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Article« Les organisations internationales et la production d'un sens commun réformateur de lapolitique de protection maladie » Marina Serre et Frédéric PierruLien social et Politiques, n° 45, 2001, p. 105-128. Pour citer cet article, utiliser l'adresse suivante :http://id.erudit.org/iderudit/009402arNote : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir.Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.htmlÉrudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec àMontréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documentsscientifiques depuis 1998.Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : erudit@umontreal.ca Document téléchargé le 20 September 2011 10:00Troisième partie 29/08/01 10:20 Page 105Les organisations internationales et la production d’un sens commun réformateurde la politique de protection maladieMarina Serre et Frédéric PierruDans le cadre d’une comparai- moins positivement que négative- lités sociales et de santé liée à l’ap-son des réformes des systèmes de ment, c’est-à-dire moins par un profondissement, au double ...

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« Les organisations internationales et la production d'un sens commun réformateur de la politique de protection maladie »  Marina Serre et Frédéric Pierru Lien social et Politiques, n° 45, 2001, p. 105-128.    Pour citer cet article, utiliser l'adresse suivante : http://id.erudit.org/iderudit/009402ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir.
Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URIhttp://www.erudit.org/apropos/utilisation.html
Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit :erudit@umontreal.ca 
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Les organisations internationales et la production d’un sens commun réformateur de la politique de protection maladie
Marina Serre et Frédéric Pierru
Dans le cadre d’une comparai-son des réformes des systèmes de santé de quatre pays européens (Allemagne, Angleterre, Espagne, France) menée collectivement1, il nous a été donné de constater la formation et la consolidation d’un « sens commun réformateur » (Topalov, 1999 : 40) autour de la politique de protection maladie. Dit autrement, l’hypothèse de départ de ce travail est qu’il existe au niveau transnational une dyna-mique de redéfinition « des ‘pro-blèmes’ à résoudre et, du même coup, des phénomènes qui s’impo-sent à l’observation, des chaînes de causalité à privilégier, de la famille des solutions concevables » en matière d’organisation des sys-tèmes de santé. En première analyse, ce sens commun se définit
moins positivement que négative-ment, c est-à-dire moins par un contenu précis que par l’exclusion du champ des débats d’un certain nombre de problématiques et d’al-ternatives. Il se manifeste d’abord par un consensus sur ce qu’il n’est pas ou plus possible de faire dans ce secteur. Les termes de cette nou-velledoxapour penser les systèmes de santé et leur « réforme » sont en effet avant tout économiques, voire économicistes, puisque le «pro-blème» qui en constitue le noyau dur est celui de l’efficience écono-mique.De facto,d’autres « pro-blèmes» potentiels sont occultés ou relégués au second plan dans les débats publics et les controverses académiques : le creusement des disparités d’accès aux soins, l’ag-gravation sans précédent des inéga-
lités sociales et de santé liée à l’ap-profondissement, au double plan national et international, des inéga-lités économiques2(Fassin, 1996, 2000), la contribution du secteur de la santé à la croissance écono-mique, etc. Cependant, les conver-gences (indéniables) entre les réformes mises en œuvre dans les pays européens amènent à poser la question de l’existence d’autres consensus, positifs cette fois, sur un certain nombre de principes et de recettes d’action publique. En particulier, un accord semble émerger à travers l’Europe sur les bénéfices à attendre en termes d’ef-ficience de l’introduction de méca-nismes de type marché dans les systèmes de santé et, partant, sur la pertinence des recettes de la nouvelle gestion publique et de la gestion des
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soins (Mougeot, 1994, 1999; MIRE-ENSP, 1995; Bocognano et al., 1998). L’interrogation sur la constitu-tion et la diffusion de ce nouveau sens commun réformateur, sur ce processus transnational d’« harmo-nisation cognitive et normative » (Palier, 2000) paraît indispensable à la compréhension de la dynamique actuelle des « policy transfers » – les activités d’import-export de pro-grammes et de recettes d’action (Dolowitz et Marsh, 2000; Freeman, 1999) – en matière de politique de santé (Kimberly, de Pouvourville et al., 1993) C’est . que l’existence d’un cadre problé-matique commun aux différents pays constitue une conditionsine qua nonde la pertinence du recours à des instruments élaborés dans d’autres contextes nationaux, en particulier aux États-Unis. Les orga-nisations internationales (OMS, OCDE, Banque mondiale) appa-raissent comme des acteurs décisifs de ce processus transnational d’harmonisation. En étudiant les logiques de cet investissement sec-toriel des organisations internatio-nales, il s’agit plus ici de donner « un coup de projecteur » sur un
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aspect du processus d’harmonisa-tion que de rendre compte de l’en-semble de ce phénomène, projet inenvisageable dans le cadre res-treint d’un article3. Un tel projet supposerait en effet de recenser l’ensemble des « passeurs », qu’ils soient exportateurs (organisations internationales, mais aussi écono-mistes, cabinets de consultants, think tanks…) ou importateurs (acteurs politiques, hauts fonction-naires, acteurs sectoriels…) de dia-gnostics, de principes d’action et (ou) de recettes (Dixon, 1998; Saint-Martin, 1998; Wacquant, 1999). De même, il conviendrait de décrire les stratégies industrielles des firmes pharmaceutiques et de technologies médicales pour conquérir, avec le soutien des États nationaux, des parts dans un marché de plus en plus mondialisé et disputé (bien que largement dominé par les États-Unis) depuis la mise en œuvre de politiques de maîtrise des dépenses de santé. Car, comme le souligne pertinem-ment Michael Moran, « les biens et services de santé, considérés il y a encore une génération comme rele-vant principalement de la sphère de la citoyenneté, font désormais parties intégrantes des politiques industrielles nationales » (Moran, 1999 : 162). L’âpreté des négocia-tions en cours entre les États-Unis et la Commission européenne au sein de l’Organisation mondiale du commerce témoigne de l’ampleur des enjeux économiques (et de santé publique) liés à la libéralisa-tion des services et des biens médi-caux pour les économies nationales (George et Gould, 2000). Dès lors, seule l’analyse de la configuration complexe et chan-
geante des interactions entre ces multiples acteurs permettrait d’ex-pliquer de façon exhaustive, à la fois la convergence des réformes et la persistance de spécificités natio-nales. Tel n’est donc pas présente-ment notre but. Nous chercherons plus modestement à cerner les stra-tégies des organisations internatio-nales en mettant principalement en évidence leur rôle dans la produc-tion d’idées appelées à faire consensus (Fouilleux, 2000)4. L’irruption des organisations économiques internationales et l’imposition progressive d’une problématique économique de la « réforme des systèmes de santé » Jouant un rôle direct et indirect de plus en plus décisif dans le secteur de la santé (Fassin, 2000), les organisations internationales sont à l’origine d’une recomposi-tion du champ des acteurs perti-nents des politiques de santé autour de la problématique économique de la « réforme des systèmes de santé ». Comme le souligne Meri Koivusalo, « l’OCDE et la Banque mondiale font partie des grandes organisations qui soutiennent l’idée d’un consensus naissant sur les aspects économiques et organi-sationnels de la réforme dans le secteur social » (Koivusalo, 1999 : 62). Bien qu’elles soient des acteurs « inattendus » de la politique de santé au niveau supranational, ces deux organisations tendent à sup-planter l’OMS, acteur plus « légi-time » mais privé des ressources qui lui permettraient de tenir durable-ment une position dissidente de
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celles de l’OCDE et de la Banque mondiale. La protection maladie : un nouvel enjeu pour les organisations économiques internationales L’investissement de la protec-tion maladie par les organisations économiques internationales est relativement récent puisqu’il s’opère dans les années 1980. Les critiques dont ces organisations, et notamment la Banque mondiale, ont fait l’objet expliquent pour partie cette prise en compte crois-sante des préoccupations sociales. Mais cet élargissement des préoc-cupations des organisations écono-miques peut aussi être vu comme le produit d’une dynamique interne à ces organisations qui les amène à chercher à étendre leur champ d’in-tervention. La doctrine de ces orga-nisations, structurée originellement autour des questions économiques, cherche désormais à intégrer le social, selon les mêmes principes d’action (limites de la régulation publique, imperfections du marché et concurrence encadrée) et les mêmes outils (marchés internes). Ainsi, la Banque mondiale, ins-titution « jumelle » du Fonds moné-taire international, n’a vraiment développé ses actions dans les domaines sanitaire et social qu’à la toute fin des années 1980 (Brunet-Jailly, 1999). Son objectif priori-taire était, jusqu’alors, de sortir les pays en voie de développement du marasme économique par l’inser-tion dans le commerce internatio-nal (Alternatives Sud, 1999). Sous l’ère McNamara, et alors que l’ex-pertise économique des keynésiens fondait les stratégies de prêts, la
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priorité était la « croisade contre la pauvreté », dont l’acteur principal devait être un État intervention-niste et redistributeur. Cependant, les prêts dans le secteur de la santé étaient de faible ampleur et étaient consacrés exclusivement au plan-ning familial, la surpopulation étant perçue comme un obstacle au démarrage économique. La « mise au pas » de l’institution dans les années 1980 (George, 1995, 1997; Dezalay et Garth, 1998), produit conjoint du travail de conquête des économistes de l’École de Chicago entamé une décennie auparavant et de la crise de la dette, va pérenniser ce faible investissement sectoriel. Si la Banque intervenait alors en matière de protection maladie, c’était dans la mesure où ses fameux plans d’ajustement structu-rel impliquaient une réduction radi-cale des dépenses publiques. Les services sociaux et sanitaires ont fait en grande partie les frais du Washington Consensus, la Banque conditionnant ses prêts à des coupes budgétaires et à la privati-sation de ces services (George, 1988, 1995; Koivusalo et Ollila, 1997). Avec une telle doctrine, les investissements financiers ne pou-vaient qu’être modestes et consis-taient surtout à financer des projets de prévention sanitaire. La présence de la Banque sur le continent européen va s’accentuer à la fin des années 1980. Les actions menées dans les pays d’Europe de l’Est (voir par exemple World Bank, 2000), mais aussi la récente politique de com-munication menée auprès de ses bailleurs de fonds afin de corriger une image passablement dégradée par la multiplication des critiques
des plans d’ajustement structurel5, vont déboucher sur une plus grande visibilité de sa doctrine en matière de protection sociale et de réforme des systèmes de santé. Dans un premier temps, la Banque mon-diale cherche à défendre les résul-tats obtenus par les plans d’ajustement structurel (notam-ment en Afrique : World Bank, 1994). Mais surtout, elle va démontrer sa « capacité à absorber et à intégrer dans sa doctrine un grand nombre des critiques qui lui sont faites » (Comeliau, 1989, 2000; Haas, 1990). L’institution aban-donne ainsi dans les années 1990 les aspects les plus orthodoxes et économicistes de sa doctrine au profit d’un néolibéralisme inté-grant davantage les impératifs sociaux. Cherchant à concilier les aspects financiers, institutionnels et sociaux, elle définit progressive-ment une doctrine de la « bonne gouvernance » (Merrien, 1998; Founou-Tchuinga, 1999; Jobert, 2000; Guilhot, 2000) qui fait sa place à un État régulateur et parte-naire, soucieux de l’efficacité et de l’efficience de son action. À partir du milieu des années 1990, la Banque va ainsi afficher une toute nouvelle doctrine sociale6. L’investissement des secteurs santé-population et social symbo-lise ce relatifaggiornamentoidéo-logique. La valorisation du thème de l’équité conduit les experts sec-toriels à souligner la fonctionnalité économique du « filet de sécurité sociale » (Holzmann et Jorgensen, 2000): les fractions les plus pauvres des populations des PVD doivent pouvoir avoir accès à un ensemble de services sociaux et sanitaires de base afin de préserver leur « capital
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humain » et d’apporter ainsi leur contribution au « démarrage écono-mique ». De façon significative, la Banque va développer considéra-blement, et son expertise en matière de politique de santé, et le volume de ses prêts dans le secteur santé-popu-lation-nutrition. Le premier rapport exclusivement consacré à ce thème date de 1987 et sera suivi de trois autres en 1993, 1997 et 1999. Les trois quarts des prêts accordés dans le secteur l’ont été après 1990 (Banque mondiale, 1999). Cet investissement s’accompagne d’un déplacement de problématique; en effet, alors qu’au cours des années 1970 et 1980 les priorités étaient le contrôle des naissances et la pré-vention sanitaire, la question est désormais de savoir comment garantir l’accès aux soins (notam-ment pour les plus pauvres) tout en assurant un financement soutenable (pour l’économie) de ces derniers : « Bien qu’elle ait mis initialement l’accent sur les services de santé publique, la Banque s’occupe de plus en plus des questions concer-nant la fourniture des services de santé par des prestataires privés et des ONG, les assurances et la
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réglementation » (Banque mon-diale, 1999). Il n’en demeure pas moins que l’image très libérale que conserve cette organisation et son champ d’action « naturel » (les PVD) font obstacle à la diffusion (du moins à la reprise explicite) de ses rapports et préconisations en Europe occi-dentale, alors même qu’ils ne sont guère éloignés de ceux de l’OCDE, dont les travaux, à l’inverse, connaissent un grand retentisse-ment. Du fait de sa fonction plus consensuelle (coordonner les poli-tiques économiques des États membres), l’OCDE est une institu-tion bien moins contestée que la Banque, et ses rapports, mais aussi ses bases de données statistiques, sont largement diffusés et mobili-sés dans les différents contextes nationaux. Davantage centrée sur les pays développés, l’OCDE a investi plus tôt que la Banque les questions de protection sociale. Toutefois, cet investissement demeure récent car l’OCDE restait et reste avant toute chose préoccu-pée par les politiques écono-miques. En effet, ce n’est que dans les années 1980 que l’institution s’intéresse au social, ou plus exac-tement au poids que les dépenses sociales font peser sur les écono-mies nationales. Soulignant la « moindre efficacité des prestations et du financement, d’où le risque de compromettre la compétitivité des pays et leur capacité de pour-suivre d’autres grands objectifs économiques et sociaux » (OCDE, 1993 : 3), l’OCDE adopte une « approche économique de la poli-tique de santé [qui] se caractérise par l’importance qu’elle attache aux paramètres du financement et
des prestations. Elle se distingue de l’optique de santé publique qui met l’accent sur les objectifs, parfois en négligeant les conflits avec d’autres objectifs sociaux » (OCDE, 1993 : 37). S’intéressant au financement et aux prestations, l’OCDE met ainsi l’accent sur les performances économiques des systèmes de santé. Les différents rapports consacrés à la politique de santé sont le reflet d’une stratégie d’in-vestissement récente du secteur par l’OCDE, qui entend y étendre les mécanismes de marché développés par ailleurs. Les rapports de l’OCDE se mul-tiplient au rythme des réformes nationales des systèmes de santé que ceux-là contribuent en retour à alimenter. Le premier rapport consacré au secteur date de 1985 et est paru dans la série « Études de politique sociale » (OCDE, 1985). Il faut attendre 1992 pour que soit créée une série « Études de poli-tique de santé » (OCDE, 1992). La création de cette série correspond à la généralisation depuis le début des années 1990 de réformes des systèmes de santé par les pays membres de l’OCDE. Les diffé-rents rapports qui la composent s’attachent à comparer les réformes menées, à les évaluer et à émettre des préconisations à partir de cette analyse. Les comparaisons interna-tionales contenues dans ces rap-ports constituent un instrument central du pouvoir de l’institution, qui exerce là un certain monopole en tant que productrice d’idées. Diffusées sous la forme de rapports ou de bases de données statis-tiques, ces productions intellec-tuelles sont un vecteur privilégié de la doctrine de l’OCDE, au demeu-
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rant fort proche de celle de la Banque mondiale. L’objectif de l’OCDE est de promouvoir les politiques visant à réaliser la plus forte expansion (de l’économie et de l’emploi) et une progression du niveau de vie (« saine expansion de l’économie »)7. L’OCDE se voit ainsi comme un observatoire des poli-tiques nationales menées, dont elle tire des « leçons » et des « recom-mandations » pour l’ensemble des pays membres8. Reste que les rapports de l’OCDE ne sont pas plus que ceux de la Banque un plat compte rendu de « réalités » qui ne seraient que constatées. Les comparaisons internationales constituent en effet un instrument pour démontrer empiriquement la convergence des politiques nationales vers la « concurrence encadrée », par ailleurs présentée comme la « solution d’ave-nir ». Leur ligne directrice est tou-jours la même : il s’agit de démontrer « l’amenuisement de la marge discrétionnaire dont dispose chaque pays pour ‘suivre sa propre route’ dans un monde interdépen-dant » (OCDE, 1993 : 16) et la convergence des pays membres vers un système de « concurrence organisée », associant régulation publique et mécanismes de marché. Cherchant comme la Banque mon-diale à concilier impératifs écono-miques et nouveaux impératifs sociaux (équité, qualité…), l’OCDE vise un double objectif : garantir l’accès « à des soins suffisants et équitables » (OCDE, 1992 : 14) et assurer l’efficience macro- et micro-économique du système (maximiser les résultats par rapport aux sommes engagées).
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Face à ce consensus des organi-sations économiques, dont l’OCDE semble le porte-parole légitime, et à l’opposé de la doctrine de la Banque mondiale, l’OMS, acteur plus ancien de la politique de santé, occupe une position en porte-à-faux : à la fois producteur d’idées concurrentes largement importées par les différents acteurs nationaux et institution dominée par ces « nouveaux entrants » que sont la Banque mondiale et l’OCDE. Vers une normalisation des acteurs internationaux tradi-tionnels de la santé (publique) ? C’est à l’OMS, institution spécia-lisée des Nations Unies, qu’in-combe sur le plan international la responsabilité principale en matière sanitaire. Son rôle est de définir des objectifs, de fournir des modèles, un cadre d’action dans lequel peuvent s’inscrire les politiques nationales. L’OMS n’est pas une organisation économique, même si elle prend en charge certaines aides directes aux pays membres. Les productions intellectuelles et les projets de l’OMS portent avant tout sur le pôle santé publique-droit de la santé; ils entrent dès lors plus aisément en « résonance » avec les soubassements idéologiques des États-providences d’Europe conti-nentale et rencontrent, de ce fait, un succès important. Et ce d’autant plus que l’OMS a fortement déve-loppé son activité dans cette zone géographique à la suite des réformes des systèmes de santé adoptées dans les années 1980-1990. Les productions de l’OMS sont ainsi largement mobilisées et invoquées dans les pays européens
pour refuser les remises en cause de l’État-providence. Du fait de sa spécialisation, la doctrine de l’OMS paraît beaucoup plus « durcie » que celle des organi-sations économiques. Elle repose sur trois principes éthiques : droit fondamental de chacun à la santé, équité et solidarité, participation et responsabilisation de tous les acteurs. Dans la doctrine de l’OMS, l’État est l’acteur central de la politique de santé, qui doit être planifiée et faire l’objet d’évalua-tions, mais il doit parvenir à susciter et à organiser autour de la santé un vaste « mouvement social ». Objectif doublement ambitieux puisque, pour l’OMS, la santé désigne un « état de bien-être complet, phy-sique, mental et social » et pas uni-quement l’absence de maladie ou d’infirmité9. Le but que se donne l’institution – qui doit être selon sa doctrine celui de tous les États puisqu’il s’agit d’un droit fonda-mental – est d’offrir à chacunle meilleur état de santé possible. L’objet de l’OMS est donc de pro-mouvoir une « politique de santé pour tous » garantissant la meilleure qualité des soins et la plus grande équité possibles10. Se présentant comme le défenseur du droit de chacun à la santé, l’OMS entend d’ailleurs jouer un rôle de « conscience sanitaire » en souli-gnant les éventuels manquements à ce droit11. Cette doctrine fait que les posi-tions de l’OMS en matière de libéra-lisation sont extrêmement réservées, celle-ci étant souvent vue comme un obstacle à la réalisation des objectifs de « santé pour tous ». Cependant, les inflexions récentes
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de ses questionnements et de sa doctrine sont notables. Déjà, les réunions tenues en 1987 à Bamako, sur le financement des soins, et à Hararé, sur l’organisation des sys-tèmes de santé ont marqué une rupture dans la stratégie de l’orga-nisation. La doctrine universaliste de soins de santé primaire élaborée à Alma-Ata en 1978 y a fait l’objet d’une substantielle réévaluation au profit d’une approche plus « parti-culariste » ou « culturaliste » des programmes de santé. Surtout, l’OMS a alors renoncé au dogme de la gratuité des soins pour pro-mouvoir un « recouvrement des coûts », c’est-à-dire « une participa-tion financière aux soins assortie d’une gestion décentralisée des fonds pour permettre d’assurer l’accès aux médicaments dits essentiels » (Fassin, 2000 : 143). Depuis, l’OMS semble se rallier bon gré mal gré au modèle de la concurrence encadrée, en l’accom-pagnant certes de mises en garde et d’une vigilance renforcée. De manière significative selon nous, le rapportLa Santé dans le monde 2000est ainsi centré sur la « per-formance» des systèmes de santé et les rapports « coût-efficacité » des
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interventions publiques. Le cha-pitre 3 (relatif au choix et à l’orga-nisation des services de santé) affirme que « des ressources doivent être affectées à des interventions que l’on sait être efficaces confor-mément aux priorités nationales ou locales.Étant donné que ces res-sources sont limitées, il existera toujours une certaine forme de rationnement mais les prix ne doivent pas être le principal critère de détermination des soins dispen- sés et des bénéficiaires. Tant les organisations administratives hié-rarchisées que les marchés frag-mentés et non réglementés présentent de sérieuses lacunes pour l’organisation des services : une organisation souple de presta-taires de soins de santé autonomes ou semi-autonomes pourrait atté-nuer ces problèmes» (OMS, 2000. Souligné par nous). Cette normalisation (relative) de la doctrine de l’OMS sous l’in-fluence des organisations écono-miques s’explique en partie par l’état des rapports de force entre ces organisations. En particulier, la Banque mondiale mobilise des res-sources financières considérables depuis peu sur le secteur : 14 mil-liards de dollars ont été investis dans le secteur santé, nutrition et population dans 92 pays, les trois quarts de cette somme l’ayant été après 1990; de surcroît, elle soumet certains de ses prêts à des condi-tions en matière de réforme du secteur public des pays dits « clients », et détient des ressources décisives pour imposer ses préoc-cupations et les termes des débats. Ce rapport de force favorable aux organisations économiques est redoublé par une action pédago-
gique, pour ne pas dire un prosély-tisme (Gosovic, 2000), qui sera ana-lysée plus bas. À vrai dire, ces deux aspects, matériels et symboliques, sont complémentaires; ainsi, l’OCDE est capable de mobiliser d’importants moyens pour financer des recherches et la mise sur pied de dispositifs sta-tistiques dans les espaces nationaux. De fait, on semble assister à la cris-tallisation d’un consensus entre les différentes organisations internatio-nales, y compris les plus axées sur la santé publique ou l’humanitaire. Cependant, comme tout consensus, il est asymétrique (Dobry, 1986), car si l’OCDE et la Banque mondiale ont dû faire quelques concessions bien souvent rhétoriques (et straté-giques pour la Banque mondiale) sur les questions d’équité, l’évolu-tion des prises de position de l’OMS (mais aussi des autres acteurs traditionnels comme les ONG12) se révèle bien plus considérable. En effet, cette dernière tend de plus en plus à se situer par rapport à la problématique économique désormais dominante, que ce soit pour s’en démarquer ou pour l’in-tégrer. La position de l’OMS est de plus en plus difficile dans la mesure où cette organisation ne dispose que de ressources qui sont faibles comparées aux masses financières mobilisées et distri-buées par la Banque mondiale et, dans une moindre mesure, par l’OCDE. De ce fait, son audience est moindre et elle a dû intégrer à son optique de santé publique (droit à la santé, équité et solida-rité, participation et responsabilisa-tion de tous les acteurs) des préoccupations économiques (per-formance, efficacité, organisation optimale…). Amenée à collaborer
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avec les organisations écono-miques et avec des acteurs privés pour élaborer et mettre en œuvre certains de ses programmes, l’OMS tend à inscrire sa réflexion dans le cadre de leur probléma-tique, même si c’est pour s’en démarquer. Un certain nombre de recommandations émanant de la Banque et de l’OCDE font leur apparition dans les rapports de l’OMS (ciblage et assouplissement des prises de position relatives au rôle du secteur privé notamment). Cependant, tout en acceptant le cadre problématique des autres orga-nisations internationales, l’OMS continue de marquer sa différence par l’importance qu’elle accorde aux questions proprement sani-taires et sociales. Même si elle ne dispose que de (relativement) peu de ressources matérielles, l’OMS détient une légitimité certaine et fait malgré tout figure de « contre-modèle ». Ainsi, elle vient d’élabo-rer son propre classement des systèmes de santé, en fonction d’indicateurs spécifiques de santé publique (comme l’espérance de vie), qu’elle oppose à ceux de l’OCDE. Ce classement récent met en première position la France (qui est plutôt considérée par l’OCDE comme un mauvais élève), suivie de l’Italie, de l’Espagne et de Malte, alors que la Grande-Bretagne, considérée comme l’un des modèles à suivre par les orga-nisations économiques, se retrouve à la 18eplace (OMS, 2000). Le répertoire néolibéral des organisations internationales Les organisations internatio-nales cherchent à produire un
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accord sur le cadre général dans lequel doivent s’inscrire les réflexions et les débats sur la pro-tection maladie. Elles visent à définir de grandes orientations et surtout à les faire accepter par les dif-férents acteurs nationaux. Ce travail pédagogique implique une double stratégie rhétorique : la première fait appel à la caution scientifique de l’économie néo-classique et du nouveau management public, la seconde repose sur la démonstra-tion d’une convergence entre les réformes nationales, les faits conférant ainsi une légitimité plus pragmatique et opératoire aux pré-conisations avancées. Cette double argumentation, scientifique et empirique, permet aux organisa-tions internationales de produire un cadre de pensée appelé à faire consensus. Cependant, c’est moins un modèle d’organisation précis et omnibus des systèmes de santé qu’un ensemble de principes d’ac-tion et d’outils que proposent ces organisations. Le répertoire néoli-béral des organisations internatio-nales repose ainsi à la fois sur un diagnostic (la crise d’efficience des systèmes), un mot d’ordre (la concurrence encadrée) et des recettes inspirées du nouveau management public et de la « gestion des soins ». La construction du « problème » de l’efficience et de la qualité des soins : du diagnostic à l’invalidation des recettes passées Le manque d’efficience est pro-gressivement construit par l’OCDE et la Banque mondiale comme le problème central des systèmes de santé. L’argumentation des organi-sations internationales consiste à
poser d’une part que l’augmenta-tion des dépenses à un rythme plus rapide que le PIB national est impossible pour des raisons d’équi-libre économique13et d’autre part qu’il n’y a pas de corrélation absolue entre le montant des dépenses investies et les résultats obtenus. La Banque mondiale développe ainsi l’analyse suivante : constatant une tendance à l’explo-sion des coûts des services de santé dans les pays qui connaissent un développement économique marqué et une concentration des dépenses sur les classes urbaines aisées, elle affirme que celles-là ne sauraient dépasser 6 à 7 pour cent du PIB sans hypothéquer les chances de dévelop-pement durable. Soulignant la multi- plicité des déterminants de l’état de santé d’une population (revenu par tête, éducation, qualité des infra-structures sanitaires, culture et comportements vis-à-vis du risque, etc.), la Banque estime que la seule voie envisageable est celle de l’op-timisation du système afin qu’il soit possible, pour un montant de dépenses constant, d’améliorer les résultats obtenus en matière de santé publique, d’accès et de qualité des soins. Cette efficience doit pouvoir être obtenue grâce à l’analyse rigoureuse des coûts et des bénéfices liés aux différentes stratégies envisageables pour com-battre une maladie dont on estime qu’elle fait peser une « charge trop lourde » sur la population considé-rée (World Bank, 1993, 1997). La prise en compte du thème de la qualité par l’OCDE semble for-tement conditionnée par les réac-tions de populations inquiètes des conséquences des politiques de contrôle des dépenses pour la
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qualité des soins. Ainsi, le rapport consacré à ce thème par l’institu-tion se veut rassurant et illustre bien la rhétorique de l’OCDE, qui consiste à démontrer que la recherche d’efficience n’est pas une menace pour la qualité des soins, au contraire (OCDE, 1994). L’argumentation consiste d’abord à démontrer que l’objectif des poli-tiques de santé n’est pas de maîtriser les dépenses (sous-entendu donc de rationner les soins) mais d’obtenir une meilleure efficience du système14: « L’accent mis depuis plusieurs années sur le niveau élevé de dépenses de santé a conduit de nombreux commenta-teurs à désigner la maîtrise des dépenses de santé comme l’objectif principal des gouvernements des pays de l’OCDE en matière de réforme des systèmes de santé. Au contraire, l’objet principal des réformes récentes dans les pays de l’OCDE a plutôt été le rapport coût-efficacité (la prestation de soins appropriés et de qualité au moindre coût) » (OCDE, 1995 : 3). L’efficience est entendue comme la conciliation d’impératifs macro- et micro-économiques. Dans un second temps, la recherche d’effi-
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cience est présentée comme allant dans le sens de la qualité des soins car elle permet, par élimination des gaspillages et des dépenses inutiles, de réaliser des gains de productivité et,in fine,de dégager des ressources dont le rendement marginal serait bien supérieur si elles étaient investies ailleurs (édu-cation par exemple). Les différents rapports développent ainsi « la thèse selon laquelle ce sont les actes inappropriés et de mauvaise qualité qui sont chers, plutôt que la recherche de services adéquats et de bonne qualité » (OCDE, 1995: 3). On retrouve dans les prises de position de l’OMS une vision très proche de celle de l’OCDE et de la Banque mondiale sur ce dernier point, en plus argumenté, ce qui laisserait supposer une réflexion plus avancée à l’OMS. L’idée est que, pour concilier gestion ration-nelle des finances publiques et qualité des soins, il faut optimiser les dépenses sur la base d’évalua-tions qui permettent d’éliminer les gaspillages. L’OMS défend ainsi une « conception de la médecine clinique axée sur les résultats en matière de santé, qui prévoit de surveiller certains critères de qualité et de transmettre des infor-mations relatives à ceux-ci aux pra-ticiens, grâce à des systèmes d’information appropriés. Cette conception a mis en lumière les énormes possibilités d’améliorer la qualité des soins, d’accroître le rapport coût/avantage des services de santé et en définitive, de dégager des ressources qui permet-tent de financer de nouvelles tech-nologies de soins » (OMS, 1999 : 3). De ce fait, l’institution cherche à stimuler la mise en place de sys-
tèmes d’information et d’évalua-tion dans les pays membres et offre pour cela un soutien technique (formation, aides directes…). L’efficience est donc aussi une pré-occupation de l’OMS, mais celle-ci y est pensée dans une optique d’amélioration du niveau des pres-tations alors que, pour l’OCDE et la Banque mondiale, l’efficience doit permettre de maintenir le niveau existant des dépenses. La mise en forme statistique: objectivation de la « crise d’efficience » des systèmes de santé et effet palmarès Les organisations internatio-nales ne se contentent toutefois pas de définir un problème (le manque d’efficience), mais apportent des outils, en particulier statistiques, pour le mesurer. On retrouve le processus itératif décrit par Alain Desrosières entre la construction d’indicateurs nouveaux et la for-mulation d’un « problème public » : « sont co-construits, dans un pro-cessus sans début ni fin logiques, une question jugée socialement pertinente, un langage pour l’expri-mer, la nécessité d’une action et une mise en forme statistique » (Desrosières, 1997 : 22). Ce sont en effet les organisations interna-tionales, notamment l’OCDE, qui produisent les statistiques à partir desquelles elles posent un diagnos-tic sur les systèmes de santé. Ainsi, grâce à la neutralité apparente et à la force des chiffres, l’objectivation statistique permet de durcir consi-dérablement la problématique de la « crise d’efficience »15. L’OCDE joue en effet un rôle central en matière de construction
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statistique, à la fois en fixant des normes techniques pour l’élabora-tion de comptes nationaux de la santé et en diffusant les résultats de comparaisons internationales fondées sur les comptes de la santé de l’OCDE16. Ces comptes sont dif-fusés sous la forme d’une base de données largement exploitée au niveau national, tant par les déci-deurs que par les économistes de la santé. La quasi-totalité des données chiffrées citées dans les rapports officiels ou dans les manuels d’économie de la santé français est ainsi présentée sous le label OCDE, qu’il s’agisse de facteurs de croissance des dépenses, de résultats en matière sanitaire, de la grande hétérogénéité des pratiques médicales, etc. Par ailleurs, les résultats de ces comparaisons sta-tistiques ont été vulgarisés dans une série de rapports de l’OCDE publiés à partir de la fin des années 1980 (OCDE, 1985, 1993). L’optique de l’OCDE en matière d’indicateurs économiques se fonde principalement sur une mesure de la part des dépenses de santé dans le PIB. Pour l’OCDE, la croissance rapide des dépenses de santé est une menace pour l’équi-libre des économies nationales, d’où le principe d’action suivant posé par l’institution : « les dépenses de santé doivent représenter une fraction adéquate du PIB » (OCDE, 1992 : 14). La croissance des dépenses de santé doit être compatible avec celle du PIB, ce qui devient, dans sa traduction vulgarisée telle que l’on peut la trouver dans les débats nationaux : « les dépenses de santé ne doivent pas augmenter plus vite que le PIB »17. Il faut souligner que l’OCDE ne présente pas d’emblée
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cette référence comme une norme mais comme le résultat des compa-raisons qu’elle a menées. Sa démonstration se fonde sur la mise en évidence d’une corrélation entre niveau des dépenses de santé et montant des ressources disponibles et sur la notion de niveau de dépenses « attendu » en fonction du PIB : « La répétition de ces calculs sur trente années, de même que le comportement de quelques pays qui ont démarré à une certaine dis-tance de la ligne tendancielle mais qui s’en sont par la suite progressi-vement rapprochés, confère à cette corrélation une sorte de fonction normative » (OCDE, 1993 : 14). La construction statistique de l’OCDE, pourtant contestable d’un point de vue scientifique et tech-nique, recueille aujourd’hui un large consensus. Elle a pour princi-pal effet de transfigurer une moyenne en norme (le ratio dépenses de santé/PIB), voire en « loi économique » universelle et immuable, ce « réflexe » nomothé-tique constituant la marque de fabrique du paradigme néo-clas-sique. Il n’en reste pas moins qu’en dépit de l’apparente sophistication des travaux économétriques et sta-tistiques, toute cette construction intellectuelle repose sur une idée simple, un principe de « bon sens » (on ne peut dépenser plus que ce que l’on gagne) qui est ni plus ni moins celui de l’« économie domestique », universalisé sans autre forme de procès au plan macro-économique; on reconnaît là la fameuse « écono-mie politique de la ménagère » si caractéristique du raisonnement libéral. De surcroît, il faut souli-gner, à la suite de Frédéric Lordon, la force persuasive, du fait de leur
simplicité même, de ce type de seuils quantitatifs dont la fixation et la proclamation sont tant affec-tionnées par la Banque mondiale et l’OCDE : « La force des critères, c’est donc leur pouvoir de démar-cation. On sait la capacité de mise en ordre du monde que recèle la proclamation performative des limites, des bornes, des frontières, dont le pouvoir symbolique est au principe de véritables actes de magie sociale » (Lordon, 2000). Présentée comme la condition des grands équilibres économiques au niveau national comme au niveau mondial, cette « forme-seuil » cache donc un choix éminemment poli-tique (Sandier, 1999 : 120-121). La réflexion sur la politique de protec-tion maladie se déroulant désor-mais dans un cadre financièrement limité, il ne faut plus compter sur des dépenses supplémentaires pour améliorer les soins et l’égalité d’accès. C’est donc au sein des dépenses existantes qu’il faut cher-cher une marge d’action financière. L’efficience prônée par les organi-sations économiques internatio-nales signifie donc gestion au mieux de l’existant. En outre, l’OCDE établit à partir de ses données un palmarès des systèmes de santé prenant comme critères la part des dépenses de santé dans le PIB et les résultats en termes de couverture sociale et de qualité des soins (espérance de vie…). Ce palmarès place des pays économes comme l’Angleterre en haut de l’échelle, et relègue en position intermédiaire ceux qui, comme la France, dépensent plus sans obtenir de meilleurs résultats, et plus bas les États-Unis, grands dépensiers mais aux résultats insa-
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tisfaisants. Il contribue à lui seul à faire naître un modèle (leNational Health Service).Bref, grâce à cet « effet palmarès » (Blum et Guérin-Pace, 2000), l’OCDE renforce considérablement sa capacité d’im-poser les termes des débats. Les systèmes d’information et d’évaluation sont particulièrement investis par l’OMS, qui en a fait l’un des objectifs de la politique de Santé pour tous pour le XXIesiècle18. L’OMS fait en effet un certain nombre de recommanda-tions pratiques pour l’élaboration d’indicateurs au niveau national. Son travail l’a amenée à établir une typologie des indicateurs pertinents distinguant trois types de champ de collecte des données : situation sani-taire (mortalité, morbidité, invalidité, santé maternelle et infantile…), déterminants de santé (modes de vie, environnement, ressources sanitaires, utilisation des services de santé, qualité des soins et dépenses de santé) et indicateurs démographiques et socioécono-miques. De manière très concrète, l’OMS mène une réflexion sur chacun de ces déterminants afin de les rendre plus précis. À titre d’exemple, l’indicateur de morta-
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lité est aujourd’hui remplacé par une base de données unique sur la mortalité par grandes causes, celui d’espérance de vie est repensé en termes d’années de vie sans invali-dité, de qualité de vie… En matière de qualité des soins, l’OMS super-vise le recueil d’information via notamment des conférences de consensus afin de définir des indi-cateurs de qualité pour des soins spécifiques (diabète, obstétriques et périnatals, bucco-dentaires…). Par cet effort d’évaluation des résultats sanitaires et sociaux, l’OMS s’impose comme le lieu central de production statistique dans une optique de santé publique19, c’est-à-dire centrée sur l’équité et la qualité plus que sur l’efficacité économique. Ce rôle de leader est d’ailleurs souligné tant au niveau national qu’au niveau international dans les rapports de l’OCDE par exemple. Les indica-teurs de résultats proposés par l’OMS sont ainsi repris au niveau national et par les autres organisa-tions internationales pour mesurer les résultats du système, concer-nant notamment les inégalités, dans le but de pouvoir mieux répar-tir les dépenses publiques. Ainsi traduit dans la logique de l’OCDE, l’objectif de ces programmes est de « mettre clairement en évidence les avantages marginaux d’un supplé-ment de dépenses de santé, ce qui pourrait aider les gouvernements à prendre les décisions délicates néces-saires quant au niveau de ressources jugé suffisant » (OCDE, 1994 : 55). Or les organisations internatio-nales s’attachent justement à souli-gner la mauvaise gestion des systèmes de santé et alimentent une controverse sur l’usage des
dépenses publiques, sur leur oppor-tunité. L’OCDE et la Banque mon-diale dramatisent volontiers les dysfonctionnements qui caractéri-seraient l’organisation actuelle des systèmes de santé : absence de véritable régulation, prix élevés, gaspillages, abus… Ce mode d’or-ganisation (bureaucratique) serait non seulement incapable de corri-ger ses dysfonctionnements mais, plus encore, il en serait la princi-pale cause. Au surplus, le rende-ment décroissant des dépenses de santé est souligné, de même que l’importance de facteurs extérieurs au système de santé (logement, éducation…). La place incertaine des préoccupations d’équité dans le référentiel des organisations internationales C’est dans ce cadre que les organi-sations internationales s’intéressent à l’égalité d’accès aux services de santé, pensée en termes (particulière-ment polysémiques) d’« équité »20. Celle-ci est progressivement inté-grée dans la problématique de l’ef-ficience. La jonction de ces deux problématiques est particulièrement nette dans les rapports de la Banque mondiale. Les « gaspillages » des systèmes de santé sont brocardés non seulement pour leur non-sens économique mais aussi pour leur injustice sociale. Ainsi, selon cette organisation, dans les pays en voie de développement l’essentiel des res-sources est absorbé par les soins cura-tifs et techniques, principalement consommés par les classes urbaines privilégiées, alors que les plus pauvres n’ont pas accès aux ser-vices essentiels. C’est donc au nom de l’efficience économique et de
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