Adolphe Badin
Une famille
parisienne
à Madagascar
avant et pendant
l’Expédition
Bibliothèque malgache / 3 Avant l’Expédition
– 3 – CHAPITRE PREMIER
Une victime de la Bourse.
Il était près de huit heures lorsque Michel Berthier-Lautrec
rentra. Sa femme commençait à s’inquiéter.
« Pourquoi ne vous êtes-vous pas mis à table sans moi ? dit
Michel avec humeur.
me– Nous avons préféré t’attendre, dit M Berthier-Lautrec
de sa voix douce. D’ailleurs, les enfants n’avaient pas faim, ni
moi non plus.
– N’importe ! Une fois pour toutes, je t’ai dit que je ne vou-
lais pas qu’on m’attendît.
– Bien, mon ami. On ne t’attendra plus. Mon petit Henri,
veux-tu sonner pour qu’on serve ? »
Ce n’était pas la première fois que pareille scène de ménage
se passait chez les Berthier-Lautrec. Depuis quelque temps, le
caractère de Michel, plutôt gai, s’était aigri. Presque chaque soir
il rapportait à la maison un front assombri, dînait sans pronon-
cer une parole, puis, le café pris, il se levait de table et allait
s’enfermer dans son cabinet, où il restait à veiller jusqu’à une
heure avancée de la nuit.
Sa femme, qui l’adorait, souffrait de ce changement ; mais
elle feignait de ne pas s’en apercevoir, espérant d’ailleurs que ce
n’était qu’un moment à passer, qu’un jour ou l’autre, l’ancienne
égalité d’humeur de son mari reviendrait.
Ce soir-là cependant le front de Michel était si morose, ses
yeux se dérobaient avec un parti pris si évident, comme pour
empêcher d’y lire le secret des préoccupations qui le tourmen-
taient, que la pauvre femme n’y tint plus. Au risque de se faire
rabrouer, elle alla, dès que les enfants furent couchés, rejoindre
son mari dans son cabinet.
– 4 – Comme il la regardait, surpris de cette visite inaccoutumée,
elle ne lui laissa pas le temps de la questionner, et, passant der-
rière son fauteuil, elle lui glissa les bras autour du cou en di-
sant :
« Écoute, Michel. Depuis dix-huit ans bientôt que je suis ta
femme, est-ce que tu peux me reprocher d’avoir jamais manqué
de confiance envers toi ?
– Jamais ! répondit Michel, remué par l’accent ému et
tendre à la fois de sa femme.
– Eh bien ! pourquoi n’agis-tu point de même à mon
égard ? Pourquoi manques-tu de confiance envers moi ?
– Où as-tu vu cela ? dit un peu brusquement Michel, en es-
sayant de se dégager du collier caressant que lui faisaient les
deux bras de sa femme.
– Laisse-moi encore un peu ainsi et réponds franchement.
Pourquoi ne veux-tu pas me dire ce qui te rend si triste depuis
quelque temps ?
– D’abord où prends-tu que je sois plus triste qu’à
l’ordinaire ? Je n’ai jamais été bien gai de ma nature, et…
– N’essaie pas de me tromper, Michel. Je t’aime trop et de-
puis trop longtemps pour ne pas te connaître. Je sens parfaite-
ment que tu as des préoccupations, des inquiétudes. Ces préoc-
cupations, ces inquiétudes, je te supplie de ne pas me les cacher
plus longtemps.
– Je ne te cache rien du tout.
– Voyons ! Tu as perdu de l’argent à la Bourse ? Beaucoup
d’argent ? Nous sommes ruinés ?
– Ruinés ! Tu es folle !
– Si cela était, tu ne m’en verrais pas autrement émue. Je
m’arrangerais très bien de la pauvreté avec toi, et jamais tu
n’entendrais de ma bouche le moindre reproche.
– Ma chère Marie ! fit Michel enfin désarmé, en se retour-
nant pour serrer sa femme entre ses bras.
– 5 – Voyant qu’elle gagnait du terrain, celle-ci continua à pres-
ser son mari de ses questions.
« Allons ! Confessez-vous à votre femme. C’est donc diffi-
cile à avouer, ce gros secret ?
– Tu as raison, Marie, répondit Michel, renonçant à résis-
ter davantage au charme enveloppant de la douce créature. Je
n’ai pas à faire de mystères avec toi et tu vas savoir pourquoi je
t’ai semblé ces derniers temps triste et préoccupé. Je voulais
garder pour moi ces misères, sans réfléchir qu’un jour ou l’autre
il faudrait bien te les apprendre. Nous ne sommes pas ruinés,
tant s’en faut ; et cependant tu avais deviné juste en supposant
que notre fortune avait été sérieusement entamée à la suite de
liquidations désastreuses en Bourse. Voici plus d’un an qu’une
malchance persistante semble s’acharner sur moi. Il suffit que je
me lance dans une affaire pour qu’elle tourne mal. Quelque
bonnes que soient les valeurs sur lesquelles je prends position,
un incident arrive à point nommé pour amener un revirement
des cours et me voilà découvert. Ce matin encore une affaire
excellente sur le Turc, dans laquelle l’homme le plus timoré
n’eût pas hésité à s’engager les yeux fermés, s’est effondrée
brusquement à la suite d’une dépêche de Londres que rien au
monde ne pouvait faire prévoir. Ce dernier coup, je l’avoue, m’a
accablé. Je n’ai plus le ressort nécessaire pour réagir et l’avenir
me fait peur.
– Ce n’est que cela ? dit la vaillante femme. Voilà le terrible
mystère que tu me cachais ? Grand enfant, va, qui perds courage
pour une opération manquée ! Je te croyais plus d’estomac,
comme vous dites à la Bourse.
– De l’estomac ! Je pensais en avoir autant qu’homme du
monde. Depuis plus de vingt ans que je suis dans les affaires, j’ai
eu souvent des différences considérables qui ne m’ont pas plus
démonté que les gros bénéfices ne m’éblouissaient. Mais cette
incroyable déveine qui ne me laisse aucun répit m’a cassé bras
et jambes. Il y a des moments où j’ai envie de tout planter là et
de m’en aller au bout du monde.
– Et moi ? Et les enfants ?
– 6 – – Mais justement, c’est pour toi, c’est pour Henri et Mar-
guerite que je me désole et que je m’inquiète. Qui sait si, moi
disparu, la fatalité ne cessera pas de vous poursuivre ?
– Tais-toi ! Ne parle pas ainsi !
– À quoi vous suis-je bon, sinon à vous entraîner avec moi
dans ma ruine ?
– D’abord nous ne sommes pas ruinés, tu l’as dit toi-même.
Et quand cela serait, au surplus ? Tant que rien ne nous sépare-
ra les uns des autres, quoi qu’il arrive, nous ne pourrons jamais
être malheureux. S’il nous faut réduire notre train de maison,
vendre notre campagne de Nangis, nos chevaux et nos voitures,
supprimer enfin de notre vie les dépenses de luxe et de fantai-
sie, eh bien ! nous le ferons, en attendant des jours meilleurs.
Tout cela n’est rien. Je n’ai donc pas su te faire comprendre ce
que j’ai voulu être pour toi : la compagne, l’associée, l’amie,
dont le rôle est de soutenir son mari dans la lutte de la vie, et,
lorsque les jours sombres arrivent, de lui tendre les bras pour
qu’il y repose son front fatigué ?
– Chère femme ! dit Michel. Tu es mon courage et ma
force. Je te promets de n’avoir plus de défaillance. Dès demain
je me remets à la besogne. Espérons que le sort se lassera de
s’acharner sur moi.
– Et dorénavant, dit Marie en levant le doigt avec un gra-
cieux geste de menace, plus de secrets entre nous, n’est-ce pas ?
– Jamais plus ! » répondit Michel en baisant le petit doigt
rose, comme pour sceller l’engagement qu’il prenait.
– 7 – CHAPITRE II
Lettre d’un revenant.
Quelques jours après, Michel Berthier trouva dans son
courrier du matin la lettre suivante :
Manakarana, province du Boueni, Madagascar,
17 août 1892.
Mon cher Michel,
C’est un revenant qui t’écrit. Tu ne te souviens peut-être
plus de ce cerveau brûlé d’oncle Daniel qui fut, de tout temps,
l’épouvantail de la famille ? Si par hasard tu ne m’as pas com-
plètement oublié, tu dois penser que je dors depuis belles an-
nées au fond de quelque trou tropical, sous une latitude extra-
vagante. Quant à moi, j’ai conservé un souvenir très précis de ta
physionomie, et il me semble que je te reconnaîtrais tout de
suite si je me trouvais nez à nez avec toi, bien qu’il y ait quelque
chose comme vingt-huit ans, si je sais compter, que nous nous
sommes quittés. Je te vois encore avec ton képi et ta tunique de
collégien et je t’entends me questionner avidement sur les
« pays de sauvages » que j’avais déjà visités. Tu étais à peu près
le seul qui paraissais t’intéresser à l’éternel voyageur, au Juif
errant de la famille ; c’est pour cela probablement que j’ai em-
porté de toi une meilleure impression que des autres. Ce n’est
pas, du reste, que j’aie gardé rancune à tous ces braves gens qui
me jugeaient d’après leurs idées européennes. Toi, grâce à ton
âge, tu n’écoutais que ton instinct ; et ton instinct te disait que je
n’étais pas l’original excentrique et égoïste que tout le monde
imaginait autour de toi. Peut-être, il est vrai, si tu avais eu
quelque dix ans de plus, ne m’aurais-tu pas jugé moins sévère-
– 8 – ment que tes parents. Quoi qu’il en soit, avant de te faire part du
motif de cette lettre, il faut que tu saches tout d’abord ce que je
suis devenu depuis que tu n’as entendu parler de moi. Après
avoir fait l’élevage des bœufs et des moutons en Australie pen-
dant de longues années avec des fortunes diverses, j’allai au Ja-
pon pour le compte d’une forte maison d’opium de Calcutta,
puis à Bangkok où je gagnai pas mal d’argent dans le commerce
des bois. En mai 1883, un peu las d’avoir roulé du nord au sud
et de l’est à l’ouest, je rentrais en France avec un magot de taille
raisonnable, lorsque les hasards d’une relâche forcée en rade de
Diégo-Suarez me donnèrent l’idée d’explorer les parties les plus
intéressantes de l’île de Madagascar. Je n’avais point annoncé
mon retour en France et personne ne m’attendait ; j’étais donc
parfaitement libre d’interrompre mon voyage à mon gré. Je
l’interrompis. J’avais la chance de tomber dans la bonne saison,
la saison sèche ; je pus donc visiter l’île presque d’un bout à
l’autre dans les meilleures conditions. Au cours de mes excur-
sions j’eus maintes fois l’occasion de remarquer des richesses
naturelles de toute sorte qui demeuraient stériles et improduc-
tives par suite du manque de bras et de voies de communica-
tion. Après avoir passé quelques semaines à Tananarive, la capi-
tale, je regagnai la côte occidentale par Majunga et Manakarana
où, à la suite d’une imprudence, je tombai g