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Les dérives de la société sanitaire
Retour du pays de nulle part
Jacques RODRIGUEZ
En 1872, l’écrivain anglais Samuel Butler publie une contre-utopie critique
de la société victorienne de son temps. À Erewhon, la maladie est condamnée
comme un crime, et le crime soigné comme une maladie. Charge très actuelle qui
met en cause la médicalisation de la société et ses dérives.
En 1872, à Londres, l’essayiste et scientifique Samuel Butler publie
anonymement un livre au titre énigmatique, Erewhon, qui n’est autre que l’anagramme
1de « nowhere », c’est-à-dire « nulle part » . Un peu oublié aujourd’hui, cet ouvrage
rassemble autour d’une intrigue assez mince plusieurs textes que Butler a déjà publiés et
qui composent, ici, un récit utopique ou, plus exactement, dystopique. L’auteur n’y
dessine pas, en effet, les plans détaillés d’une cité radieuse, conçue et organisée pour
assurer le bonheur de chacun : dans le sillage de Jonathan Swift et des Voyages de
Gulliver, il s’efforce avant tout d’ébranler les certitudes de ses contemporains et de
railler la société de son temps – cette société victorienne dont la vie de Butler (1835-
1902) épouse presque parfaitement la chronologie. Le livre n’est pourtant pas prisonnier
d’une histoire ou d’une époque qui, d’une certaine façon, en épuiserait le sens et la
portée. Car en s’interrogeant avec malice sur le crime et la maladie, Butler ne discute
pas seulement les tendances répressives de la société victorienne : il suscite aussi une
réflexion tout à fait heuristique sur la justice sociale et la responsabilité individuelle, sur
l’hégémonie des sciences du vivant et le culte de la « santé parfaite ». En cela, l’auteur
aborde dans sa fable des thèmes qui, aujourd’hui, questionnent à bien des égards la
société qui advient – ce qui justifie un détour par Erewhon.
1
Samuel Butler, Erewhon, Paris, Gallimard, 1981, introduction et traduction de Valéry Larbaud (1924 ;
1ère éd. anglaise : 1872).
Le livre de Butler emprunte à bien des égards au registre du récit de voyage de
facture ethnographique très en vogue dès le XVIIIe siècle. À partir d’éléments
autobiographiques, l’auteur relate en effet les pérégrinations d’un Britannique dans une
« colonie nouvelle » de l’hémisphère Sud et participe en cela de cet exotisme océanien
qui inspirait également Jules Verne. Mais il s’agit, dans le cas du récit de Butler, d’une
« ethnographie satirique » qui vise moins à exalter les vertus du « bon sauvage » ou –
inversement – à jauger le « fardeau de l’homme blanc », qu’à mettre en question
2l’humanisme que les sociétés occidentales sont censées incarner et propager . Sous cet
éclairage, Erewhon est inséparable du débat politique qui agite les contemporains de
l’auteur, et qui porte notamment sur l’impact de la colonisation britannique (celle de la
Nouvelle-Zélande en particulier, qui démarre en 1840), sur le rôle de l’Empire comme
déversoir du trop-plein de bras qui saturent le marché de l’emploi, ou encore sur le rôle
civilisateur du peuplement anglo-saxon, dont Charles Dilke, entre autres, se fait alors le
3chantre . Toutefois, à ce premier niveau de lecture s’en superpose aussitôt un autre :
Erewhon se présente également comme une discussion scientifique et philosophique sur
le transformisme, revu et amendé, à la fin des années 1850, par les travaux de Charles
Darwin. Plus exactement, l’ouvrage de Samuel Butler participe à bien des égards de
cette controverse sur le rôle respectif de la science et de la foi dans la connaissance de
l’Homme, une controverse qui met aux prises le dogmatisme religieux avec un
« naturalisme scientifique » dont les théories pourraient menacer non seulement le sens
4de l’éthique, mais encore la dimension spirituelle de l’individu . Et dans ce cadre,
Butler prend nettement ses distances avec la pensée de Darwin et, surtout, avec ses
avatars idéologiques qui tendent à rabattre l’évolution sociale sur l’évolution naturelle et
à subordonner la morale à la science. C’est là, d’ailleurs, le fil rouge de l’ouvrage –
celui qui lui confère une dimension beaucoup plus intemporelle que la critique de
l’hypocrisie et des mœurs victoriennes à laquelle se livre également Butler.
Les Erewhoniens que dépeint l’auteur forment une société assez fruste, d’où les
machines et le progrès ont été bannis, mais dont le système de valeurs, relativement
2
Voir Sue Zemka, “Erewhon and the End of Utopian Humanism”, English Literary History, vol. 69, n°2,
2002, p. 439-472.
3
Charles Wentworth Dilke, Greater Britain. A Record of Travel in English-Speaking Countries During
1866 and 1867, London, Harper and Brothers Publishers, 1869.
4
Voir Frank Miller Turner, Between Science and Religion. The Reaction to Scientific Naturalism in Late
Victorian England, New Haven, Yale University Press, 1974. sophistiqué, suscite la perplexité du narrateur. Les habitants de cette contrée lointaine
considèrent en particulier comme l’un « des axiomes de la morale que la chance est la
seule chose qui soit digne de la vénération des hommes ». L’allusion au hasard qui, dans
la théorie darwinienne, préside à la reproduction des organismes vivants, est ici assez
transparente. Et Butler tire toutes les conséquences de cette théorie lorsqu’elle est
détournée de sa vocation strictement scientifique pour justifier un certain type de
régulation sociale, fondé sur la sélection des plus aptes. En Erewhon, explique-t-il, ne
sont tolérés que ceux qui sont bien nés, sans tares ni défauts, tandis que les autres sont
châtiés plus ou moins sévèrement, car « la loi humaine a le devoir de renforcer les
décrets de la Nature ». Les plus faibles ou les plus laids, qui ont commis l’outrage de
naître dans un monde auquel ils n’étaient pas adaptés, sont ainsi punis
d’emprisonnement, tout comme les malheureux infortunés qui ont été floués ou
dépouillés de leurs moyens d’existence. Autrement dit, une morale des vainqueurs
transforme toute victime – du sort ou des circonstances – en coupable qu’il faut
sanctionner ; de même, elle fait de chaque malade un criminel passible des peines les
plus lourdes, et ce, précise Butler, « non pas tant parce que la sécurité de la société
l’exigeait (encore que ce motif ne fût jamais perdu de vue), que parce qu’il n’était pas
mieux né ». Tel est, par exemple, le sort qui guette un jeune tuberculeux, à qui le juge
indique sans détour : « votre phtisie, qu’elle vienne ou non de votre faute, est une faute
en vous […]. Vous pouvez dire que c’est par infortune que vous êtes criminel ; moi, je
vous réponds que votre crime, c’est d’être infortuné ». Dans ces conditions, nulle
circonstance atténuante, pas plus l’environnement social que l’éducation ou l’hérédité,
ne permet d’obtenir la clémence du tribunal. De sorte qu’en Erewhon, les malades sont
incités à user de mille stratagèmes pour dissimuler leurs affections ou pour les présenter
comme des fautes morales – ce que fait d’ailleurs le jeune phtisique en prétendant
feindre d’être souffrant pour frauder sa compagnie d’assurance. Car dans ce monde
exotique décrit par Butler, où la richesse apparaît comme une qualité morale, les
tourments de l’âme suscitent en fait autant de compassion que les maladies physiques de
répression. Filous, escrocs et autres fripons y sont donc dignes d’attentions et de soins
que prodiguent des médecins hautement spécialisés – les « Redresseurs ».
Sans doute jugera-t-on la ficelle un peu grossière. Mais en réalité, le propos de
Butler est de mettre en question inlassablement les frontières : frontière entre le
mécanique et le vivant lorsqu’il évoque le sort que les Erewhoniens ont réservé aux machines ; frontière, aussi, entre le juste et l’injuste, entre la santé physique et ce qu’il
appelle la « santé morale » ; frontière, encore, entre la responsabilité imputable au
malade et celle dont on peut exonérer le criminel – ou vice versa. Car si Butler dépeint à
bien des égards un « monde à l’envers », il procède sans cesse par analogies
(crime/maladie, société erewhonienne/société victorienne) et met par ailleurs en scène
5un narrateur ingénu, incapable d’établir des distinctions norma