L’Idée russe
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L’Idée russeVladimir Soloviev1888Le but de ces pages n’est pas de donner des détails sur l’état actuel de la Russie,comme si elle était un pays ignoré et méconnu en Occident.Sans parler des nombreuses traductions qui ont familiarisé l’Europe avec les chefs-d’œuvre de notre littérature, on voit maintenant, surtout en France, des écrivainséminents renseigner le public européen sur la Russie, beaucoup mieux, peut-être,qu’un Russe ne saurait le faire. Pour ne citer que deux noms français, M. AnatoleLeroy-Beaulieu a donné dans son excellent ouvrage, l’Empire des Tsars, un exposétrèsvéridique, très complet et très bien fait, de notre état politique, social etreligieux, et M. le vicomte de Vogüe, dans une série d’écrits brillants sur lalittérature russe, a traité son sujet, non seulement en connaisseur, mais enenthousiaste.Grâce à ces écrivains, et à beaucoup d’autres encore, la partie éclairée du publiceuropéen doit avoir une connaissance suffisante de la Russie, sous les aspectsmultiples de son existence réelle. Mais, cette connaissance des choses russeslaisse toujours ouverte une question d’un ordre différent, fort obscurcie par depuissants préjugés, et qui, en Russie même, n’a généralement reçu que dessolutions dérisoires. Considérée par plusieurs comme oiseuse, et comme troptéméraire par d’autres, cette question est, en mérité, la plus importante entre toutespour un Russe, et, en dehors de la Russie, elle ne saurait manquer d’intérêt pourtout esprit ...

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L’Idée russeVladimir Soloviev8818Le but de ces pages n’est pas de donner des détails sur l’état actuel de la Russie,comme si elle était un pays ignoré et méconnu en Occident.Sans parler des nombreuses traductions qui ont familiarisé l’Europe avec les chefs-d’œuvre de notre littérature, on voit maintenant, surtout en France, des écrivainséminents renseigner le public européen sur la Russie, beaucoup mieux, peut-être,qu’un Russe ne saurait le faire. Pour ne citer que deux noms français, M. AnatoleLeroy-Beaulieu a donné dans son excellent ouvrage, l’Empire des Tsars, un exposétrèsvéridique, très complet et très bien fait, de notre état politique, social etreligieux, et M. le vicomte de Vogüe, dans une série d’écrits brillants sur lalittérature russe, a traité son sujet, non seulement en connaisseur, mais enenthousiaste.Grâce à ces écrivains, et à beaucoup d’autres encore, la partie éclairée du publiceuropéen doit avoir une connaissance suffisante de la Russie, sous les aspectsmultiples de son existence réelle. Mais, cette connaissance des choses russeslaisse toujours ouverte une question d’un ordre différent, fort obscurcie par depuissants préjugés, et qui, en Russie même, n’a généralement reçu que dessolutions dérisoires. Considérée par plusieurs comme oiseuse, et comme troptéméraire par d’autres, cette question est, en mérité, la plus importante entre toutespour un Russe, et, en dehors de la Russie, elle ne saurait manquer d’intérêt pourtout esprit sérieux. J’entends la question sur la raison d’être de la Russie dansl’histoire universelle.Quand on voit cet empire immense se produire avec plus ou moins d’éclat, depuisdeux siècles, sur la scène du monde, quand on le voit accepter ; sur beaucoup depoints secondaires, la civilisation européenne, et la rejeter obstinément sur d’autresplus importants, en gardant ainsi une originalité qui, pour être purement négative,n’en paraît pas moins imposante, — quand on voit ce grand fait historique, on sedemande : Quelle est donc la pensée qu’il nous cache ou nous révèle ; quel est leprincipe idéal qui anime ce corps puissante quelle nouvelle parole ce peuplenouveau venu dira-t-il à l’humanité ; que veut-il faire dans l’histoire du monde ? Pourrésoudre cette question, nous ne nous adresserons pas à l’opinion publiqued’aujourd’hui, ce qui nous exposerait à être désabusés demain. Nous chercheronsla réponse dans les vérités éternelles de la religion. Car l’idée d’une nation n’estpas ce qu’elle pense d’elle-même dans le temps, mais ce que Dieu pense surelle dans l’éternité.Sommaire1 L’IDÉE RUSSEI 1.11.2 II1.3 III1.4 IV11..56  VVI11..87  VVIIIII1.9 IX
2 Note1s.10 XL’IDÉE RUSSEIEn acceptant l’unité essentielle et réelle du genre humain, — et il faut bienl’accepter, puisque c’est une vérité religieuse justifiée par la philosophie rationnelleet confirmée par la science exacte, — en acceptant. cette unité substantielle, nousdevons considérer l’humanité entière comme un grand être collectif ou unorganisme social dont les différentes nations représentent les membres vivants. Ilest évident, à ce point de vue, qu’aucun peuple ne saurait vivre en soi, par soi etpour soi, mais que la vie de chacun n’est qu’une participation déterminée à la viegénérale de l’humanité. La fonction organique qu’une nation doit remplir dans cettevie universelle, — voilà sa vraie idée nationale, éternellement fixée dans le plan de.ueiDMais, s’il est vrai que l’humanité est un grand organisme, il faut bien se rappelerque ce n’est pas là, un organisme purement physique, mais que les membres et leséléments dont il se compose — les nations et les individus — sont des êtresmoraux. Or, la condition essentielle d’un être moral, c’est que la fonction particulièrequ’il est appelé à remplir dans la vie universelle, l’idée qui détermine son existencedans la pensée de Dieu, ne s’impose jamais comme une nécessité matérielle,mais seulement comme une obligation morale. La pensée de Dieu, qui est unefatalité absolue pour les choses, n’est qu’un devoir pour l’être moral. Mais, s’il estévident qu’un devoir peut être rempli ou non, peut être rempli bien ou mal, peut êtreaccepté ou rejeté, on ne saurait admettre, d’un autre côté, que cette liberté puissechanger le plan providentiel, ou enlever son efficacité à la loi morale. L’actionmorale de Dieu ne peut pas être moins puissante que son action physique. Il fautdonc reconnaître que, dans le monde moral, il y aussi une fatalité, mais une fatalitéindirecte et conditionnée. La vocation ou l’idée propre que la pensée de Dieuassigne à chaque être moral individu ou nation — et qui se révèle à la consciencede cet être comme son devoir suprême, — cette idée agit, dans tous les cas,comme une puissance réelle, elle détermine, dans tous les cas, l’existence de l’êtremoral, — mais elle le fait de deux manières opposées : elle se manifeste commeloi de la vie, quand le devoir est rempli, et comme loi de la mort, quand il ne l’estpas. L’être moral ne peut jamais se soustraire à l’idée divine, qui est sa raisond’être, mais il dépend de lui-même de la porter dans son cœur et dans sesdestinées comme une bénédiction ou comme une malédiction.Ce que je viens de dire est ou devrait être un lieu commun pour tout — je ne diraipas chrétien — mais pour tout monothéiste. Et en effet, on né trouve rien à redire Aces pensées quand elles sont présentées d’une manière générale, c’est contre leurapplication à la question nationale qu’on proteste. Le lieu commun se transformealors tout d’un coup en une rêverie mystique, et l’axiome devient une fantaisiesubjective. « Qui a jamais su la pensée de Dieu sur une nation, qui peut parler dedevoir à un peuple ? Affirmer sa puissance, poursuivre son intérêt national, voicitout ce qu’un peuple doit faire, et le devoir d’un patriote se réduit à soutenir et àservir son pays dans cette politique nationale sans lui imposer ses idéessubjectives. Et pour sa voir les vrais intérêts d’une nation et sa mission historiqueréelle, il n’y a qu’un seul moyen sûr, c’est de demander au peuple lui-même ce qu’ilen pense, c’est de consulter l’opinion publique. » Il y a cependant quelque chosed’étrange dans ce jugement en apparence si sensé.Ce moyen empirique pour apprendre la vérité est absolument impraticable là oùl’opinion nationale est partagée, ce qui est presque toujours le cas. Quelle est lavraie opinion publique de la France : celle des catholiques, ou bien celle des francs-maçons ? Et puisque je suis Russe, à laquelle des opinions nationales dois- jesacrifier mes idées subjectives : à celle de la Russie officielle et officieuse, laRussie d’aujourd’hui ; ou bien à celle que professent plusieurs millions de nos vieuxcroyants, ces vrais représentants de la Russie traditionnelle, de la Russie du passépour qui notre Église et notre État actuel sont l’empire de l’Antechrist ; ou bienencore serait-ce aux nihilistes qu’il faudrait nous adresser, eux qui représententpeut-être l’avenir de la Russie ?II
Je n’ai pas à insister sur ces difficultés, puisque l’histoire fournit à l’appui de mathèse une preuve directe et connue de tout le monde. S’il y a une vérité acquisepour la philosophie de l’histoire, c’est celle-ci : que la vocation définitive du peuplejuif, sa vraie raison d’être est essentiellement attachée à l’idée messianique, c’est-à-dire à l’idée chrétienne. Il ne paraît pas cependant que l’opinion publique, lesentiment national des juifs, ait été très favorable au christianisme. Je ne veux pasadresser des reproches vulgaires à ce peuple unique et mystérieux, qui est aprèstout le peuple des prophètes et des apôtres, le peuple de Jésus-Christ et de lasainte Vierge. Ce peuple vit encore et la parole du Nouveau-Testament lui prometune régénération complète : « Tout l’Israël sera sauvé » (Rom., xi, 26). Et — je tiensà le dire quoique je ne puisse pas prouver ici cette assertion [1] —« l’endurcissement » des juifs n’est pas la seule cause de leur position hostile àl’égard du christianisme. En Russie surtout, où l’on n’a jamais essayé d’appliqueraux juifs les principes du Christianisme, oserons-nous leur demander d’être pluschrétiens que nous-mêmes ? J’ai voulu seulement rappeler ce fait historiqueremarquable que le peuple appelé à donner au monde le Christianisme n’aaccompli cette mission que malgré lui-même, qu’il persiste dans sa grandemajorité et durant dix-huit siècles à rejeter l’idée divine qu’il a portée dans son seinet qui a été sa vraie raison d’être. Il n’est donc plus permis de dire que l’opinionpublique d’une nation a toujours raison et qu’un peuple ne peut jamais méconnaîtreou repousser sa vraie vocation.Mais peut-être ce fait historique que j’invoque n’est-il lui-même qu’un préjugéreligieux, et le lien fatal que l’on suppose entre les destinées du peuple d’Israël et1e Christianisme n’est qu’une fantaisie subjective ? Je puis cependant produire unepreuve extrêmement simple qui met en évidence lé caractère réel et objectif du faiten question.Si l’on prend notre Bible chrétienne, le recueil de livres qui commence par laGenèse et finit par l’Apocalypse, et si on l’examine en dehors de toute convictionreligieuse, comme un simple monument historique et littéraire, on est forcé d’avouerque c’est là une œuvre complète et harmonieuse : la création du ciel et de la terre etla chute de l’humanité dans le premier Adam — au commencement, la restaurationde l’humanité dans le second Adam ou le Christ, — au centre, et à la fin,l’apothéose apocalyptique, la création du nouveau ciel et de la nouvelle terre oùdemeure la justice, ta révélation du monde transfiguré et glorifié, la nouvelleJérusalem descendant des deux, le tabernacle où Dieu habite avec les hommes.(Apoc. xxi.) La fin de l’œuvre se rattache ici au commencement, la création dumonde physique et l’histoire de l’humanité sont expliquées et justifiées par larévélation du monde spirituel qui est l’union parfaite de l’humanité avec Dieu.L’œuvre a abouti, le cercle est fermé, et même du point de vue purement esthétiqueon est satisfait. Voyons maintenant comment finit la Bible des Hébreux. Le dernierlivre de cette Bible, c’est Dibré-ha-iamim, les Chroniques, et voici la conclusion dudernier chapitre : « Koresh, roi de Perse, dit ainsi : « Tous les royaumes de la terrem’ont été donnés par Iahvé, Dieu des cieux ; et il m’ordonna de lui bâtir une maisonà Jérusalem qui est dans la Judée. Qui de vous est ici de tout son peuple ? QueIahvé, son Dieu, soit avec lui et qu’il s’en aille ! » Entre cette conclusion et celle dela Bible chrétienne ; entre les paroles du Christ glorifié : « Je suis l’Alpha etl’Oméga, le commencement et la fin ; je donne à qui a soif de la source de l’eauvivante gratis ; qui est vainqueur héritera de tout, et je serai son Dieu et il sera un filspour moi, » entre ces paroles et celles du roi de Perse ; entre cette maison qu’il fautbâtir dans la Jérusalem de la Judée et l’habitation de Dieu avec les hommes dansla nouvelle Jérusalem descendant des cieux, le contraste est vraiment frappant. Aupoint de vue des Juifs qui rejettent le grand dénoûment universel de leur histoirenationale révélé dans le Nouveau-Testament, il faudrait admettre que la création duciel et de la terre, la vocation des patriarches, la mission de Moïse, tes miracles del’Exode, la révélation du Sinaï, les exploits et les hymnes de David, la sagesse deSalomon, l’inspiration des prophètes, — que toutes ces merveilles et toutes cessaintes gloires n’ont abouti en dernier lieu qu’à un manifeste d’un roi païenordonnant à une poignée de Juifs de bâtir le second temple de Jérusalem, cetemple dont la pauvreté comparée à la splendeur du premier a fait pleurer les vieuxde Juda et qui dans la suite n’a été agrandi et embelli par l’Iduméen Hérode quepour être définitivement détruit par les soldats de Titus. Ce n’est donc pas lepréjugé subjectif d’un chrétien, c’est le monument de la pensée nationale desHébreux eux-mêmes qui démontre manifestement qu’en dehors du Christianismel’œuvre historique d’Israël a échoué, et que par conséquent un peuple peut bienquelquefois manquer sa vocation.III
Je ne me suis pas écarté de mon sujet en parlant de la Bible des Juifs. Car il y aquelque chose dans cette Bible tronquée, dans ce contraste d’un commencementgrandiose et d’une fin mesquine, il y a quelque chose qui me rappelle les destinéesde la Russie si on les envisage au point de vue exclusivement nationaliste quidomine chez nous aujourd’hui et qui unit dans un accord tacite les Caïphes et lesHérodes de notre bureaucratie aux zélotes du panslavisme militant.Vraiment quand je pense aux rayons prophétiques d’un grand avenir qui illuminèrentles débuts de notre histoire, quand je me rappelle l’acte noble et sage d’abdicationnationale qui, il y a plus de mille ans, créa l’État russe, lorsque nos ancêtres voyantl’insuffisance des éléments indigènes pour organiser l’ordre social appelèrent debon gré et de propos délibéré le pouvoir étranger des princes Scandinaves en leurdisant la phrase mémorable : « Notre pays est grand et fertile, mats il n’y a pasd’ordre en lui, venez dominer et régner chez nous ; » et après l’établissement sioriginal de l’ordre matériel, l’introduction non moins remarquable du christianisme,et la figure splendide de saint Vladimir, serviteur fervent et fanatique des idoles, qui,après avoir senti l’insuffisance du paganisme et le besoin intérieur de la vraiereligion, réfléchit et délibéra longtemps avant de l’accepter, mais une fois devenuchrétien voulut l’être pour tout de bon et non seulement s’adonna aux œuvres decharité en, soignant les pauvres et les malades, mais se montra plus pénétré del’écrit évangélique que les évêques grec, qui le baptisèrent ; car ces évêques neréussirent qu’à force d’arguments spécieux à persuader ce prince, naguère sisanguinaire, à infliger la peine capitale aux brigands et aux assassins : « J’ai peurdu péché, » disait-il à ses pères spirituels. Et puis, quand à ce « beau soleil », —c’est ainsi que la poésie populaire surnomma notre premier prince chrétien, —quand à ce beau soleil qui illumina les débuts de notre histoire succédèrent dessiècles de ténèbres et de troubles ; quand après une longue suite de calamités,refoulé dans les froides forêts du Nord-Est, abruti par l’esclavage et la nécessitéd’un rude travail sur un sol ingrat, séparé du monde civilisé, à peine accessiblemême aux ambassadeurs du chef de la chrétienté [2], le peuple russe tomba dansun état de barbarie grossière relevée par un orgueil national stupide et ignorant ;quant, oubliant le vrai christianisme de saint Vladimir, la piété moscovite s’acharnaà des disputes absurdes sur des détails rituels et quand des milliers d’hommesétaient envoyés au bûcher pour avoir trop tenu à des erreurs typographiques dansdes vieux livres d’église, soudainement de ce chaos de barbarie et de misèressurgit la figure colossale et unique de Pierre le Grand. Rejetant le nationalismeaveugle de la Moscovie, pénétré d’un patriotisme éclairé qui voit les vrais besoinsde son pays, il ne s’arrête devant rien pour imposer à la Russie la civilisation qu’elleméprisait mais qui lui était nécessaire ; il n’appelle pas seulement cette civilisationétrangère comme un protecteur puissant, mais il va lui-même la trouver chez elle enhumble serviteur et en apprenti diligent ; et malgré les grands défauts de soncaractère privé il offre jusqu’à la fin un admirable exemple de dévouement au devoiret de vertu civique. Eh bien ! en se rappelant tout cela on se dit : elle doit donc êtrebien grande et bien belle l’œuvre nationale définitive qui a eu de tels précurseurs, ildoit viser bien haut, s’il ne veut pas descendre, le pays qui dans son état barbare aété représenté par saint Vladimir et par Pierre le Grand. Mais les vraies grandeursde la Russie sont une lettre morte pour nos prétendus patriotes qui veulent imposerau peuple russe une mission historique à leur façon et à leur portée. Notre œuvrenationale serait, à les entendre, tout ce qu’il y a au monde de plus simple, elle netiendrait qu’à une seule force, la force des armes. Donner le coup de grâce àl’empire Ottoman qui expire, et puis détruire la monarchie des Habsburgs, et à laplace de ces deux puissances mettre un tas de petits royaumes nationauxindépendants qui n’attendent que cette heure solennelle de leur émancipationdéfinitive pour se ruer les uns sur les autres. Cela valait bien la peine pour la Russiede souffrir et de lutter pendant mille ans, de devenir chrétienne avec saint Vladimiret européenne avec Pierre le Grand en maintenant toujours une place à part entrel’Orient et l’Occident, tout cela pour devenir définitivement un instrument de la« grande idée » serbe et de la « grande idée » bulgare !Mais, nous dira-t-on, il ne s’agit pas de cela, le vrai but de notre politique nationale,c’est Constantinople. A ce qu’il paraît, on ne compte plus avec les Grecs qui ontcependant, eux aussi, une « grande idée » panhellénique. Mai. le plus important estde savoir : avec quoi, au nom de quoi pouvons-nous entrer à Constantinople ? Quepouvons-nous y apporter sinon l’idée païenne de l’État absolu, les principes ducésaro-papisme que nous avons emprunté aux Grecs et qui ont déjà perdu le Bas-Empire ? Il y a dans l’histoire universelle des événements mystérieux, mais il n’y ena pas d’absurdes. Non ! ce n’est pas la Russie que nous voyons, la Russie infidèleà ses meilleurs souvenirs, aux leçons de Vladimir et de Pierre le Grand, la Russiepossédée par un nationalisme aveugle et un obscurantisme effréné, ce n’est paselle qui pourra jamais s’emparer de la seconde Rome et terminer la fatale questiond’Orient. Si, par notre faute, cette question ne peut pas être résolue à notre plut
grande gloire, elle le sera à notre plus grande humiliation. Si la Russie persistedans la voie de l’obscurantisme oppressif où elle vient de rentrer, elle seraremplacée en Orient par une autre force nationale beaucoup moins douée, maisaussi beaucoup plus consistante dans son infériorité, Les Bulgares, nos protégésbien-aimés d’hier, nos révoltés tellement méprisés aujourd’hui, seront demain nosrivaux triomphants et maîtres de la vieille Byzance.VIIl ne faut pas du reste exagérer ces appréhensions pessimistes. La Russie n’a pasencore abdiqué sa raison d’être, elle n’a pas renié la foi et l’amour de sa premièrejeunesse. Elle est encore libre de renoncer à cette politique d’égoïsme etd’abrutissement national qui ferait nécessairement avorter notre mission historique.Le produit falsifié qu’on appelle opinion publique, fabriqué et vendu à bon marchépar une presse opportuniste, n’a pas encore étouffé chez nous la consciencenationale qui saura trouver une expression plus authentique de la véritable idéerusse. Il ne faut pas aller loin pour cela : elle est là tout près, !a vraie idée russe,attestée par le caractère religieux du peuple, préfigurée et indiquée par lesévénements les plus importants et par les plus grands personnages de notrehistoire. Et ai cela ne suffit pas, il y a un témoignage encore plus grand et plus sûr— la parole révélée de Dieu. Non que cette parole ait jamais rien dit sur la Russie :c’est son silence, au contraire, qui nous montre la vraie voie. Si le seul peuple dontlu Providence divine s’est occupée spécialement est le peuple d’Israël, si la raisond’être de ce peuple unique n’était pas en lui-même, mais dans la révélationchrétienne qu’il a préparée, et si enfin dans le Nouveau-Testament il n’est plusquestion d’aucune nationalité en particulier, et même il est expressément déclaréqu’aucun antagonisme national ne doit plus subsister, ne faut-il pas en conclure quedans la pensée primordiale de Dieu les nations n’existent pas en dehors de leurunité organique et vivante, — en dehors de l’humanité ? Et si cela est ainsi pourDieu, cela doit être ainsi pour les nations elles-mêmes, en tant qu’elles veulentréaliser leur idée véritable qui n’est autre chose que leur manière d’être, dans lapensée éternelle de Dieu.La raison d’être des nations ne se trouve pas en elles-même, mais dans l’humanité.Mais où est-elle cette humanité ? N’est-elle pas un être de raison privé de touteexistence réelle ? Autant vaudrait-il dire que le bras et la jambe existent réellementet que l’homme entier n’est qu’un être de raison. Du reste tous les zoologistesconnaissent des animaux (appartenant pour la plupart à la classe inférieure desactinoz6a : méduses, polypes, etc.), qui ne sont au fond que des organes trèsdifférenciés et menant une vie isolée, de sorte que l’animal complet n’existe qu’enidée. Telle était aussi la manière d’être du genre humain avant le Christianisme,quand il n’y avait en réalité que des disjecta membra de l’homme universel, destribus et des nations séparées ou partiellement réunies par la force extérieure,quand la vraie unité essentielle de l’humanité n’était qu’une promesse, qu’une idéeprophétique. Mais cette idée prit corps au moment où le centre absolu de tous lesêtres fut révélé en Christ. Désormais la grande unité humaine, le corps universel del’Homme-Dieu, existe réellement sur la terre. Il n’est pas parfait, mais il existe ; iln’est pas parfait, mais il s’avance vers la perfection, il s’accroît et s’étend àl’extérieur, et se développe intérieurement. L’humanité n’est plus un être de raison,sa forme substantielle se réalise dans la chrétienté, dans l’Église universelle.Participer à la vie de l’Église universelle, au développement de la grandecivilisation chrétienne, y participer selon ses forces et ses capacités particulières,voilà donc le seul but véritable, la seule vraie mission de chaque peuple. C’est unevérité évidente et élémentaire que l’idée d’un organe particulier ne peut pas l’isoleret le mettre en antagonisme avec les autres organes, mais qu’elle est la raison deson unité et de sa solidarité avec toutes le~ parties du corps vivant. Et, du point devue chrétien, on ne saurait contester l’application de cette vérité tout à faitélémentaire à l’humanité entière qui est lé corps vivant du Christ. C’est pour celaque le Christ lui-même, tout en reconnaissant, dans sa première parole auxApôtres, l’existence et la vocation de toutes les nations (Év. Math., xxviii, 19), nes’est pas adressé et n’a pas adressé ses disciples à aucune nation en particulier :c’est que pour Lui elles n’existaient que dans leur union organique et moralecomme membres vivants d’un seul corps spirituel et réel. Ainsi la vérité chrétienneaffirme l’existence permanente des nations et les droits de la nationalité, tout encondamnant le nationalisme qui est, pour un peuple, ce que l’égoïsme est pourl’individu : le mauvais principe qui tend à isoler l’être particulier en transformant ladifférence en division et la division en antagonisme.
VLe peuple russe est un peuple chrétien, et par conséquent pour connaître la vraieidée russe il ne faut pas se demander ce que la Russie fera par soi et pour soi,mais ce qu’elle doit faire au nom du principe chrétien qu’elle reconnaît et pour lebien de la chrétienté universelle à laquelle elle est censée appartenir. Elle doit, pourremplir vraiment sa mission, entrer de cœur et d’âme dans la vie commune dumonde chrétien et employer toutes ses forces nationales à réaliser, d’accord avecles autres peuples, cette unité parfaite et universelle du genre humain, dont la baseimmuable nous est donnée dans l’Église du Christ. Mais l’esprit de l’égoïsmenational ne se laisse pas sacrifier aussi facilement. Il a trouvé chez nous un moyende s’affirmer sans renier ouvertement le caractère religieux inhérent à la nationalitérusse. Non seulement on admet que le peuple russe est un peuple chrétien, mais onproclame avec emphase qu’il est le peuple chrétien par excellence et que l’Égliseest !a vraie base de notre vie nationale ; mais ce n’est que pour prétendre quel’Église est seulement chez nous, que nous avons le monopole de la foi et de la viechrétienne. De cette manière, l’Église qui est en vérité la roche inébranlable del’unité et de la solidarité universelles devient pour la Russie le palladium d’unparticularisme national étroit, et souvent même l’instrument passif dune politiqueégoïste et haineuse.Notre religion, en tant qu’elle se manifeste dans la foi du peuple et dans le cultedivin, est parfaitement orthodoxe. L’Église russe en tant qu’elle conserve la véritéde la foi, la perpétuité de la succession apostolique et la validité des sacrementsparticipe essentiellement à l’unité de l’Église universelle, fondée par le Christ. Et simalheureusement cette unité n’existe chez nous que dans un état latent et neparvient pas à une actualité vivante, c’est que des chaînes séculaires tiennent lecorps de notre Église attaché à un cadavre immonde, qui l’étouffe en sedécomposant.L’institution officielle qui est représentée par notre gouvernement ecclésiastique etpar notre école théologique, et qui maintient à tout prix son caractère particulariseet exclusif, n’est pas certes une partie vivante de la vraie Église universelle fondéepar le Christ. Pour dire ce qu’elle est en réalité nous laissons la parole à un auteur,dont le témoignage a dans cette occasion une valeur exceptionnelle. L’un des chefsles plus éminents du « parti russe », ardent patriote et orthodoxe zélé, en sa qualitéde slavophile ennemi déclaré de l’Occident en général et de l’Église de Rome enparticulier, ayant la papauté en horreur et la compagnie de Jésus en abomination,J. S. Aksakov, ne pourrait pas être soupçonné d’avoir eu des idées préconçuesdéfavorables à notre Église nationale comme telle. D’un autre côté, quoiquepartageant les préjugés et les erreurs de son parti, Aksakov était au-dessus despanslavistes vulgaires non seulement par son talent, mais aussi par sa bonne foi,par la sincérité de sa pensée et la franchise de sa parole. Longtemps persécutépar l’administration, condamné enfin au mutisme pendant douze ans, ce n’est quedans les. dernières années de sa vie qu’il obtint comme privilège personnel ettoujours problématique la liberté relative de publier ce qu’il pensait.IVÉcoutons donc ce témoin loyal et bien autorisé. Il appuyait son jugement sur unelongue série de faits incontestables que nous devons omettre ici ; sa parole seulenous suffira.Notre Église du côte de son gouvernement apparaît comme une espèce de bureau ou dechancellerie colossale qui applique à l’office de paître le troupeau du Christ tous les procédés dubureaucratisme allemand avec toute la fausseté officielle qui leur est inhérente [3]. Le gouvernementecclésiastique étant organisé comme un département de l’administration laïque, et les ministres del’Église étant mis au nombre des serviteurs de l’État, l’Église elle-même se transforme bientôt enune fonction du pouvoir séculier ou tout simplement elle entre au service de l’État. En apparence onn’a fait qu’introduire l’ordre nécessaire dans l’Église, c’est son âme qu’on lui a enlevée. A l’idéald’un gouvernement vraiment spirituel on substitua celui d’un ordre purement formel et extérieur. Il nes’agit pas seulement du pouvoir séculier, mais surtout des idées séculières qui entrèrent dans notremilieu ecclésiastique et s’emparèrent à un tel point de l’âme et de l’esprit de notre clergé que lamission de l’Église dans son sens véritable et vivant leur est devenu a peine compréhensible [4].Nous avons des ecclésiastiques « éclairés » qui prétendent que notre vie religieuse n’est pas assezréglementée par l’État, et ils demandent à celui-ci un nouveau code de lois et de règles pourl’Église. Et cependant dans le code actuel de l’Empire on trouve plus de mille articles déterminantla tutelle de l’État sur l’Église et précisant tes fonctions de la police dans le domaine de la foi et dela piété.Le gouvernement séculier est déclaré par notre code « le conservateur des dogmes de la foi
dominante et le gardien du bon ordre dans la sainte Église ». Nous voyons ce gardien, le glaivelevé, prêt à sévir contre toute infraction à cette orthodoxie établie moins avec l’assistance du Saint-Esprit qu’avec celle des loi. pénale, de l’Empire russe [5] « Là, où il n’y a pas d’unité vivante etintérieure, l’intégrité extérieure ne peut être soutenue que par la violence et la fraude [6].A propos de la persécution cruelle suscitée par le gouvernement ecclésiastique etcivil contre une secte de protestants indigènes (les stundistes) dans la Russieméridionale, Aksakov donne une expression vivante à sa juste indignation :Supprimer par la prison la soif spirituelle quand on n’a rien pour la satisfaire ; répondre par la prisonau besoin sincère de la foi, aux questions de la pensée religieuse qui s’éveille ; prouver par la prisonla vérité de l’orthodoxie, c’est saper par la base toute notre religion et rendre les armes auprotestantisme victorieux [7].Et cependant il se trouve que les lois pénales, avec leur « prison » qui a tellementindigné notre patriote, sont absolument indispensables pour conserver « l’Eglisedominante ». Les défenseurs les plus sincères et les plus raisonnables de cetteEglise (par exemple l’historien Pogodine, cité avec beaucoup d’autres par notreauteur) avouent franchement que la liberté religieuse une fois admise en Russie lamoitié des paysans orthodoxes passeront au raskol (schisme des vieux-croyantstrès nombreux déjà malgré toutes les persécutions) et la moitié des gens du mondedeviendra catholique.Que veut dire un aveu semblable ? demande Aksakov : que la moitié des membres de l’Égliseorthodoxe n’y appartient qu’en apparence, que ces hommes ne sont retenus dans son sein que parla crainte des peines temporelles. Tel est donc l’état actuel de notre Eglise ! État indigne, affligeantet affreux ! Quelle surabondance de sacrilèges dan. l’enceinte sacrée, de l’hypocrisie qui remplacela vérité, de la terreur au lieu de l’amour, de la corruption sous l’apparence d’un ordre extérieur, dela mauvaise foi dans la défense violente de la vraie foi, quelle négation, dans l’Église même, desprincipes vitaux de l’Église, de toute sa raison d’être, le mensonge et l’incrédulité là, où tout doitêtre, vivre et se mouvoir par la vérité et la foi... Cependant le danger le plus grave ce n’est pas que lemal a pénétré dans le milieu des croyants, c’est qu’il y a reçu droit de cité, que cette position del’Église est créée par la loi, qu’une anomalie semblable n’est qu’une conséquence nécessaire de larégie acceptée par l’État et par notre société elle-même [8].En général, chez nous en Russie, dans les choses de l’Église, comme dans les autres, c’estl’apparence, le decorum qu’on tient surtout a garder, et cela suffit à notre amour pour l’Église, ànotre amour paresseux, à notre foi fainéante. Nous fermons volontiers les yeux et, dans notrecrainte puérile du scandale, nous nous efforçons de cacher à nos propres regard, ainsi qu’à ceux dumonde entier le grand mal qui sous un voile convenable dévore comme un cancer la substancevitale de notre organisme religieux [9].Nulle part ailleurs on n’a la vérité tellement en horreur que dans le domaine de notre gouvernementecclésiastique, nulle part ailleurs la servilité n’est plus grande que dans notre hiérarchie spirituelle,nulle part « le mensonge salutaire » n’est appliqué sur une échelle plus large que là où toutmensonge devrait être abhorré. Nulle part ailleurs on n’admet, sous le prétexte de la prudence,autant de compromis qui rabaissent la dignité de l’Église et lui enlèvent son autorité. Et la causeprincipale de tout cela, c’est qu’on n’a pas une foi suffisante dans la puissance de la vérité [10].Tous ces maux de notre Église, — et c’est là le point le plus important, — nous les avons sus etnoua les savons, nous nous sommet arrangés avec eux et nous vivons en paix. Mais cette paixhonteuse, ce. compromis déshonorant, ne peuvent p.. sauvegarder la poix de l’Eglise, et dans lacause de la vérité ils signifient une défaite sinon une trahison [11].S’il faut en croire ses défenseurs, notre Eglise est un troupeau grand mais infidèle, dont le pasteurest la police qui par force, à coup de fouet, fait entrer dans le bercail les brebis égarées. Une imagesemblable répond-elle a la vraie idée de l’Église du Christ ? Et si non, notre Église n’est plusl’Église du Christ, et alors qu’est-elle donc ? Une institution d’État qui peut être utile aux intérêt, del’État, à la discipline des mœurs. Mais l’Église, il ne faut pas l’oublier, est un domaine où aucunealtération de la base morale ne peut être admise, où aucune infidélité au principe vivifiant ne peutrester impunie, où, si l’on ment, on ne ment pas aux hommes mais à Dieu. Une Église infidèle autestament du Christ est du monde entier le phénomène le plus stérile et le plus anormal condamnéd’avance par la parole de Dieu [12].Une Église qui fait partie d’un État, d’un « royaume de ce monde », a abdiqué sa mission et devrapartager la destinée de tous les royaumes de ce monde [13]. Elle n’a plus en elle-même aucuneraison d’être, elle se condamne à la débilité et à la mort [14].La conscience russe n’est pas libre en Russie, et la pensée religieuse reste inerte, l’abomination dela désolation s’établit au lieu saint, le souffle de la mort remplace l’esprit vivifiant ; le glaive spirituel— la parole — se couvre de rouille, supplanté par le glaive matériel de l’État, et près de l’enceintede l’Église, au lieu des anges de Dieu, gardant ses entrées et ses issues, on voit des gendarmes etdes inspecteurs de police — ces gardiens des dogmes orthodoxes, ces directeurs de notreconscience [15].Et voici enfin la dernière conclusion de cet examen rigoureux :L’esprit de vérité, l’esprit de charité, l’esprit de vie, l’esprit de liberté — c’est son souffle salutaire quifait défaut à l’Eglise russe [16].
IIVUne institution que l’Esprit de la vérité a abandonnée ne peut pas être l’Églisevéritable de Dieu. Pour le reconnaître il ne faut pas abdiquer la religion de nospères, il ne faut pas renoncer à la piété du peuple orthodoxe, à ses traditionssacrées, à toutes les choses saintes qu’il vénère. Il est évident au contraire que laseule chose que nous devons sacrifier à la vérité, c’est l’établissement pseudo-ecclésiastique si bien caractérisé par l’écrivain orthodoxe, — cet établissement quia pour base la servilité et l’intérêt matériel et pour moyens d’action la fraude et laviolence.Le système du matérialisme gouvernemental qui reposait exclusivement sur la forcebrutale des armes et ne comptait pour rien la puissance morale de la pensée et dela parole libre — ce système matérialiste nous a amenés une fois aux désastres deSébastopol. La conscience du peuple russe fidèlement représenté par sonsouverain parla à haute voix. La Russie fit pénitence et se releva par un acte dejustice, l’émancipation des serfs. Cet acte qui fut la gloire d’un grand règne n’estcependant qu’un commencement. L’œuvre de l’émancipation sociale ne peut passe borner à l’ordre matériel. Le corps de la Russie est libre, mais l’esprit nationalattend encore son 19 février. Ce n’est pas pourtant avec le corps seul, ce n’est paspar un travail purement matériel que la Russie pourra accomplir sa missionhistorique et manifester son idée nationale vraie. Et comment pourrait-elle semanifester, la pauvre idée russe, enfermée dans une prison étroite, privée d’air etde lumière et gardée par des eunuques méchants et jaloux ?Ce n’est pas en reculant vers le règne de Nicolas Ier et en imitant les grandeserreurs de ce grand souverain qu’on pourrait réparer les défauts essentiels dansl’œuvre incomplète d’Alexandre II. On ne doit pas tenter la Providence en oublianttrop vite les leçons historiques qu’elle nous a données. Il est permis d’espérer quele sentiment religieux, la bonne volonté et la raison droite, qui distinguent l’empereuractuel, sauront le défendre contre des conseillers mal inspirés qui voudraient luiimposer la politique néfaste, jugée et condamnée à Sébastopol.L’émancipation religieuse et intellectuelle de la Russie est un acte qui s’imposeaujourd’hui à notre gouvernement avec autant de nécessité que l’émancipation desserfs s’imposait il y a trente ans au gouvernement d’Alexandre II. Le servage luiaussi était autrefois utile et nécessaire. De même la tutelle officielle imposée àl’esprit national de la Russie pouvait être bienfaisante quand cet esprit était dansson enfance ; elle ne peut que le suffoquer aujourd’hui. Il est inutile de répéter sanscesse, que notre organisme national est plein de santé et de vigueur, comme s’ilfallait précisément être faible et malade pour pouvoir être étouffé. Quelles quesoient les qualités intrinsèques du peuple russe, «lies ne peuvent pas agir d’unemanière normale tant que sa conscience et sa pensée restent paralysées par unrégime de violence et d’obscurantisme. Il s’agit avant tout de donner libre accès àl’air pur et 4 la lumière, d’enlever les barrières artificielles qui retiennent l’espritreligieux de notre nation dans l’isolement et l’inertie, il s’agit de lui ouvrir le chemindroit vers la vérité complète et vivante.Mais on a peur de la vérité parce que la vérité est catholique, c’est-à-direuniverselle. On veut à tout prix avoir une religion à part, une fol russe, une Égliseimpériale. On n’y tient pas pour elle-même, mais on veut la garder comme attribut etcomme sanction du nationalisme exclusif. Mais ceux qui ne veulent pas sacrifierleur égoïsme national à la vérité universelle ne peuvent pas être et ne doivent pass’appeler chrétiens.On se prépare chez nous à fêter solennellement le neuvième centenaire duChristianisme en Russie. Mais il paraît que ce sera là une fête prématurée. Aentendre certains patriotes, le baptême de saint Vladimir, si efficace pour le princelui-même, n’a été pour sa nation qu’un baptême d’eau, et il nous faudrait êtrebaptisés une seconde fois par l’esprit de la vérité et le feu de la charité. Et vraimentce second baptême est absolument nécessaire, sinon pour la Russie entière, dumoins pour la partie de notre société qui agit et qui parle aujourd’hui. Pour devenirchrétienne elle doit renoncer à une nouvelle idolâtrie moins grossière mais nonmoins absurde et beaucoup plut pernicieuse que l’idolâtrie de nos ancêtres païens,rejetée par saint Vladimir. J’entends cette nouvelle idolâtrie, cette folie épidémiquedu nationalisme qui pousse les peuples à adorer leur propre image au lieu de laDivinité suprême et universelle.
IIIVPour maintenir et pour manifester le caractère chrétien de la Russie, il nous fautabdiquer définitivement la fausse divinité de ce siècle, et sacrifier au vrai Dieu notreégoïsme national. La Providence nous a mis dans une condition particulière qui doitrendre ce sacrifice plus complet et plus efficace. Il y a une loi morale élémentairequi s’impose également aux individus et aux nations, et qui est exprimée dans cetteparole de l’Evangile, qui nous commandé, avant de sacrifier a l’autel, de faire lapaix avec le frère qui a quelque chose contre nous. Le peuple russe a un frère qui ades griefs profonds contre lui, et il nous faut faire la paix avec ce peuple frère etennemi, pour commencer le sacrifice de notre égoïsme national sur l’autel del’Eglise universelle.Ce n’est pas là une affaire de sentiment, quoique le sentiment aussi devrait avoir saplace dans tous rapports humains. Mais entre une politique sentimentale et unepolitique d’égoïsme et de violence, il y a un moyen terme : la politique del’obligation morale ou de la justice. Je ne veux pas examiner ici les prétentions desPolonais à la restauration de leur ancien royaume, ni les objections que les Russesleur peuvent opposer à bon droit. Il ne s’agit pas de plans problématiques àréaliser, mais d’une iniquité manifeste et incontestable à laquelle il nous fautrenoncer dans tous les cas. J’entends le système odieux de russification, qui n’aplus affaire à l’autonomie politique, mais qui s’attaque à l’existence nationale, àl’âme même du peuple polonais. Russifier la Pologne, cela veut dire tuer une nationqui a une conscience très développée de soi-même, qui a eu une histoire glorieuseet nous a devance dans sa culture intellectuelle, et qui, aujourd’hui encore, ne nouscède pas en activité scientifique et littéraire. Et quoique dans ces conditions le butdéfinitif de nos russificateurs soit heureusement impossible à atteindre, tout cequ’on entreprend pour y parvenir n’en est pas moins criminel et malfaisant. Cetterussification tyrannique intimement liée à la destruction, plus tyrannique encore, del’Église grecque-unie, est un vrai péché national, qui pèse sur la conscience de laRussie et paralyse ses forces morales.On a vu de grandes nations triompher pendant longtemps dans une cause injuste.Mais il paraît que la Providence, par une sollicitude particulière pour le salut denotre âme nationale, s’empresse à nous montrer, avec une évidence parfaite, quela force, même victorieuse, n’est bonne à rien, quand elle n’est pas dirigée par uneconscience pure. Notre péché historique a enlevé à notre dernière guerre sesrésultats pratiques en même temps que sa valeur morale ; il poursuivit, sur lesBalkans, nos aigles victorieux et il les arrêta devant les murs de Constantinople ; ennous ôtant l’assurance et l’élan d’un peuple fidèle à sa mission, ce péché nousimposa, au lieu d’un triomphe acheté par tant d’efforts héroïques, l’humiliation ducongrès de Berlin ; et il finit par nous chasser de la Serbie et de la Bulgarie, quenous voulions protéger tout en opprimant la Pologne.Ce système oppressif, qui n’est pas appliqué à la Pologne seulement, tout mauvaisqu’il est en lui-même, est rendu bien pire encore par la contradiction flagrante où ilse trouve avec les idées généreuses d’émancipation et de protectiondésintéressée que la politique russe a toujours revendiquées pour elle. Cettepolitique est nécessairement imprégnée de fausseté et d’hypocrisie, qui luienlèvent tout prestige, et rendent impossible tout succès durable. On ne peut pasimpunément inscrire sur son étendard la liberté des peuples slaves et autres, touten étant la liberté nationale aux Polonais, la liberté religieuse aux Uniates et auxdissidents russes, les droits civils aux Juifs.Ce n’est pas dans cet état, la bouche muette, les yeux bandés et l’âme déchiréepar des contradictions et des remords, que la Russie doit aller à son œuvrehistorique. Nous avons eu déjà deux graves leçons, deux avertissements sévères :à Sébastopol, premièrement ; et puis dans des circonstances plus significativesencore : à Berlin. Il ne faut pas attendre le troisième avertissement, qui serait peut-être le dernier. Se repentir de ses péchés historiques et satisfaire la justice ;abdiquer l’égoïsme national en renonçant à la politique de russification et enadmettant, sans réserves, la liberté religieuse, — c’est le seul moyen, pour laRussie, de se préparer à la révélation et à la réalisation de sa vraie idée nationalequi — il ne faut pas l’oublier — n’est pas une idée abstraite ni une fatalité aveugle,mais avant tout une obligation morale. L’idée russe, nous le savons, ne peut êtreautre chose qu’un aspect déterminé de l’idée chrétienne, et la mission de notrepeuple ne peut nous être claire qu’en tant que nous entrons dans le vrai sens duchristianisme.XI
Il y a trente ou quarante ans à peu près que des écrivains plus ou moins estimablesnous prêchent en France aussi bien qu’en Russie [17] un Christianisme et uneÉglise idéale, le Royaume spirituel de la fraternité libre et de l’amour parfait. C’estlà sans doute l’idéal, c’est-à-dire l’avenir de l’Église. La doctrine de ces auteurs estune prophétie. Mais pour ne pas être une fausse prophétie elle devrait nousindiquer la voie droite et les bons moyens pour réaliser cet idéal absolu. Un idéal,s’il n’est pas un songe creux, ne peut être autre chose que la perfection réalisablede ce qui est donné. Serait-ce en reniant le passé de l’Église universelle et endétruisant sa forme actuelle qu’on arriverait au règne idéal de la fraternité et del’amour parfait ? Ce ne serait là qu’une application assez mal placée de la loiparricide qui gouverne notre vie mortelle. Dans cette vie déterminée par l’état de lanature corrompue, la nouvelle génération n’arrive à la jouissance de l’actualité qu’ensupplantant ignoblement ses ancêtres, mais c’est pour cela aussi que cetteexistence criminelle ne dure qu’un instant ; et si Krhonos, après avoir mutilé etsupplanté le vieux Ouranos, a été lui-même supprimé par Zeus qu’il ne réussit pas àavaler, ce nouveau dieu, lui aussi, ne monta le trône souillé que pour subir dans lasuite une destinée semblable. Telle est la loi de la vie falsifiée et corrompue, d’unevie qui ne devrait pas être, puisque elle est plutôt mort que vie, et c’est pour celaque l’humanité, fatiguée de cette misère infinie, attendait avec angoisse commeson vrai sauveur un Fils de Dieu qui ne fut pas le rival de son Père. Et maintenantque ce vrai Fils qui ne remplace pas, mais qui manifeste et qui glorifie son Père,est venu et a donné une loi de vie immortelle a t’humanité régénérée, à l’Égliseuniverselle, on voudrait introduire, sous un masque nouveau, dans cette Églisemême, dans cet organisme de la vraie vie, la loi abolie de la mort !En vérité, dans l’Église universelle le passé et l’avenir, la tradition et l’idéal, loin des’exclure mutuellement, sont également essentiels et indispensables pour constituerle vrai présent de l’humanité, son bien-être actuel. La piété, la justice et fa charité,étrangères à toute envie et & toute rivalité., doivent former un lien permanent etindissoluble entre les trois agents principaux de l’humanité sociale et historique,entre les représentants de son unité passée, de sa multiplicité présente et de satotalité future.Le principe du passé ou de la paternité est réalisé dans l’Église par le sacerdoce,les pères spirituels, les vieux ou anciens par excellence (prêtre, de presbyteros =senior), représentante sur la terre du Père céleste, l’Ancien des jours. Et pourl’Église générale ou catholiques, il doit exister un sacerdoce général ouinternational centralisé et unifié dans la personne d’un Père commun de tous lespeuples, le Pontife universel. Il est évident, en effet, qu’un sacerdoce national nepeut pas représenter comme tel la paternité générale qui doit embrasserégalement toutes les nations. Quant à la réunion de différents clergés nationaux enun seul corps oecuménique, elle ne peut être effectuée qu’au moyen d’un centreinternational, réel et permanent, pouvant de droit et de fait résister à toutes lestendances particularistes.L’unité réelle d’une famille ne peut subsister d’une manière régulière et durablesans un père commun ou quelqu’un qui le remplace. Pour faire des individus et despeuples une famille, une fraternité réelle, le principe paternel de la religion doit êtreréalisé ici-bas dans une monarchie ecclésiastique qui puisse effectivement réunirautour d’elle tous les éléments nationaux et individuels, et leur servir toujoursd’image vivante et d’instrument libre de la paternité céleste.Le sacerdoce universel ou international avec le Pontife suprême comme centreunique reproduit, en le spiritualisant, l’âge primitif de l’humanité, quand tous tespeuples étaient réellement unis par l’origine commune et par l’identité des idéesreligieuses et des règles de la vie. C’est là le vrai passé du genre humain, le passéqui ne pèse pas sur le présent mais lui sert de base immuable, et qui n’exclut pasl’avenir, mais est essentiellement un avec lui : quant au présent de l’humanité, nousle voyons déterminé par la diversité des nations qui tendent à se constituer encorps complets ou États ayant chacun un centre particulier indépendant, un pouvoirséculier ou gouvernement temporel qui représente et dirige l’action combinée desforces nationales. Les intérêts de l’humanité entière n’existent pas pour l’État etpour le gouvernement séculier dont les devoirs sont limités à la fraction du genrehumain à laquelle il est préposé. L’Église universelle, tout en gardant au moyen deson ordre sacerdotal unifié dans le Souverain Pontife la religion de la paternitécommune, le grand passé éternel de notre espèce, n’exclut pas cependant ladiversité actuelle des nations et des États. Seulement l’Église ne pourra jamaissanctionner, et en cela elle est l’organe fidèle de la vérité et de la volonté de Dieu,les divisions et les luttes nationales comme condition définitive de la sociétéhumaine. La vraie Eglise condamnera toujours la doctrine qui affirme qu’il n’y a rienau dessus des intérêts nationaux, ce nouveau paganisme qui fait de la nation sa
divinité suprême, ce faux patriotisme qui veut remplacer la religion. L’Églisereconnaît les droits des nations en combattant l’égoïsme national, elle respecte lepouvoir de l’État en résistant à son absolutisme.Les différences nationales doivent subsister jusqu’à la fin des siècles ; les peuplesdoivent demeurer comme membres réellement distincts de l’organisme universel.Mais cet organisme lui-même doit aussi exister réellement, la grande unité humainene doit pas exister seulement comme une puissance occulte ou un être de raison,mais doit s’incarner dans un corps social visible exerçant une action attractivemanifeste et permanente pour tenir en échec la multitude des forces centrifuges quidéchirent l’humanité.Pour atteindre l’idéal de l’unité parfaite il faut s’appuyer sur une unité imparfaite,mais réelle. Avant de se réunir dans la liberté, il faut se réunir dans l’obéissance.Pour s’élever à la fraternité universelle, les nations, les états et les souverainsdoivent se soumettre d’abord à la filiation universelle en reconnaissant l’autoritémorale du père commun. L’oubli des sentiments que les peuples doivent au passéreligieux de l’humanité serait de très mauvais augure pour son avenir. Quand onsème l’impiété, ce n’est pas la fraternité qu’on recueille.Le vrai avenir de l’humanité, auquel nous devons travailler, c’est la fraternitéuniverselle procédant de la paternité universelle par une filiation morale etsociale permanente. Cet avenir qui, pour réaliser un idéal complet, doit accorderles intérêts de la vie actuelle avec les droits du passé, a été de tous tempsreprésenté dans l’église de Dieu par les vrais prophètes. La société de Dieu avecles hommes ou l’Église universelle (dans le sens large du mot), ayant dans lesacerdoce l’organe de son unité religieuse fondamentale et dans le pouvoirtemporel l’organe de sa pluralité nationale actuelle, doit manifester aussi sa totalitéabsolue, son unité libre et parfaite par l’organe des prophètes spontanémentsuscités par l’esprit de Dieu pour éclairer les peuples et leurs chefs en maintenantdevant eux l’idéal complet de la société humaine.XAinsi les trois termes de l’existence sociale se trouvent représentés simultanémentdans la vraie vie de l’Église universelle dirigée à la fois par ces trois agentsprincipaux : l’autorité spirituelle du Pontife universel (chef infaillible du sacerdoce),représentant le vrai passé permanent de l’humanité ; le pouvoir séculier dusouverain national (chef légitime de l’État), concentrant en lui et personnifiant lesintérêts, les droits et les devoirs du présent ; enfin le ministère libre du prophète(chef inspiré de la société humaine dans sa totalité), inaugurant la réalisation del’avenir idéal de l’humanité. La concorde et l’action harmonique de ces troisfacteurs principaux sont la première condition du véritable progrès. Le Pontifesuprême est le représentant de la vraie paternité éternelle et non pas de la faussepaternité, de ce Krhonos (le Temps) des païens qui dévorait ses enfants. Lui, aucontraire, ne trouve sa vie que dans leur vie. En gardant fidèlement et en affirmantl’unité immuable de la tradition, le Pontife universel n’a pas besoin d’exclure ni lesintérêts légitimes de l’actualité, ni les nobles aspirations à l’idéal parfait ; pour biengarder le passé, il n’a pas besoin de lier le présent et de fermer la porte à l’avenir.De son côté, le chef de l’État national, s’il est digne de son pouvoir, doit penser etagir en vrai fils de l’Église universelle (représentée par le Souverain Pontife), etalors il est l’image et l’organe véritable du Fils et du Roi éternel, de Celui qui fait lavolonté du Père et non la sienne, et qui ne veut être glorifié qu’en glorifiant le Père.Enfin l’initiateur libre du mouvement social progressif, le prophète, s’il ne trahit passa grande vocation, s’il met son inspiration individuelle en accord avec la traditionuniverselle, et sa liberté — la vraie liberté des enfants de Dieu — avec la piétéfiliale à l’égard de l’autorité sacrée et avec le juste respect des pouvoirs et desdroits légitimes, devient l’organe véritable de l’Esprit-Saint qui a parlé par lesprophètes et qui anime le corps universel du Christ en le faisant aspirer à laperfection absolue. Plus complète est l’union de ces trois représentants simultanésdu passé, du présent et de l’avenir humain, plus décisive est la victoire de l’Égliseuniverselle sur la loi fatale du temps et de la mort, plus intime est le lien qui rattachenotre existence terrestre à la vie éternelle de la Trinité divine.Comme dans la Trinité, chacune des trois hypostases est Dieu parfait etcependant, en vertu de leur solidarité absolue, il n’y a qu’un seul Dieu, aucune destrois personnes n’ayant d’existence séparée et ne se trouvant jamais en dehors del’unité substantielle et indivisible avec les deux autres, de même chacune des troisdignités principales de la société théocratique possède une véritable souveraineté
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