirs dinterprétation inclus dans la section 3. 17 Lexigence dune déclaration dincompatibilité a ainsi été éludée par le recours à une interprétation créative de la législation nationale, en conformité avec les droits humains. 18 La désirabilité et la légitimité de cette approche nen demeurent pas moins controversées et ont donné naissance à une littérature assez dense. 19 Cependant, ce papier concerne plus particulièrement le statut des droits humains dans la constitution britannique daujourdhui. Les mesures anti-terroristes, un contexte dans lequel la protection des droits fondamentaux est soumise à des tensions particulières, serviront dexemple pour démontrer la quasi-impossibilité pratique de ce genre de dérives, et ce, même en présence du pouvoir théorique du parlement doutrepasser les lois fondamentales. Dans ce sens, la pratique a récemment démontré que le statut et la sécurité des droits humains demeurent prévalents au Royaume-Uni, malgré une divergence de perspective par rapport aux systèmes constitutionnels dans lesquels les libertés civiles sont entrenched . Ces questions sont analysées dans la suite de larticle en référence a trois types dévénements: dabord, la réponse du parlement britannique aux attaques du 11 septembre 16 Les juges britanniques sont, toutefois, capables de refuser dappliquer des normes primaires incompatibles avec le droit des Communautés européennes (voir House of Lords , Regina c. Secretary of State for Transport, ex parte Factortame Ltd (No 2) , [1991] 1 AC 603). Cela signifie que lorsque une loi nationale est prise en application ou en dérogation du droit communautaire, elle peut être ignorée dans la mesure de son incompatibilité avec les normes européennes protégeant les droits fondamentaux (Voir, e.g. , C.J.E. , EllinikiRadiophonia Tileorassi AE et Panellinia Omospondia Syllogon Prossopikou c. Dimotiki Etairia Pliroforissis, Sotirios Kouvelas, Nicolaos Avdellas et al. , C-260/89, 1991, Recueil , 1991, I, pp. 2925-sv.). Les droits fondamentaux reconnus dans lordre juridique européen dérivent dune multitude de sources, en ce compris la CEDH: voir C.J.E. , Hauer c. Land Rheinland-Pfalz , C-44/79, 1979, Recueil , 1979, I, pp. 3727-sv., § 15. 17 Voir, e.g. , House of Lords , Ghaidan c. Godin-Mendoza , 21 Juin 2004, UKHL 30, 2 AC 557. 18 Seulement 14 déclarations dincompatibilité (en excluant celles qui ont été overturned en appel) ont été prononcées à ce jour en vertu du HRA. Voir Declarations of incompatibility made under section 4 of the Human Rights Act 1998 , Londres, Department for Constitutional Affairs, 2006, http://www.dca.gov.uk/peoples-rights/human-rights/pdf/decl-incompat-tabl.pdf 19 Voir, e.g. , A. KAVANAGH , “The Role of Parliamentary Intention in Adjudication under the Human Rights Act 1998”, Oxford Journal of Legal Studies , 2006, pp. 179-206; “Statutory Interpretation and Human Rights after Anderson : A More Contextual Approach”, Public Law , 2004, pp. 537-545; D. NICOL , “Statutory Interpretation and Human Rights after Anderson ”, Public Law , 2004, pp. 274-282; G. MARSHALL , “The Lynchpin of Parliamentary Intention: Lost, Stolen, or Startled?”, Public Law , 2003, pp. 236-248; T. ALLAN , “Parliaments Will and the Justice of the Common Law: The Human Rights Act in Constitutional Perspective”, Current Legal Problems , 2006, pp. 27-50.
EUROPEAN JOURNAL OF LEGAL STUDIES : ISSUE 1 contre les Etats-Unis; ensuite, le contrôle judiciaire de cette législation en vertu du HRA; et, enfin, la réponse du parlement au constat dincompatibilité effectué par les juges. III. D é tention sans jugement: La loi de 2001 Les attaques terroristes du 11 Septembre 2001 ont provoqué une réponse législative rapide de la part du parlement britannique. L Anti-terrorism, Crime and Security Act 2001 20 couvre des matières aussi diverses que la propriété terroriste, la sécurité du nucléaire et de laviation, et les pouvoirs de la police. En particulier, la quatrième partie de cette loi établit un régime de détention extra-judiciaire illimitée des personnes suspectées de terrorisme. En vertu de la section 21(1) de lACSA, un membre de lexécutif, le Home Secretary , a le pouvoir de certifier pour toute personne quil suspecte de terrorisme sil a des raisons de penser que sa présence sur le territoire britannique représente un risque pour la sécurité nationale. En application dune combinaison des sections 22 et 23, les individus victimes dune telle attestation et qui ne peuvent faire lobjet dune expulsion -par exemple, en raison dun risque de torture dans le pays de destination, en violation de larticle 3 de la CEDH-21 peuvent alternativement être emprisonnés, et ce, en vertu de certains pouvoirs dimmigration applicables aux seuls étrangers. Bien quil soit théoriquement possible pour ces détenus de quitter volontairement le Royaume-Uni, doù la métaphore de prison à trois murs, cette possibilité relève en fait largement de lillusion; la détention continue étant généralement préférée à la torture. Les appels contre cette certification sont portés devant la Commission spéciale dappels relatifs à limmigration, 22 un organe judiciaire établi légalement 23 et compétent pour traiter dinformations considérées trop sensibles 24 pour être révélées à lappelant ou à ses conseils légaux 25 (et qui sont par conséquent inadmissibles lors de procédures criminelles). La SIAC peut annuler une attestation en labsence de tout motif raisonnable justifiant les craintes du secrétaire détat, lappartenance de lindividu à un groupe terroriste 20 Dorénavant ACSA. 21 C.E.D.H. , C hahal c. UK , 15 Nov. 1996, 23 EHRR 413. 22 Dorénavant SIAC. 23 Special Immigration Appeals Commission Act 1997 . 24 E.g. , parce que leur divulgation pourrait mettre au jour des sources, ce qui les placerait en danger, ainsi que les opérations dintelligence futures. 25 A la place, des avocats spéciaux pourraient défendre les appellants par rapport à ces preuves inaccessibles.
EUROPEAN JOURNAL OF LEGAL STUDIES : ISSUE 1 international ou un risque quelconque pour la sécurité nationale. Au lieu danalyser lexercice de ces pouvoirs de détention dans des cas particuliers, cet article se penche sur leurs implications générales au regard des droits humains. La norme centrale de référence est, à cet égard, larticle 5 de la CEDH, qui déclare que “toute personne a droit à la liberté et à la sûreté” et que “nul ne peut être privé de sa liberté” hormis dans certaines circonstances particulières. Il est clair quaucune de ces exceptions ne couvre la situation des personnes détenues en vertu de la loi de 2001. Ainsi, un régime de détention extra-judiciaire est la preuve dune volonté, de la part du législateur, dignorer le respect des droits humains face à la perception dun danger pour la sécurité nationale; une conclusion qui ébranle laffirmation du statut privilégié des droits humains au Royaume-Uni. Mais ces événements peuvent aussi être interprétés de manière différente et plus adéquate; et ce, pour deux raisons. Dabord, le régime introduit par la loi de 2001 se base sur le caractère inaliénable de larticle 3 de la CEDH. 26 Son but ultime est la protection du droit absolu de tout individu à ne pas faire lobjet de tortures ou de traitements inhumains ou dégradants, qui est inscrit à larticle 3 -dans le sens où ces individus ne peuvent être déportés vers des pays où ils risquent de tels traitements; 27 tout en adressant les difficultés inhérentes à la poursuite de suspects dactes de terrorisme, et en gardant à lesprit le fait que les preuves récoltées ne sont pas nécessairement admissibles dans des procédures criminelles 28 et que, de toutes façons, leur divulgation risque de porter préjudice aux opérations de collecte dinformations de lEtat. Il est important, en soi, que larticle 3 soit ainsi accepté comme cadre limitatif pour tout programme législatif. Ensuite, le fait que le parlement soit prêt à adopter un régime de détention extra-judiciaire en violation manifeste de larticle 5 de la CEDH, nimplique pas nécessairement que la Convention est tout simplement ignorée. Au contraire, le Royaume-Uni a invoqué 29 larticle 15, qui déclare qu “en cas de guerre ou en cas dautre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux 26 Convention européenne des droits de lhomme , Article 15 § 2. 27 Voir supra , note 21. 28 Le droit britannique contemporain considère généralement que les preuves interceptées ne sont pas admissibles devant les tribunaux (voir Regulation of Investigatory Powers Act 2000 ), une position récemment endossée par le gouvernement (voir http://security.homeoffice.gov.uk/ripa/interception/use-interception/use-interception-review/ ). Linterdiction de ce genre de preuves a été sévèrement critiquée. Voir, e.g. , Privy Counsellor Review Committee , Anti-terrorism, Crime and Security Act 2001 Review: Report , Londres, The Stationary Office, 2003, pp. 57-58. 29 Voir SI 2001/3644, The Human Rights Act 1998 (Designated Derogation) Order 2001 .
EUROPEAN JOURNAL OF LEGAL STUDIES : ISSUE 1 obligations prévues par la présente Convention, dans la stricte mesure où la situation l'exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international”. Puisquune telle dérogation est permise pour larticle 5 (mais pas pour larticle 3), 30 le Royaume-Uni a cherché à profiter de cette possibilité, tout en assumant que la quatrième partie de la loi de 2001 constituait une dérogation nécessaire et justifiable aux termes de larticle 15. Il est bien évidemment difficile de dépeindre la permission de détentions extra-judiciaires comme une preuve du soutien éclatant du Royaume-Uni à la cause des droits humains; et cet article ne défend rien de tel. Ceci dit, il faut remarquer que les événements décrits plus haut constituent une preuve (même sil sagit dune preuve anecdotique) de la prise en considération de la CEDH par le parlement, en tant que limite à son pouvoir législatif; face à ce quil percevait comme une crise réelle, à la lumière du 11 septembre. Bien que cette conclusion puisse paraître modeste, sa signification est en fait importante quand on la place dans le contexte dune constitution caractérisée, comme nous lavons souligné, par les notions de pouvoir législatif illimité et de souveraineté parlementaire. IV. La réponse du judiciaire: Laffaire Belmarsh Malgré la conviction du gouvernement en la compatibilité de la loi de 2001 avec la CEDH (dans le sens où il sagirait dune dérogation aux termes de larticle 15), les individus contre lesquels elle a été invoquée ont soulevé devant les tribunaux le manque de fondement de leur détention. Quoiquun appel introduit devant la SIAC concernant un cas particulier ait été couronné de succès, 31 cet article analyse la question de la légalité du régime de détention en tant que tel. Etant donné que ce régime résulte dun acte parlementaire, il ne peut être simplement annulé. Au lieu de quoi, dans laffaire Belmarsh , 32 les détenus ont cherché à obtenir une déclaration dincompatibilité, en défendant que les conditions dapplication de larticle 15 nétaient pas satisfaites, de telle sorte que larticle 5 -avec lequel leur détention était incompatible- reste opératif. La question principale soulevée devant les tribunaux était 30 European Convention on Human Rights , Article 15 § 2. 31 Special Immigration Appeals Commission , M c . Secretary of State for the Home Department , 8 Mars 2004, non publié (confirmé par Appel , M c . Secretary of State for the Home Department , 18 Mars 2004, EWCA Civ 324, 2 All ER 863. 32 Ainsi dénommée à cause de la prison dans laquelle les requérants étaient détenus. Voir House of Lords , A c. Secretary of State for the Home Department ; X c . Secretary of State for the Home Department , 16 Déc. 2004, UKHL 56, 2005 2 AC 68.
EUROPEAN JOURNAL OF LEGAL STUDIES : ISSUE 1 donc celle de lapplicabilité de larticle 15 au cas despèce. Dans un jugement qui fait date, la Chambre des Lords 33 a décidé que les conditions inscrites à larticle 15 nétaient pas remplies, et que les détentions extra-judiciaires étaient incompatibles avec larticle 5, 34 ainsi quavec larticle 14 de la CEDH. Le raisonnement de la cour offre un important aperçu de lexamen du respect des droits humains et du contrôle que les juges sont prêts à entreprendre depuis lentrée en vigueur du HRA; doù, lintérêt dexaminer cette décision en détails. Les membres de la cour ont dabord dû se pencher sur la question de lexistence dune “guerre” ou dun “autre danger public menaçant la vie de la nation”, et sur la question de leur compétence en la matière. En première instance, la SIAC a considéré que les preuves avancées par le secrétaire détat justifiaient lexistence dun état durgence. 35 La cour dappel a émis un jugement similaire. 36 Et huit des neuf juges de la chambre des lords se sont rangés derrière cet avis. Lord Bingham (qui faisait partie de la majorité) a observé que, dans les affaires relatives à larticle 15, la Cour européenne des droits de lhomme contrôlait seulement de manière limitée les décisions étatiques et laissait aux autorités internes une large marge dappréciation. 37 Il juge cette déférence judiciaire normativement désirable, dans le cas despèce: lexistence dun état durgence “exige de prédire les faits de manière empirique; [en particulier, de prédire] ce que diverses personnes de par le monde sont prêtes à faire ou non, quand (si jamais) elles risquent de le faire, et quelles peuvent en être les conséquences”. 38 Selon Lord Bingham, cela implique un type de jugement que les branches politiques de lEtat sont plus à même de poser que des magistrats. Une telle déférence est compatible avec lapproche habituelle des tribunaux britanniques en matière de sécurité nationale. 39 Traditionnellement, lorsque lexécutif invoque la sécurité nationale pour justifier
33 La Chambre des Lords, en sa capacité judiciaire, est le tribunal de dernière instance pour toutes les affaires civiles du royaume, ainsi que pour les affaires criminelles non écossaises; bien que le Constitutional Reform Act récemment adopté en 2005 (mais pas encore entré en vigueur) prévoit le transfert de ses fonctions judiciaires à une nouvelle cour suprême. 34 En plus, lordre administratif requis pour effectuer une dérogation en vertu du HRA avait été annulé. La décision de la Chambre des Lords va plus loin que celle du tribunal de première instance ( Special Immigration Appeals Commission , A c . Secretary of State for the Home Department ; X c . Secretary of State for the Home Department , 30 Juil. 2002, HRLR 45), qui avait seulement décelé une violation de larticle 14; cette décision avait été renversée en appel ( Appel , A c. Secretary of State for the Home Department ; X c. Secretary of State for the Home Department , 25 Oct. 2002, EWCA Civ 1502, 2004 QB 335), où aucune incompatibilité ne fut condamnée.35 Supra , note 34. 36 Supra , note 34. 37 Voir, e.g. , C.E.D.H. , Lawless c . Ireland (No 3) , 1 Juil. 1961, 1 EHRR 15; C.E.D.H. , Irlande c . Royaume-Uni , 18 Jan. 1978, 2 EHRR 25; C.E.D.H.. , Brannigan et McBride c. UK , 26 Mai 1993, 17 EHRR 539. 38 Supra , note 32, § 9. 39 Voir, e.g. , K. EWING , “The Futility of the Human Rights Act”, Public Law , 2004, pp. 829-852.
EUROPEAN JOURNAL OF LEGAL STUDIES : ISSUE 1 une de ses actions, les tribunaux -bien quils demandent des preuves permettant détablir lexistence dun tel intérêt-40 se sont en fait souvent 41 contentés en matière de preuve du simple fait quun acteur politique ou lautre considérait laffaire comme liée à la sécurité de lEtat. 42 Il convient donc de mentionner que, quoique Lord Bingham ne soit pas le seul à cautionner une approche déférente de la question de lexistence dun état durgence, 43 dautres magistrats ont adopté une position plus forte. Par exemple, bien que Lord Scott accepte que “le judiciaire doive, en général, se plier à lévaluation faite par lexécutif de ce qui constitue un danger pour la sécurité nationale ou la vie de la nation ”, il indique quune telle déférence ne doit pas être étendue de manière aveugle, sans tenir compte de la qualité des jugements posés par lexécutif. A cette fin, il a attiré lattention sur le fait quune large part des données de lexécutif dans ce domaine sont dérivées de “lévaluation dinformations erronées sur la base desquelles les forces du Royaume-Uni ont été envoyées pour prendre part, et prennent toujours part, aux hostilités en Irak”. 44 En conséquence, il “doute sérieusement du fait que létat durgence soit de nature à justifier le qualificatif de menaçant la vie de la nation ”, bien quil soit, finalement, prêt à laisser à lexécutif “le bénéfice du doute”. Lord Hope est également prêt à concéder la présence dun état durgence mais, tout comme Lord Scott, il analyse de manière critique les affirmations du gouvernement. Ceci lamène à conclure quun “état durgence” existait, “constitué par la menace dattaques [terroristes]” dans le futur ; bien que cela suffise pour qualifier létat durgence “dactuel”, il sagit dune urgence “à un autre niveau […] que celle qui résulterait nécessairement dune matérialisation de ces menaces”. 45 Lapport pratique de lapproche critique de Lord Hope par rapport à la question de l urgence publique est lié à limpact que cette approche va avoir sur son analyse subséquente de la question -à laquelle nous reviendrons bientôt- de la nécessité absolue de détentions extra-judiciaires. Comme il le 40 Voi , e.g. , Privy Council , The Zamora , 7 Avr. 1916, 2 AC 77, pp. 106-107. r 41 Voir, e.g. , House of Lords , Council of Civil Service Unions c . Minister for the Civil Service , 22 Nov. 1984, 1985 AC 374. 42 Pour une analyse plus détaillée du concept d“état durgence” dans laffaire Belmarsh , voir T.R. HICKMAN , “Between Human Rights and the Rule of Law: Indefinite Detention and the Derogation Model of Constitutionalism”,Modern Law Review , 2005, pp. 655-668. 43 E.g. la Baronne Hale, supra note 32, § 226, ne se sentait pas qualifiée pour exprimer son désaccord par rapport aux conclusions de la SIAC sur ce point. 44 Supra , note 32, § 154. Ces erreurs dintelligence (voir HC898, Review of Intelligence on Weapons of Mass Destruction , Londres, 2004) demeurent une question politique hautement contentieuse au Royaume-Uni (et ailleurs: voir, e.g. , Commission on the Intelligence Capabilities of the United States Regarding Weapons of Mass Destruction , Report to the President of the United States , Washington DC, 2005). 45 S pra , note 32, § 119. u
EUROPEAN JOURNAL OF LEGAL STUDIES : ISSUE 1 souligne, “on ne peut dire ce que les impératifs de la situation exigent sans avoir clairement à lesprit ce qui constitue létat durgence”. 46 Ceci dit, seul un juge, Lord Hoffmann, a considéré quil nexistait pas de “danger public menaçant la vie de la nation”. Quoiquil accepte la présence dun risque réel dattaques terroristes au Royaume-Uni, la question centrale était celle de savoir “si cette menace est une menace pour la vie de la nation”. 47 Il considère que le mot nation, à larticle 15, doit être entendu comme “un organisme social”, dont la “vie” nest pas “purement réductible à la vie de ses membres”. 48 Par conséquent, selon Lord Hoffmann, “la violence terroriste, aussi sérieuse soit-elle, ne menace pas nos institutions gouvernementales ni notre existence comme communauté civile” 49 (une conclusion qui paraît assumer une endurance certaine dans le chef du Royaume-Uni). 50 Au contraire, selon lui, “le vrai danger menaçant la vie de la nation, au sens dun peuple qui vit dans le respect de ses lois traditionnelles et de ses valeurs politiques, nest pas représenté par le terrorisme mais par des lois telles que celles-ci” 51 Bi . en que lexplication susmentionnée puisse être interprétée comme une indication du fait que la position de Lord Hoffmann est simplement influencée par sa vision du texte de larticle 15, il sagit là dune interprétation réductrice de son argumentation. Un élément central de son raisonnement est la nécessité pour la cour dévaluer pour elle-même la nature et létendue du danger menaçant la sûreté publique que pose le terrorisme international. Son discours nest pas contaminé par le langage (et lesprit) de “déférence” qui affecte, comme nous lavons vu, (de diverses manières) les opinions des autres juges. Loin de sincliner devant lexécutif, Lord Hoffmann estime que lexistence dun état durgence est une question que “nous devons, en tant que tribunal britannique, décider par et pour nous-mêmes”. 52 Cette position représente une rupture radicale avec lapproche traditionnelle, et elle tranche par rapport à celle des autres juges et même, comme nous allons le voir, aux vues exprimées par Lord Hoffmann lui-même trois ans auparavant.
46 Ibid. , § 116. 47 Ibid. , § 95. 8 4 Ibid. , § 91. 49 Ibid. , § 96. 50 Ibid. , § 95: “Il se peut que certaines nations soient trop fragiles pour survivre à un acte grave de violence. Mais tel nest pas le cas du Royaume-Uni.” 51 Ibid. , § 97. 52 Ibid. , § 92.
EUROPEAN JOURNAL OF LEGAL STUDIES : ISSUE 1 Les huit juges qui étaient prêts à accepter lexistence dun état durgence (ou, du moins, à accepter que dautres puissent soutenir une telle position) ont donc dû se demander si un régime de détentions extra-judiciaires constituait une réponse “absolument nécessaire”. Bien que, comme nous lavons déjà expliqué, 53 les tribunaux britanniques aient traditionnellement insisté pour que des preuves corroborent laffirmation par le gouvernement du fait que la sécurité nationale serait en jeu (même sils ont eu tendance à se considérer fort aisément satisfaits à cet égard), le contrôle judiciaire sest généralement effacé devant la question de savoir si la sécurité nationale justifie un certain type daction . Par exemple, la question de savoir si, dans le contexte dune décision de déportation, des considérations de sécurité nationale peuvent justifier une violation des exigences fondamentales de justice, telles que lobligation dinformer tout individu de ce qui lui est reproché, 54 t une question à es laquelle seul lexécutif se doit de répondre. Selon Lord Denning MR, ce type dinformations ne devrait pas être communiqué, “à part dans la mesure où le Home Secretary pense quil ny a pas de danger à le faire ”. 55 De même, il a été décidé au sommet de la hiérarchie judiciaire que la question de savoir si la sécurité nationale pouvait justifier des changements dans les conditions demploi des fonctionnaires à lissue dune procédure autrement injuste était “ par excellence une question qui nest pas justiciable” puisquelle soulève des problèmes “par rapport auxquels [le pouvoir exécutif] doit avoir le dernier mot, et non les cours et tribunaux”. 56 Cette doctrine, qui consacre la déférence -voire labdication- du pouvoir judiciaire, quand il est confronté à des questions de sécurité nationale, a été récemment perpétuée par la Chambre des Lords dans laffaire Rehman , qui questionnait la détermination par le Home Secretary de la nécessité de déporter un individu pour des raisons de sécurité nationale. 57 Dans un jugement qui limite fortement le rôle de contrôle du pouvoir judiciaire dans de telles décisions, Lord Steyn a observé quil est “évidemment juste pour des tribunaux nationaux de donner beaucoup de poids aux vues de lexécutif en matière de sécurité nationale”. 58 Cependant, Lord Hoffmann a considéré que “le fait de savoir si une mesure est 5 3 Texte, notes 40 et 41. 54 Voir, e.g. , House of Lords , Regina c . Secretary of State for the Home Department, ex parte Doody , Regina c. Secretary of State for the Home Department, ex parte Pegg , Regina c . Secretary of State for the Home Department, ex parte Pierson , Regina c . Secretary of State for the Home Department, ex parte Smart , 24 Juin 1993, 1994 1 AC 531, p. 560, per Lord Mustill. 55 Appel , Regina c . Secretary of State for Home Affairs, ex parte Hosenball , 29 Mars 1977, 1 WLR 766, p. 782 (emphase ajoutée). 56 House of Lords , Council of Civil Service Unions c. Minister for the Civil Service , 22 Nov. 1984, 1985 AC 374, p. 412, per Lord Diplock. 57 H se of Lords , Secretary of State for the Home Department c . Rehman , 11 Oct. 2001, UKHL 47, 2003 1 AC ou 153. 58 Ibid , § 31. .