Israël en Égypte
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Israël en ÉgypteÉtude sur un oratorio de G.F. HændelMaurice Bouchor1888À CASIMIR BAILLESommaire1 I2 II3 III4 NotesICroyez-moi, Baille, prenons l’habitude de retourner dans cette hospitalière ville deBâle, où il nous est permis de nous laver de toutes les turpitudes contemporainesqui nous écœurent dans l’un de ces grands fleuves de la musique, Bach ou Hændel,larges et sereins comme le fleuve des Amazones, sacrés comme le Gange etpurifiants comme lui. Ne disons pas trop de mal de Wagner : contentons-nousd’échapper, fût-ce pour quelques heures, à son influence qui n’est pas toujoursbienfaisante. Entre deux auditions d’un chef-d’œuvre riche en fugues immenses,regardons couler le Rhin, pâmons-nous devant le Saint Georges de la cathédraleou devant le Saint Martin qui coupe en deux son manteau comme pour en revêtirpieusement un tronc d’arbre ; étudions les dessins de Holbein, admirables de vie etde science, de force et de vérité ; ne négligeons pas d’arroser de quelque vin rosele saumon du Rhin, les filets de féras, la tanche frite ou le fin brochet ; faisonsrésonner discrètement, dans le silence du musée gothique, l’épinette ou le virginal ;esquissons le sujet de mainte fugue de Bach sur des touches creusées par lesterribles galops d’anciens pandours du clavicorde ; enfin laissons-nous vivre,respirons un air paisible, perdons tout souvenir des littératures et musiquesfaisandées dont le parfum vaut celui de certaines cuisines parisiennes à ...

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Sommaire12  III43  INIIotesIsraël en ÉgypteÉtude sur un oratorio de G.F. HændelMaurice Bouchor8881À CASIMIR BAILLEICroyez-moi, Baille, prenons l’habitude de retourner dans cette hospitalière ville deBâle, où il nous est permis de nous laver de toutes les turpitudes contemporainesqui nous écœurent dans l’un de ces grands fleuves de la musique, Bach ou Hændel,larges et sereins comme le fleuve des Amazones, sacrés comme le Gange etpurifiants comme lui. Ne disons pas trop de mal de Wagner : contentons-nousd’échapper, fût-ce pour quelques heures, à son influence qui n’est pas toujoursbienfaisante. Entre deux auditions d’un chef-d’œuvre riche en fugues immenses,regardons couler le Rhin, pâmons-nous devant le Saint Georges de la cathédraleou devant le Saint Martin qui coupe en deux son manteau comme pour en revêtirpieusement un tronc d’arbre ; étudions les dessins de Holbein, admirables de vie etde science, de force et de vérité ; ne négligeons pas d’arroser de quelque vin rosele saumon du Rhin, les filets de féras, la tanche frite ou le fin brochet ; faisonsrésonner discrètement, dans le silence du musée gothique, l’épinette ou le virginal ;esquissons le sujet de mainte fugue de Bach sur des touches creusées par lesterribles galops d’anciens pandours du clavicorde ; enfin laissons-nous vivre,respirons un air paisible, perdons tout souvenir des littératures et musiquesfaisandées dont le parfum vaut celui de certaines cuisines parisiennes à dix-neufsous, par les soirs d’orage qui en exaltent les miasmes. Chaque année, Baille,recommençons notre pèlerinage vers cette ville amie où les maîtres que nousvénérons le plus nous apparaissent dans leur fulgurante beauté ; et redescendonslumineux de la sainte montagne, bras dessus, bras dessous, comme Moïse etAaron, vous plein de l’esprit de Dieu, moi humble porte-parole, puisque le Seigneurm’a fait la grâce de délier ma langue et que je peux, sans balbutier trop, dire auxautres ce que j’ai profondément ressenti et verser en eux le trop-plein de mon âme.En ce béni mois de juin 1887, nous avons goûté la fraîcheur d’une de nos oasis demusique, si désirables dans le désert où nous tirons piteusement la langue. Carnotre Paris ignore Hændel, malgré les belles exécutions du Messie et de JudasMacchabée, données par M. Lamoureux, il y a une douzaine d’années, etauxquelles, hélas ! je n’assistais point, la lumière n’ayant pas été faite alors dansma misérable cervelle. Pourtant j’abominais l’Opéra ; ses pompes m’étaient enhorreur, et cette instinctive répulsion trahissait une âme prédestinée. Je devais unjour m’épanouir à la musique, me passionner pour les fugues. Loué soit Dieu !Le Rhin, cette fois, était jaune. Je l’avais vu d’un vert splendide sous le ciel de l’été,puis sombre et charriant des glaçons par un temps de neige bien approprié à majoie du moment, puisque j’entendais au mois de décembre dernier l’oratorio deNoël, œuvre lumineuse et tendre, tour à tour exquise par l’intimité ou exubérante de
joie, et toute parfumée de cette divine grâce que personne, non, pas même Mozart,n’eut jamais à un aussi haut degré que le grand Sébastien. Cette fois il pleuvaitdonc à torrents ; mais vous m’êtes témoin, Baille, qu’après la répétition dessolistes, que nous ouîmes dans la cathédrale, le ciel, enthousiasmé par les virilesmélodies de Hændel et tout surpris qu’on ne l’assassinât pas de miaulementschromatiques et d’harmonies faites pour agacer les dents, se rasséréna tout d’uncoup et revêtit le plus virginal azur.Les soli sont rares dans Israël en Égypte, cette œuvre la plus mâle du plus mâlegénie que je connaisse. Presque entièrement écrite à huit voix, elle est faite pourêtre chantée par de grandes masses chorales. Elle renferme cependant plusieursairs ou récits, et deux admirables duos. Il est d’usage en Angleterre d’intercalerdans la partition quelques autres soli, empruntés à diverses œuvres de Hændel,pour récréer le public et pour laisser aux choristes le temps de souffler. Hændel lui-même dut faire quelques concessions de ce genre, car le public anglais ne morditpas tout d’abord au redoutable morceau qu’on lui offrait : l’os qui renferme la moelleexquise est parfois dur à casser. Mendelssohn qui, je crois, exhuma Israël, ajoutaquelques très courts récitatifs de sa façon entre des chœurs qu’il jugeait tropentassés, et intercala dans la partition un air inédit de Hændel. L’arrangement deMendelssohn fut suivi à Bâle. Les récits ajoutés sont suffisamment dans le style deHændel pour ne point choquer ; puis on n’est pas fâché de respirer un peu entredeux pages trop sublimes. L’air inédit, fort beau en lui-même, m’a paru détonnerparmi le vaste et religieux ensemble de l’épopée d’Israël ; cet air est dans le styledes opéras de Hændel (qui en écrivit, comme on sait, quelque soixante-dix) et ilappellerait des paroles italiennes. Au reste je n’en veux pas à Mendelssohn pources légers remaniements ; ils n’altèrent point la majesté de l’œuvre, et la piété deMendelssohn n’est pas douteuse à l’égard de Haendel. Il disait, en parlant d’Israëlen Égypte, que c’était de la musique « incommensurable ». La fureur de cet adjectiftémoigne de l’intense admiration que ressentit Mendelssohn, dont le plus grand tortfut, en général, d’être une personne trop bien élevée.J’imagine qu’un nombre indéterminé de siècles après qu’eut été accomplie ladélivrance d’Israël, il plut à Jéhova (ou encore à Dieu le Père) de se donner unspectacle idéal de cet événement, où il avait joué le rôle décisif. Il y a bien, dans lesplaintes qui ouvrent l’œuvre magnifique, un accent de douleur poignante ; mais onpeut supposer que les patriarches, confesseurs et martyrs passés ou futurs, lessaints et les saintes, les chœurs de Séraphins et de Trônes qui exécutèrent lesublime ouvrage eurent l’art de s’identifier avec les souffrances du peuple hébreu,écrasé par la pesante domination de l’Égypte. L’idéal se mêle ici merveilleusementau réel, comme dans toute grande œuvre musicale. Les chœurs relatifs aux plaiesqui frappèrent la terre de Cham respirent à la fois une profonde terreur de lapuissance divine et une joie sauvage de voir châtier le monstre des eaux, lepharaon blotti vainement sous les roseaux du grand fleuve, lui et tout son peuple decrocodiles. Mais le chant de triomphe de la fin est bien une transcription des joiesde la terre faite à l’usage des armées du ciel ; l’exultation en est à la fois humaine etdivine, et quelles trompettes, je vous prie, autres que celles des archangespourraient faire éclater ces cris de lumière et ces resplendissantes clameurs ?Le caractère céleste de l’œuvre communément attribuée à Hændel (qui seul, eneffet, pouvait retrouver une telle inspiration) nous frappa tout d’abord lorsque, dansl’église à peu près déserte, nous entendîmes répéter le duo de soprani qui est surces paroles : « Le Seigneur est ma force et mon chant ; il est devenu mon salut. »Deux voix d’anges, de la plus admirable limpidité, deux voix que l’on peut direchastes, aussi éclatantes qu’elles étaient douces, attaquèrent en canon ce beauchant de gratitude, tout recueilli, où respire une héroïque tendresse. Pour moi, lesyeux fermés, j’écoutais se dérouler le cantique dans un mineur suave, et les voixévoquaient devant mon esprit l’image de deux êtres de la plus radieuse pureté, auxlarges ailes étendues. Comme j’étais soulevé par les voix lorsqu’elles montaientensemble dans les régions aiguës ! Comme certaines notes répétées attestaientbien une foi inébranlable ! Quel frisson me fit courir dans le corps cette brusquesuccession des deux voix attaquant un sol, coup sur coup, empiétant l’une surl’autre, et se mêlant ensuite dans une pieuse et douce harmonie ! Hændel estincomparable pour ces sortes d’attaques ; et je ne crois pas que l’intensité de telseffets puisse être dépassée. Je dois transcrire ici, avec respect, les noms demademoiselle Pia von Sicherer et de mademoiselle Paravicini, qui ont chanté ceduo : je l’entends encore aussi distinctement que si j’étais dans la cathédrale de.elâBLe duo des basses, chanté par MM. Staudigl et Engelberger, fit un puissantcontraste avec celui des soprani. La première basse, plus riche et plus veloutée,s’unissait magnifiquement à l’autre, remarquable par la profondeur et la force. Il yeut une surprenante vigueur dans la double attaque de la phrase initiale : « Le
Seigneur est un homme de guerre ! » et les syllabes germaniques, avec leurs rudesaspirations et leurs roulements de tambours, sonnaient âprement dans la grandenef. Il faudrait être bien affadi par les langueurs de la musique moderne, toujourssaturée de rêve, à la fois voluptueuse et souffreteuse, pour ne pas tressaillir de joiedès le prélude instrumental de ce duo, écrit dans le plus éclatant la majeur, et où lestaccato des hautbois alterne avec les cordes qui chantent, le tout ponctué par desbassons goguenards qui semblent rire dans leur barbe de la terrible noyade de laMer Rouge.J’ai ouï dire mainte fois que Beethoven avait donné aux instruments de l’orchestreune signification plus étendue que ne faisaient ses prédécesseurs, et qu’il avaitemployé le hautbois, notamment, à toute sorte de fins, tandis qu’on le reléguait jadisdans le genre pastoral. Que la foudre m’écrase si je veux rabaisser la gloire deBeethoven ! Mais il ne faut pas s’imaginer que Bach et Hændel condamnent lehautbois à l’églogue sempiternelle. Dans l’air avec chœurs de la Passion : « Jeveux veiller auprès de Jésus... », le hautbois, d’un bout à l’autre de cette tendre etdouloureuse mélodie, ne cesse de faire entendre ses plaintes : et il n’y a là nipasteurs ni troupeaux, — rien qu’une âme souffrante, enveloppée par la pieusecompassion de ceux pour qui elle souffre. Hændel a souvent le hautbois héroïque. Ilen tire de merveilleux effets en le mêlant au tambour. Il est vrai qu’on peut alorss’imaginer un peuple pasteur et conquérant, qui pousse devant lui, pêle-mêle, destroupeaux immenses avec la foule des vaincus. Mais il n’y a rien de tel dansl’invocation à Bacchus de la Fête d’Alexandre, où le maître a si puissammentexprimé l’enthousiasme de la coupe, voilé parfois de cette vague mélancolie quiapparaît à certaines phases de l’ivresse. Dans ce chant de fête le hautbois estfringant et martial. Il est plein d’une mâle résolution dans le prélude etl’accompagnement de notre duo de basses ; il y prend des allures de trompetteprimitive.Je me figure volontiers ce duo chanté dans le Paradis, aux jours anniversaires de ladélivrance d’Israël, par le chevalier saint Georges et par saint Michel archange.« Le Seigneur est un homme de guerre, disent les deux basses ; le Seigneur estson nom ; les chars de Pharaon et son armée, il les a jetés dans la mer. » Soyezsûres, basses, que nous n’en doutons pas et qu’il serait difficile d’en douter, devantl’énergie sauvage que vous mettez à nous le dire, barbes irritées !Mais ne serait-ce pas plutôt Ézéchiel et Isaïe, ou deux autres parmi ces vénérablesboucs de prophètes, qui, dans la seconde partie, attaquent en mineur un canonlugubre ? « L’élite de ses capitaines, elle est noyée aussi dans la Mer Rouge... »Cela est entrecoupé, mystérieux, terrible ; les cordes répètent les mêmes notesavec tremblement ; on pense au châtiment inéluctable, au grand silence qui se ferasur cette armée lorsque la mer aux algues l’aura recouverte tout entière. Car le faitsemble s’accomplir sous nos yeux, et quelque chose de fortement dramatique estmêlé à cet hymne de triomphe. Il reprend avec enthousiasme et s’achève dans lagloire. Je regrette que la phrase finale n’ait pas été chantée avec toute l’ampleurpossible, comme on l’eût fait en Angleterre. Il ne faut pas craindre de ralentirlorsque Hændel aboutit à ses prodigieuses cadences. Il semble qu’elles illuminentd’une façon rétrospective tout ce que l’on vient d’entendre. Je crois voir de hauteset massives portes de bronze, ces portes éternelles dont parlait le Psalmiste, roulersur leurs gonds avec lenteur et découvrir aux yeux éblouis l’intérieur même dutemple avec la profusion des lumières, les trésors de l’autel, les prêtres radieux, lafoule prosternée parmi les chants de fête et les vapeurs de la myrrhe.M. Kaufmann, qui a une voix de ténor très pure et qui se maintient dans le registreaigu avec une grande facilité, est né pour être évangéliste. C’est lui qui, lorsqu’onexécute à Bâle la Passion selon saint Matthieu ou l’Oratorio de Noël, annonce aupeuple la bonne nouvelle. Le ténor, dans Israël en Égypte, chante quelques courtsrécits, puissamment expressifs, et soutenus à cette hauteur qui était si naturelle àHændel. Cet homme fut robuste, noble et grand sans le moindre effort : aujourd’huion se travaille, on peine, on sue sang et eau pour être trivial ou maladif. Quelle forcedans cette simple phrase, dite par le ténor pendant un absolu silence desinstruments : « Il changea leurs eaux en sang ! »Le ténor chante aussi un air farouche, à trois temps, hérissé de rapides vocalises,et comme haletant de fureur. « Je poursuivrai, disait l’ennemi, j’atteindrai, jepartagerai le butin : je tirerai l’épée, ma main les exterminera... » Est-il besoind’ajouter que la prétention de l’Égyptien est immédiatement mise à néant ? Dans laréponse il n’y a point de colère, et l’effet de cette calme victoire est d’autant plusirrésistible. C’est le soprano qui déroule un chant d’actions de grâces : « Tu lançaston souffle ; la mer les recouvrit », — et cela, lentement et paisiblement, tandis queles doux violoncelles accompagnent. « Ils s’enfoncèrent comme du plomb dans lespuissantes eaux. » Il y a quelque chose d’unique, et où palpite vraiment l’âme de la
Bible, dans l’émotion contenue et la sereine grandeur de cet hymne adapté sur desparoles terribles. A la fin de l’air je remarque un redoublement de la formulefamilière à Hændel. Napoléon disait que, de toutes les figures de rhétorique, la pluspuissante est la répétition. Hændel est de ceux qui ne craignent pas d’insisterlorsqu’il le faut. Si vous ne voulez pas comprendre, c’est de force qu’il vous feraentrer les choses dans la tête.Je n’ai pas encore parlé de mademoiselle Hermine Spies, qui possède le plusadmirable contralto que j’aie entendu. Qu’il me soit permis de lui appliquer le motdu pauvre Lear à Cordelia : « Last ; not least. » Bien au contraire ; carmademoiselle Spies chante la musique de Bach et de Hændel, voire toute espècede musique, avec une si profonde intelligence et une conviction si forte que labeauté de la voix devient chez elle une qualité secondaire.Hændel aimait particulièrement le contralto ; et je ne pense pas qu’on ait jamaisécrit comme lui pour cette voix chaude et presque virile, capable pourtant desinflexions les plus caressantes. Il en fait valoir toutes les ressources avec un artinfini ; mais ce qu’il y a de plus remarquable, c’est le rapport qu’il sait établir entre lanature de l’inspiration, dans telle mélodie, et le genre de voix qu’il choisit pourl’interpréter. Il semble qu’il y ait dans l’alto quelque chose de collectif : c’est la voixque j’attribuerais à « la fille de Jérusalem » qui symbolise le peuple entier, surtoutdans les prières jaillies de l’âme à l’heure du suprême péril ou dans les actions degrâces qui suivent ce péril à peine conjuré. Cette voix exprime encore trèspuissamment une joie profonde qui, par l’excès même de son intensité, ne peut serépandre en clameurs aiguës et en éblouissantes vocalises. Il serait facile demultiplier les exemples pris dans les différents oratorios de Hændel. D’ailleurs cetteappropriation de l’idée à l’organe choisi par le musicien est de toute nécessité ;mais on la réalise avec plus ou moins de perfection.Hændel, dans son Israël en Égypte, a confié au contralto le soin de raconterl’histoire de ces étonnantes grenouilles qui envahirent jusqu’aux chambres dePharaon. L’accompagnement de l’air est quelque peu descriptif ; le rythme sautillantet brusque simule, si l’on veut, la marche des grenouilles. Mais il n’y a rien demesquin, de puérilement imitatif dans le récit de cette invasion qui ne donne guèreenvie de rire. Hændel, la musique même, ne se fût pas avisé d’écrire unaccompagnement dont le sens échapperait si les paroles venaient à manquer. Qu’ils’agisse de tout autre chose que de grenouilles, et le dessin de l’orchestre resteraprécis, sans rien d’obscur ni même de bizarre. Cette remarque est applicable auxchœurs où il est question des mouches et de la grêle. Ce qu’il y a là de descriptifest peu de chose ; j’admire surtout que le maître ait su trouver des analogiesmystérieuses, bien réelles pourtant, entre les phénomènes dont il veut suggérer lavision et les moyens purement musicaux qu’il a employés, rythmes ou effetsd’orchestre. C’est avec la même puissance et la même mesure, me semble-t-il, queWagner a su donner la sensation de l’eau, du feu, de l’orage, de toutes les chosesphysiques. On ne peut mettre en doute la réalité des analogies dont je parlelorsqu’on entend l’extraordinaire chœur des Ténèbres d’Israël en Égypte. Elles ysont palpables ; et pourtant aucun moyen bassement imitatif ne pouvait donner unetelle impression.Ce sont d’énormes batraciens, des grenouilles aux mugissements de bœuf quienvahissent le palais des pharaons. Rien de beau comme la gravité du chant où estnarré ce désastre, qui ferait sourire les êtres chez qui l’absence de toute noblessevraie a développé outre mesure le sentiment du ridicule. Avec un élan magnifique lavoix s’écrie : « Il livra leurs troupeaux à la peste : pustules et tumeurs couvrirentl’homme et la bête. » Cela est repris dans le grave sur un rythme inexorable, tandisqu’au-dessus de ce chant lugubre et résolu bondit à l’orchestre la multitude desgrenouilles. Dans les mâles vocalises de l’alto, dans l’enthousiasme qui, parmoments, soulève la voix, dans la cadence finale longtemps arrêtée sur un si bémolgrave qui ronfle terriblement, il y a certes une émotion : celle de la justice enfinsatisfaite et de la force qui admire son œuvre.Le duo en ré mineur pour alto et ténor : « Dans ta miséricorde tu as conduit tonpeuple », est d’un caractère purement religieux et, par la concentration dusentiment, fait songer à Bach. Comme elle est émouvante dans sa simplicité, cettephrase en majeur : « Tu l’as guidé dans ta force » — qui commence par unepaisible ascension des six premiers degrés de la gamme ! Pour que tout l’effet soitdonné, il suffit que l’alto prenne à son tour le chant à la dominante, pendant unelongue tenue du ténor.L’air de contralto en mi majeur, dont il me reste à parler, est peut-être le plus beaude la partition. C’est une large et héroïque mélodie. Cela se déroule avec unesimplicité majestueuse, une paisible force qui ne cherche point à étonner, une
magnificence toujours égale. La plus profonde émotion est contenue dans ce chantsublime ; on sent que la bouche parle de l’abondance du cœur ; et, par moments,l’âme laisse déborder son enthousiasme. Personne ne devrait être insensible à unetelle inspiration. Mais les uns se nourrissent de si plates vulgarités que tout ce quiest noble les ennuie ; d’autres ne pensent pas qu’il y ait une émotion possible horsde ce qui leur enfièvre le sang, leur tord les nerfs et leur triture le cœur. Ils sontcomme ceux qui souffrent des dents et qui ne se sentent soulagés que s’ilsexaspèrent leur mal. La musique d’aujourd’hui agit sur ces âmes troublées avecd’autant plus de force qu’elle est plus cruellement physique. Cette musique-làcherche l’âme, mais elle prend surtout la chair. Elle a bien son humanité, et je neveux pas lui jeter l’anathème ; mais je souhaite que ceux qu’elle étreint puissentparfois s’en dégager et qu’ils respirent l’air vivifiant de ces Alpes, Bach et Hændel.Il y a peu à remarquer dans la mélodie en mi majeur, simplement accompagnée parles cordes. Il faut l’entendre. C’est la suavité dans la force. Je ne puis concevoir uneplus profonde interprétation, ou mieux une plus radieuse transfiguration de ce texte :« Tu les planteras sur la montagne de ta propriété, à la place, ô Éternel ! que tu aschoisie pour ta demeure... » Et quelle puissante émotion lorsque s’élève du fond del’âme le chant qui accompagne ces paroles : « Dans le sanctuaire, Seigneur, quetes mains ont fondé ! » Il y a là une courte phrase que je retrouverais sans peine,avec de légers changements, dans les magnifiques adieux de Brünhilde àSiegfried : elle est d’un élan sublime. Il serait puéril d’insister sur ce rapprochement.Le génie est toujours le génie, qu’il se nomme Hændel ou Wagner ; et il y a desmoments où sur les âmes les plus dissemblables passe un même souffled’irrésistible inspiration.Je ne détaillerai pas les mérites de mademoiselle Spies. Je ne pensai, enl’écoutant, qu’à la beauté de ce qu’elle chantait ; l’identité me parut absolue entre lapensée du maître et l’interprétation de l’artiste. Le soir de l’exécution solennelle, lesténors qui devaient entonner le chœur final, aussitôt après l’air dont je viens deparler, manquèrent leur attaque : ils avaient trop bien écouté, et ils étaient ravisd’admiration. Pour qui a une seule fois entendu le chœur du Gesangverein, sipuissamment dirigé par M. Volkland, rien autre ne saurait rendre compte de cetteunique défaillance, qui fut aussitôt réparée. Étant donnée la haute perfection aveclaquelle on exécute à Bâle les chefs-d’œuvre de la musique, il est heureux qu’un telaccident ait pu se produire.Ne pensez-vous pas, cher Baille, que, malgré l’humeur de sanglier que l’on attribueà Hændel (cet homme digne à tous égards de notre plus ardente sympathie,comme de toute notre vénération), il ne se fût pas courroucé à ce propos, et que savaste perruque poudrée eût conservé le petit balancement qu’elle avait lorsque toutmarchait bien ? J’imagine aussi qu’il eût embrassé de bon cœur mademoiselleSpies. Ce n’est pas elle, à coup sûr, qu’il eût brandie par la fenêtre en menaçant dela précipiter, comme cette récalcitrante pécore à qui il criait furieusement : « Oh !madame, je sais que vous êtes une diablesse ; mais moi je suis Béelzébub, princede tous les diables ! » D’ailleurs la puissante carrure de mademoiselle Spies eûtrendu, de toute manière, un pareil procédé assez difficile, malgré la force colossalede l’Hercule qui a dompté tant de monstres et accompli de si magnifiques travaux.IILorsque nous entrâmes, le soir de la répétition générale, dans la vieille églisebâloise, c’est bien le Paradis que nous aperçûmes au fond de la cathédraleenguirlandée de lumières. Du moins les tableaux des maîtres primitifs et ma propreimaginative ne me permettent pas de concevoir le Ciel autrement. Au pied del’orgue radieux, pareil à une colossale flûte de Pan, on avait groupé les musiciensde l’orchestre, puis la foule des choristes, face au public ; et toutes ces bouches,qui allaient être si éloquentes, étaient tournées vers nous comme de vivantestrompettes. En bas de l’estrade nous devinâmes, caché par une vaste lyre defeuillage, le chef d’orchestre dont l’archet seul devait nous apparaître, rayonnantdans toutes les directions, serein ou frénétique, vibrant parfois comme un trille etdécrivant, pour battre de lentes mesures carrées, une immense auréole autour dupupitre invisible. Nous, royalement assis au cœur de l’église dans des chairessculptées, nous regardions onduler ces profondes masses chorales, à coup sûrcomposées de Trônes, Principautés, Vertus et Dominations, d’où la parole divineallait jaillir avec une irrésistible puissance.Les soli entendus le matin, et sur lesquels je n’ai pas à revenir, nous avaient mis enappétit de musique : mais la faim la plus vorace trouverait de quoi s’apaiser dansles chœurs d’Israël en Égypte, substantiels en diable, et où il y a, certes, à boire et
à manger. On nous joua, pour nous mettre en goût, le début d’un magnifiqueconcerto d’orgue (en sol mineur). Hændel, lorsqu’il dirigeait ses oratorios, tenaitl’orgue ; et, entre leurs diverses parties, il jouait des concertos avecaccompagnement d’orchestre. Il en existe, je crois, dix-huit, qui sont de la plusgrande beauté. Un personnage nommé Fétis a commis l’inqualifiable ânerie (jeprends ce mot dans le sens, généralement usité, de grossière sottise, mais j’endemande bien pardon à l’humble et douce bête qui fut, au jour des Rameaux, lamonture de Notre-Seigneur), cet homme, dis-je, a commis l’ânerie monstrueuse dedéclarer que ces concertos n’étaient point dans le grand style de l’orgue. La véritéest qu’ils renferment des allegros, gavottes et bourrées qui sont d’une joietitanique ; et les cuistres tels que Fétis ne comprennent guère que l’on puisse êtregrand si l’on n’est pas funèbrement grave. C’est le contraire qui serait plutôt vrai.Hændel, parce qu’il était robuste et grand, avait en lui une profonde source de joie.Il a des inventions ineffablement comiques ; mais ce comique-là dériderait leJérémie de la Chapelle Sixtine. Même, au rythme de ses gigantesques bourrées,on verrait tourner et bondir ensemble tous les prophètes et toutes les sibylles. Vousme comprendrez, Baille, vous qui écrasez les claviers de l’orgue avec tant de joie,et que les rabelaisiennes gaietés de Bach et de Hændel font rire jusqu’aux oreilles,ô vieux satyre de Michel-Ange !Du reste, le largo qu’on nous exécuta était d’un tout autre caractère : solennel dansle début, où retentissent les trilles mordants du hautbois et où s’élance comme unefusée la gamme ascendante de tout l’orchestre ; d’une angélique suavité dans laréponse de l’orgue ; implacablement rythmé dans cette descente des instruments àcordes que les archets raclent alors avec une si brutale franchise ; et, parmi cesinspirations diverses qui reparaissent tour à tour, plein d’une mystérieuse rêverie. Ilest singulier que la musique puisse nous émouvoir autant sans que nous sachionsle moins du monde de quoi elle nous entretient.Le chœur se leva, et, après un court récit du ténor, il entonna une lamentation inouïe,qui est peut-être ce qu’il y a de plus sublime dans l’ouvrage entier. Elle fait penserau double chœur qui ouvre la grande Passion de Bach, et qui me semble dépassertout ce qui a été fait dans la musique. La supériorité demeure à Bach, au doublepoint de vue de l’architecture, vertigineuse dans le portail de la Passion, et aussi dela profondeur des sentiments ; mais la supériorité de Bach n’est certes pasécrasante, et peut-être fallait-il autant de génie — un génie tout autre, mais aussirare — pour écrire le chœur d’entrée d’Israël en Égypte. L’inspiration, comme lesujet l’exige, est ici moins universelle ; mais si ce n’est pas l’humanité entière quiest appelée au salut, c’est tout un peuple dont le cœur éclate en sanglots et qui faitmonter vers son Dieu le cri d’une douleur immense. Il n’y a rien de plus grand.« Et les enfants d’Israël gémissaient à cause de leur servitude. » Parmi les huit voixdu chœur, seuls, les contralti du premier groupe font entendre cette plainte lente etgrave, d’une indicible tristesse. Un motif plus rapide, qui bientôt sera reproduit parles voix, se dessine à l’orchestre et toutes les femmes, à l’unisson, chantent sur unemélopée d’où la note sensible est exclue et qui a une âpre saveur de plain-chant :« Et leur cri monta jusqu’à Dieu ! » Personne ne s’aviserait de songer à l’époque oùcette musique fut écrite : Israël se lamente, et Dieu écoute. Sur le thème plus vif quia été exposé à l’orchestre les voix claires, soprani et ténors, disent la dureté des filsde Cham et la cruelle servitude d’Israël : « Ils les accablèrent de corvées ; ils lesfirent peiner durement. » Les contralti prennent le même motif et, tandis que toutesces voix se mêlent dans un puissant tumulte dominé par les soprani qui s’élèventaux régions aiguës, les basses, jusque-là silencieuses, reprennent avec lenteur lasauvage introduction : « Et leur cri monta jusqu’à Dieu... »L’exposé que je viens de faire peut donner une faible idée de l’art avec lequel lemaître se servait des voix. On répète à satiété que Hændel est fort simple ; et cehaut éloge, dans la bouche de quelques-uns, devient une critique. Mais il faudraitdire que cette simplicité est en partie le résultat d’une science prodigieuse. Bach aune plus grande variété de combinaisons ; il s’ingénie davantage ; mais j’estimeque Hændel, avec des moyens moins compliqués, produit d’aussi puissants effets.Il faut ajouter que sa musique, en raison de la simplicité des moyens, est beaucoupplus apte que celle de Bach à être exécutée par de grandes masses chorales. Maissi Hændel est toujours simple, précis, lumineux, il ne faudrait pas s’imaginer qu’il secontente aisément et qu’il ne pousse pas très loin la recherche. Il a descombinaisons qui peuvent se réduire à un petit nombre ; mais il les emploie avecune infaillible sûreté. Il est précieux pour un écrivain d’avoir une infinité de vocablesà son service ; mais l’art d’écrire ne consiste-t-il pas avant tout dans un groupementharmonique et imprévu de mots généralement très simples ? On peut dire que,dans la musique chorale de Hændel, pas une note n’est perdue. Rien n’échappe desa pensée. Pour moi, qui n’ai pourtant qu’une connaissance très sommaire de l’artmusical, je ne goûte jamais aussi vivement la joie de comprendre que lorsque
j’écoute la musique de Bach ou de Hændel, Bach exigeant d’ailleurs un peu plusd’effort. C’est quelque chose comme le plaisir qu’on éprouve à pénétrer jusqu’aufond d’une vérité scientifique, plaisir connu, je pense, de peu de personnes. Loin dediminuer l’émotion, cette extrême clarté ne fait que la rendre plus directe et plusforte. Je ne crois pas avoir plus d’aptitude à comprendre Bach et Hændel qued’autres maîtres aussi profondément admirés, Beethoven, par exemple ; mais jeme figure que ces deux-là sont vraiment les plus intelligibles de tous. Quoi qu’il ensoit, jamais je n’ai retrouvé, à entendre les merveilleux chœurs de Wagner(Lohengrin, Maîtres chanteurs, Parsifal), ceux de Mozart et de Gluck, ni mêmeceux de la neuvième Symphonie, que rien ne dépasse en sublimité, cette joieentière, physique aussi bien qu’intellectuelle, fortifiante au suprême degré, dont jeme sens inondé par les chœurs resplendissants de Bach et de Hændel. Après s’enêtre repu pendant trois heures, on est la mansuétude même ; mais il semble qu’ontuerait un homme d’un coup de poing.Les doubles chœurs d’Israël en Égypte présentent un vif intérêt pour qui cherche àse rendre compte de l’art souverain avec lequel le maître groupe les voix, lance uneattaque, met en lumière une phrase essentielle, laisse éparses toutes les forcesdont il dispose et brusquement les concentre pour frapper un grand coup. Dans lechœur d’ouverture, ce sont par exemple les ténors qui exhalent une plainte aiguë,renforcée par les contralti à l’unisson. Cela ne fait que passer : toutes les voix,maintenant, gémissent, sauf les ténors et basses du deuxième groupe, qui fontentendre le même chant rapide et plein d’angoisse ; puis les basses du premierchœur sont entraînées avec les autres, et les ténors, qui s’élèvent brusquement,suivent le dessin de la basse, mais à un intervalle de dixième au-dessus. Parfois,l’unisson de toutes les voix mâles est rendu plus terrible par les contralti qui viennents’y associer, et qui chantent à une profondeur incroyable. Écoutez, pendant que lesvoix féminines, avec les ténors du premier chœur, se mêlent ou se répondent, cettelente, lugubre, douloureuse ascension des voix d’hommes ! Et quels soupirs,quelles prières courtes et ardentes passent de temps à autre dans le tumulte,flottent, pour y être bientôt submergées, sur le torrent de la sauvage lamentation !Elle s’achève par le plain-chant du début, mais avec une extraordinaire puissance,car cette fois toutes les bouches du chœur crient l’angoisse du peuple opprimé.« Je n’ai pas l’oreille trop dure pour entendre » dit le Seigneur. Aussi l’Égypte serafrappée d’horribles plaies ; et l’Éternel conduira miraculeusement son peuple horsde la terre de Cham, lui ayant frayé un chemin à travers la Mer Rouge. Tel est lesujet de la première partie d’Israël en Égypte, après le chœur qui en est le prélude.En écoutant proférer par la foule qui, dans Israël, est le principal interprète dumaître, tant de malédictions, suivies de calamités horribles, j’admirais une fois deplus les ressources de la musique, qui groupe en un faisceau indestructible toutesles impressions nées du même sujet. Elle sait fondre dans une vivante unité lesémotions les plus diverses. Les chœurs relatifs aux plaies de l’Égypte ne sont pastous conçus dans le même esprit ; il fallait cela pour animer une aussi longue suitede désastres ; mais, avec une proportion variable, on trouverait dans la plupartd’entre eux l’exaltation féroce de l’opprimé qui voit infliger à son maître la durepeine du talion, même un châtiment très supérieur à l’offense ; l’épouvante etl’horreur devant les plaies de l’Égypte ; la magnificence du spectacle lorsque lesforces de la nature sont déchaînées, avec la joie sauvage qui semble accompagnerleur action et qui se communique aux témoins de ces cataclysmes ; enfin, planantsur tout cela, la grande pensée de la Bible, l’intervention directe et miraculeuse deJéhova, et le salut promis solennellement au peuple par son Dieu. « Quand mêmetu serais suspendu dans le vide du ciel ou recouvert tout entier par les vagues de lamer, je serais encore avec toi » dit le Seigneur.« Ils frémirent de boire au fleuve : Dieu changea les eaux en sang. » Le thème fuguéqui traduit ce verset est significatif, par l’inattendu des intervalles, par la violence durythme, par une courte descente chromatique, de l’horreur qu’inspire à l’Égypte sonfleuve puant, rouge, où les poissons flottent putréfiés. On devine l’immense nauséede tout le peuple qui se voit inondé de sang : il y en a plein les cuves et plein lesauges. Le chœur se développe à quatre voix seulement, compact, sansalternances ; à peine les basses s’interrompent-elles un moment pour reprendreavec plus de force et de poids. Quelle clameur ! Elle semble dire : « Bois si tu peux,Pharaon ; si tu n’es pas trop dégoûtée, bois, terre d’Égypte. »Puis c’est le tour des grenouilles. Peut-être Hændel a-t-il consacré un solo à cetteplaie parce que, dans le vaste tumulte d’un chœur, les bonds des grenouilleseussent pu donner lieu à des incidents burlesques. Il ne risquait rien de pareil enconfiant à une voix sévère cette partie du récit.Après viennent d’innombrables insectes. « Il dit une parole » crient toutes les voix
viriles ; et aussitôt, des quatre points du ciel, les nuages de bestioles ailées fondentsur l’Égypte. Il semble que des voix d’anges, de claires voix d’argent, pures etjoyeuses, retentissent dans les régions supérieures : toutes les voix de femmes, semêlant à la tierce ou à la sixte, chantent accompagnées seulement par une fanfarede trombones : « Et il vint toute sorte de mouches ; d’innombrables essaims derongeurs ailés s’abattirent sur le pays. » Un trait de violons court à l’orchestre avecune rapidité vertigineuse et bientôt enlace le chœur tout entier d’une fuyanteceinture de triples croches. Mendelssohn se souviendra de ce trait de violons. « Ildit : les sauterelles arrivèrent sans nombre et dévorèrent les fruits du sol. » Lechœur s’achève par quelques triomphales mesures de l’orchestre, où le bassonn’oublie pas de mêler ses comiques réflexions. La sonorité de l’ensemble, avec lesdialogues de voix au timbre différent, l’opposition fréquente des deux chœurs, lesclairs accords de trombones et la fuite éperdue des instruments à cordes, est tout àfait éblouissante.Le chœur de la grêle dégage une singulière hilarité. On ne saurait exprimer avecplus de verve la joie de détruire. Quelle bonne humeur dans la férocité ! C’est unallegro à trois temps, dont le début rappelle un concerto d’orgue de Bach (en utmajeur). Il faut entendre ces cris de joie formidables. Rien n’égale la plénitude deschœurs de Hændel ; on a l’oreille saturée d’harmonie, et l’on résiste malaisémentau désir d’entonner les parties l’une après l’autre, voire même toutes à la fois. Maisde temps en temps gronde la timbale. C’est que notre grêle est entremêlée deglobes de feu, d’éclairs et de tonnerres : il s’agit d’une grêle extraordinairementterrible. Remarquez le puissant effet de toutes ces syllabes entrecoupées, que lesbasses des deux chœurs enveloppent d’une vocalise tonitruante. Et brusquement,dans le créneau de silence formé par les voix qui se taisent une seconde et qui vontreprendre avec fureur, flamboie l’éclair d’une trompette. Le tout s’achève par unfortissimo qui est à hurler de joie.La Bible nous dit qu’après chacune des plaies qui frappèrent l’Égypte Dieu prit soinde raidir le cœur de Pharaon, afin qu’il ne tînt aucun compte des leçons cruellesqu’on lui donnait. Sans cela il serait vraiment inexplicable qu’après le Nil changé ensang, les grenouilles, les mouches, les sauterelles, la peste et les pustules, etencore cette grêle mêlée d’éclairs, il se fût obstiné à retenir les Hébreux. Mais voiciune plaie plus affreuse que les autres. Moïse étendit sa main vers le ciel : et lesténèbres descendirent sur le pays d’Égypte. Elles durèrent trois jours. Cesténèbres, Hændel les a rendues visibles et palpables, il en a presque donné l’odeuret le goût funèbres par un chœur à quatre voix, d’une extrême lenteur, qui fait la nuitautour de ceux qui l’écoutent, qui leur oppresse le cœur et qui les terrifie. Je ne saisrien qui donne plus fortement l’impression d’une hideuse réalité. Au début le son del’orchestre est voilé : des hautbois et des violons jouant dans le grave se mêlent aubasson, et il en résulte quelque chose comme la sonorité mystérieuse de cors quel’on écouterait en rêve. Ceci montre que Hændel savait, lorsqu’il le jugeait à propos,fondre les diverses voix de l’orchestre et donner par elles l’impression d’un seulinstrument. L’orchestre, à ce début, joue très doucement, et il en est ainsi jusqu’à lafin du chœur, qui s’achève pianissimo. Mais l’orgue, qui enveloppe les chœursd’Israël de sonorités magnifiques, fait ronfler tout à coup une effrayante pédale detrente-deux pieds : l’impression en est si puissante qu’elle devient presquedouloureuse. Le chœur chante : « Il fit descendre d’épaisses ténèbres sur tout lepays ; mais des ténèbres que l’on aurait pu saisir. » Cela s’assombrit de plus enplus ; les harmonies deviennent lugubres ; les bémols se multiplient jusqu’à formerdes grappes sur la portée. Trois jours ainsi : on ne se voit pas les uns les autres, etpersonne ne se lève de sa place. Les voix du chœur se séparent ; elles semblents’interroger et se répondre, toujours très lentement, sans éclat, sans une lueurd’espérance. C’est un récitatif dialogué, des confidences échangées dans lesténèbres par des voix d’une surhumaine puissance, mais qui ont peur des’entendre. L’orchestre fait de longues tenues ; et le chœur finit par des murmuressi faibles qu’on ne les distingue plus du silence.A peine les ténèbres furent-elles dissipées que Pharaon reprit sa parole une foisencore, et ne voulut point laisser partir Israël. Alors l’Éternel frappa un coup décisif.Ce n’est point, comme le disent certaines traductions de la Bible, un angeexterminateur, c’est une manifestation de Dieu lui-même qui accomplit l’acte desommaire justice. Les Hébreux, après avoir mangé dans leurs familles l’agneauque l’on appela depuis l’agneau pascal (c’est-à-dire : du passage), dormaient ousongeaient au lendemain, qui devait être le jour de l’Exode. Ils avaient trempé unebranche d’hysope dans le sang des bêtes et aspergé l’entrée de leurs demeuresavec ce sang. Ils avaient rougi le linteau et les deux poteaux. L’Éternel Dieu passadevant les portes ainsi marquées sans toucher personne ; mais, dans chaquemaison égyptienne, il frappa le fils aîné ; il les extermina tous, depuis le premier-néde Pharaon jusqu’au premier-né du détenu au cachot. C’est ce que le chœurrappelle dans un chant farouche : « Il frappa les premiers-nés d’Égypte, la fleur de
leur force. » La phrase initiale fit passer devant mes yeux Jéhova : il accomplissaitl’œuvre terrible avec son épée de lumière. Le chœur se précipita ; je fus entraînépar ce mineur féroce. Hændel a employé ici encore, mais sans y mêler unevocalise, les syllabes hachées, dites simultanément par toutes les voix, etentrecoupées de brefs silences. Le début d’un chœur de Samson et Dalila, un desmeilleurs ouvrages de M. Saint-Saëns, est visiblement inspiré par le sujet du chœurdont je parle. M. Saint-Saëns connaît ses maîtres à fond. Cela n’empêche pas qu’ils’est complu à énumérer les raisons, en général détestables, pour lesquelles il estimpossible ou superflu de monter en France les oratorios de Bach et de Hændel.Certes, le maître a su introduire la plus vivante diversité dans un sujet qui pouvaitsembler monotone : l’écrasement de l’Égypte. Mais voici qu’une toute nouvelleinspiration, heureuse et tendre, vient traverser une œuvre de colère. Jéhova setourne vers son peuple ; il va l’emporter dans ses bras, comme un père emporteson enfant. Il n’y a point ici d’exagération ; nous ne respirons pas, avant l’heure,l’atmosphère de l’Évangile. Mais les images pastorales, si fréquentes dans la Biblepour exprimer les rapports de Dieu avec son peuple, ont été rajeuniesmerveilleusement par Hændel. Après un exorde où éclate la joie, il se fait un grandapaisement. Les contralti chantent une phrase toute mélodieuse dans sa naïvetépastorale. « Il les conduisit comme un troupeau. » Elle se termine par une tenue trèslongue ; en même temps les violons la reprennent dans le registre aigu. Les flûtesmontent encore une tierce plus haut, et le motif se dessine avec une grâce exquise.Les soprani l’attaquent à leur tour ; puis ce sont les voix d’hommes ; et toujours lacaressante mélodie se déroule au-dessus d’une pédale soutenue longtemps parles voix. Rien n’est beau comme ce doux et long murmure. Ce qu’on imagine enl’écoutant, c’est le calme profond des nuits étincelantes d’étoiles tandis que lestroupeaux sommeillent ; c’est le vaste silence des plaines, de ces frais pâturagesde Sâron qui furent, de temps immémorial, une reposée pour les bœufs. Je regretteque le chœur ait été pris dans un mouvement trop vif, qui ne permettait pas aux voixde s’étendre comme je l’aurais voulu. C’est, à vrai dire, la seule critique que j’oseraifaire. Si je disais que l’exécution de l’ouvrage entier fut irréprochable, jen’adresserais pas à M. Volkland et à ses chœurs l’éloge auquel ils ont droit. Tout futchanté non seulement avec une justesse et une précision rares, mais aussi avecune foi, un élan, une vaillance dignes de l’œuvre héroïque de Hændel.Le chœur interrompt brusquement sa suave et pastorale rêverie. « Mais quant àson peuple... » et ici commence un thème fugué, — car il ne saurait y avoir de vraiejoie sans un peu de fugue, ou des imitations subtiles, ou quelque petit canon biennourri. « Il les emmena chargés d’or et d’argent. » Chose imprévue et pourtant biennaturelle, ces paroles sont dites avec une effusion extraordinaire. Il s’y mêle unevraie tendresse et une exultation de sauvages. Il aime son Israël, ce Dieu terrible ; ille conduit à travers les solitudes ; il marche lui-même en tête de la caravane ; il estla blanche nuée du jour et, le soir, la spirale ardente. Mais ce n’est point assez qu’ilse fasse le guide de son peuple : il a eu soin de l’enrichir au départ. Et les joyaux del’Égypte brilleront dans la sombre chevelure ou sur la peau ambrée des belles fillesd’Israël. L’attaque du chœur par les voix féminines me transporte. C’est clair etvibrant comme un sujet et une réponse de fugue lancés par les premiers et secondsviolons dans les hauteurs du ciel ; mais c’est plus doux, plus velouté, plus riche. Lesténors et basses reproduisent les mêmes dessins, et le chœur roule avec une forceirrésistible.Je ne dis rien du morceau suivant : « L’Égypte à leur départ se réjouit », car il ne futpoint chanté à Bâle.Une clameur s’élève. Ce sont les huit énormes voix du chœur qui, sur un rythme lentet saccadé, s’écrient : « Il souffla sur la Mer Rouge. » L’orgue en même temps aouvert toutes ses écluses et lâché ses grandes eaux. Puis, après un silence, lesvoix seules disent avec terreur : « Et elle fut séchée. »« Il les conduisit à travers l’abîme comme à travers une solitude. » Cette fois ce sontles basses qui exposent le sujet. Il est, presque jusqu’à la fin, formé de noteségales, et fait songer à des pas immenses, réguliers, d’une force et d’unepesanteur colossales. Je retrouve là cette nuance de comique à la Michel-Ange quime plaît par-dessus tout. Hændel a eu soin de faire accompagner par le bassonces enjambées formidables. Tandis qu’elles arpentent le lit de la Mer Rouge, le ventd’est souffle avec force ; et les traits rapides qui partent de tous côtés dans lamasse tumultueuse du chœur me font voir la mer, violemment caressée àrebrousse-poil, qui fuit devant le souffle de Dieu. Remarquez le passage où, pourdonner plus de vigueur à son attaque, Hændel fait chanter ensemble les sopranides deux chœurs. Le deuxième groupe, aussitôt qu’il a donné les premières notesdu sujet, redevient libre ; et au lieu de continuer le principal motif il chante, une tierceau-dessus de la partie d’alto, des traits capricieux et rapides.
« Mais les eaux recouvrirent les ennemis : il n’en survécut pas un seul. » C’est unchœur à quatre voix, sauvage et broussailleux. La basse instrumentale, multipliantles triolets, galope avec frénésie ; infatigablement sonnent les trompettes et lestimbales.« Et Israël vit ce grand ouvrage que le Seigneur avait accompli sur les Égyptiens ;et le peuple craignit le Seigneur. » Les voix donnent tout ce qu’elles peuvent ;l’orgue vomit de magnifiques torrents de bruit. Les harmonies atteignent une largeurdémesurée. On perd pied dans cette houle qui remplit la nef, clapote contre lesvitraux et bouillonne jusqu’aux arceaux de la cathédrale.Un chœur massif clôt la première partie d’Israël en Égypte. La forme en estpalestrinienne ; on connaît ces réponses à l’octave, ces brusques attaques sur unretard. Mais Hændel, qui n’a point dépassé Palestrina dans l’art de marierdivinement les voix, garde ici sa prérogative, qui est d’être le plus mâle deshommes. Il faut admirer l’imprévu, la grâce, l’élégance raffinée qui, chez le maîtreitalien, se mêlent si curieusement à une inspiration sauvage encore. Mais George-Friederich Hændel peut dire : Je me nomme le lion. « Et le peuple crut à Dieu et àson serviteur Moïse. » Lentes et majestueuses, trois blanches se succèdent danschaque mesure. Avec quelle sécurité le chœur marche vers sa conclusion ! « Israëlcraignit le Seigneur et crut en lui. » Moi aussi, j’y crois. Je ne veux pas d’autrespreuves que cet enchaînement de chœurs irréfutables. Et vous, père Baille ?IIIJ’ignore, Casimir, quelles sont vos idées en matière d’exégèse ; car nous causonsrarement d’autre chose que de musique ou de cuisine. Je me plais à vous voirchevaucher, dans un même jour, trois ou quatre pianos que vous laissez fourbus ;ou, mieux encore, dévorer des touffes de salade fraîche que parfument lapimprenelle, l’aimable cerfeuil et de tout jeunes oignons. Vous ressemblez alors àce bouc friand de feuilles vertes qui brouta la première vigne plantée en Grèce parDionysos. On fit une outre avec sa peau et on trépigna dessus ; je vous souhaite lemême destin pour que, dans la mort comme dans la vie, vous soyez une source demusique. Mais quant aux passages délicats de la Bible, j’ignore si vous savez enrésoudre subtilement les difficultés. Niez-vous que les livres de Moïse soient unassemblage de diverses traditions, cousues ensemble tant bien que mal ? En cecas vous devez croire que le jour où Miryam, sœur de Moïse, entonna un hymnesauvage au bord de la Mer Rouge et dansa en marquant le rythme sur untambourin, la prophétesse était centenaire, ou peu s’en faut. Car Moïse avait alorsquatre-vingts ans ; et un autre récit de la Bible nous montre Miryam déjà grande etveillant sur son frère, lorsque l’enfant prédestiné flottait le long du Nil dans unecorbeille de joncs.Au passage qui nous occupe, l’ensemble du cantique paraît être une interpolation.Après l’avoir lu, on trouve ces deux versets : « Et Miryam, sœur d’Aaron, prit enmain le tambourin, et toutes les femmes la suivirent avec des tambourins et desdanses, et Miryam chanta ainsi : « Chantez à l’Éternel,Car il a été grand et glorieux :Chevaux et cavaliers,Il les a jetés à la mer. »Or, le cantique précédent commence par les mêmes paroles ; d’où l’on peut induirequ’elles en furent le germe.D’ailleurs l’hymne entier est digne de ce verset, qu’une antique tradition avait sansdoute conservé ; Hændel ne pouvait choisir un texte mieux approprié à son génie.La deuxième partie d’Israël en Égypte s’ouvre par ces mots : « Alors Moïse et lesenfants d’Israël chantèrent à l’Éternel le cantique suivant. Ils dirent : Chantez àl’Éternel, car il a été grand et glorieux... » Et, le chant de triomphe achevé, le maître,qui s’est répandu en duos, soli, chorals, fugues magnifiques, évoque devant nousl’image de la prophétesse toute frémissante d’inspiration, et qui s’écrie : « Chantezà l’Éternel, car il a été grand et glorieux... » Tous reprennent ces paroles ; et l’œuvres’achève par un chœur splendide qui a déjà ébloui l’auditeur. Qu’il m’eût semblé durde ne l’entendre qu’une fois !
Les premières mesures de l’orchestre, avec leur rythme saccadé, ont un caractèresolennel qui fait pressentir une chose extraordinaire. En effet, après un trille lancépar les cordes à toute volée, les huit voix du chœur éclatent brusquement comme laclameur d’un peuple. « Moïse et les enfants d’Israël chantèrent ce cantique... » Et ilsle chantent, Baille, pour notre plus grande joie. Rappelez-vous comme nous nouspoussions le coude, clignant de l’œil l’un vers l’autre et faisant avec nos lippes unemoue d’admiration. Rien de plus simple, de plus beau, de plus religieux que laphrase initiale, dite par les ténors à l’unisson des contralti. Les voix se fondent enune sonorité mâle et douce, tandis que la basse instrumentale monte ou descendavec une pesante rapidité. Ce premier motif, sur les paroles : « Je chanterai auSeigneur » est suivi sans transition par un thème de fugue allègrement rythmé, quise déroule en une lumineuse vocalise. « Car il a triomphé glorieusement » chantentles deux chœurs alternés, s’exaltant l’un l’autre dans leur joie guerrière. Le secondchœur, sur un rythme haché, crie : « Le cheval et son cavalier, il les a jetés dans lamer. » Les trois motifs se poursuivent et s’entrelacent. On voit flotter au ventl’éclatante banderole des vocalises ; de barbares syllabes se heurtent comme descymbales ; et, dans le tumulte, l’action de grâces monte avec une religieuse lenteur.Puis la masse chorale, groupant ses forces, devient une trombe d’harmonie. Desclameurs entrecoupées sortent d’innombrables poitrines : « Le cheval ! le cheval !et son cavalier ! il les a jetés ! il les a jetés dans la mer ! » Les basses, avec unegravité pleine d’émotion, élèvent de nouveau le cantique à l’Éternel, tandis que lapure splendeur des trompettes évoque pour moi l’image d’une chevauchée au bordde la mer, d’une procession radieuse, d’un peuple en marche sur le bleu du cielavec ses bêtes chargées de butin. Le chœur s’achève par un rappel successif destrois thèmes. Cette fois toutes les parties martèlent ensemble les syllabeshéroïques : « Chevaux et cavaliers, il les a jetés dans la mer » et, longtemps aprèsque les voix se sont tues, on entend retentir encore ce rythme terrible.Je ne puis étudier en détail les autres chœurs de la partition. Certes, le maître a unerichesse d’idées inépuisable, quoi qu’en disent nos jeunes malades ; mais, s’il amerveilleusement varié son œuvre, je serais bien en peine de trouver desexpressions nouvelles pour traduire ma croissante admiration. J’omets le duo desoprani dont j’ai parlé. Il est suivi par une sorte de choral, qui sert d’introduction à unchœur massif : les voix y entrent si bien les unes dans les autres que les anges,ravis de cette mêlée, se mettent à souffler dans leurs trombones. « Il est mon Dieu :je le glorifie ; le Dieu de mes pères : je l’exalte. » Là-dessus apparaissent les deuxbarbes que j’ai célébrées ; et elles nous développent leur duo comme pourraient lefaire un seigneur d’Éléphantide avec un prince de Rhinocère.« Les flots les recouvrirent ; ils s’enfoncèrent dans le gouffre comme des pierres. »Dès le prélude ces hautbois qui nasillent dans le grave, cette basse entêtée nedisent rien qui vaille pour Pharaon. Les voix s’élèvent peu ; ce chœur funèbre aquelque chose de sourd et de voilé, comme les tambours de la mort.Hændel, qui tire les plus puissants effets de contrastes fort simples, déchaînemaintenant les voix, les cuivres, les timbales. La plus pure joie éclate dansl’expression qu’il donne à ce verset : « Ta droite, ô Éternel, est admirable de force ;ta droite, ô Éternel, a broyé l’ennemi. » Il faut voir avec quelle bienheureuse alacritéles deux chœurs se renvoient leurs exclamations de triomphe.Je ne dis rien des deux morceaux qui suivent : ils ne furent pas exécutés à Bâle.Quelle intelligence du texte éclate dans ce chœur : « Au souffle de tes narines leseaux furent amoncelées : les ondes se tinrent toutes droites, les flots se durcirent aucœur de la mer. » C’est un calme andante, un murmure presque doux quand ils’élève ; je pense au « faible souffle » qui passa sur la face de Job, hérissant tout lepoil de sa chair. La force divine est sûre d’elle-même ; elle n’a pas besoin de semontrer brutale. Rien de plus expressif que ces longues tenues, ces notes répétéesobstinément, la profondeur de ces basses, cette lente ascension, par tons entiers,de la partie de soprano. On voit les flots debout ; l’abîme congelé forme deuxmurailles étincelantes. Tout cela serait admiré dans l’œuvre d’un Berlioz ou d’unWagner. Lorsque j’entends parler de notre invention du pittoresque, la critiquemoderne me fait pitié.Je n’ai plus que deux chœurs à signaler. L’un est précédé par une largeintroduction : « Qui est comme toi, Seigneur, parmi les dieux ? qui est comme toisublime en louanges, prodigue de merveilles ? Tu étendis ta droite... » Au milieud’un grave silence, des basses caverneuses exposent un sujet de fugue : « Et laterre les engloutit. » J’engage ceux qui méprisent la scolastique à méditer les troispages de ce chœur.L’autre a les proportions d’une colossale architecture. Les instruments, par un
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