Loki 1942 , livre ebook
46
pages
Français
Ebooks
2017
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Pierre Benghozi
Loki 1942
Comme une langue de chimère, comme une flamme liquide et bleue, le fjord dort entre les monts à pic, tel un long lac tortueux.
André Suarès
I
Nils et son jumeau Mathias avaient vu ce qui avait provoqué la chute d’Ida Grieg. À l’irruption des Allemands dans la classe, l’institutrice s’était penchée pour saisir une feuille sur son bureau, la froisser et la cacher dans son corsage. Ce geste, pourtant très rapide, s’était fait après l’ordre donné de ne plus bouger. Un soldat trop zélé l’avait frappée avec la crosse de son fusil.
Sous le choc, son œil gauche avait éclaté comme une prune qui s’écrase. L’instant d’après elle s’effondrait en répandant ses cotillons noirs sur l’estrade.
Avec les deux élèves du premier rang, trois autres, Jan, Dagmar et Solveig, avaient assisté à la scène. À présent côte à côte, tous les cinq considéraient en silence le corps de la Grieg étendu à leurs pieds.
Les Allemands avaient quitté la classe en laissant dans leur sillage une odeur de cuir mouillé. Les traces boueuses de leurs bottes se voyaient sur le plancher. Les terrifiantes paroles prononcées en norvégien par l’officier au moment de sortir s’étaient fichées quelque part en eux ; mais les gamins ne voulaient pas y penser. Une seule chose les intéressait : se venger de celle qui avait décidé de les consigner dans ces murs bien avant que l’armée allemande d’occupation ne les enferme à double tour.
Froidement, Nils cracha sur la jeune femme, puis son frère. Solveig et Jan les imitèrent. Seul Dagmar, voulant trop en faire, manqua sa cible immobile et expectora sur le plancher des bribes de son déjeuner : un jambon à l’orange ayant déjà bien fermenté dans son estomac et dont l’ignoble fumet eut l’effet inattendu d’agir sur les narines de l’inconsciente comme de puissants sels d’ammoniaque.
— Vous n’avez rien, les enfants ? s’écria l’institutrice en se redressant subitement. Vous n’avez rien ?
Surpris, les « enfants » le furent un peu. Effrayés nullement.
Placidement, Jan répondit :
— Non, m’dame, nous n’avons rien.
— Ah ! tant mieux, soupira-t-elle, je suis soulagée. Mais que faites-vous là debout, vous devriez être à vos places ?
Solveig ajouta :
— Mais madame Grieg, votre œil…
— Quel œil ? répliqua du tac au tac l’institutrice en époussetant le devant de sa robe tachée de poussière de craie.
Plongeant ensuite sa main blanchie dans ses cheveux, elle les libéra de la barrette en ivoire qui les retenait. Deux longues mèches brunes et bouclées vinrent alors lui encadrer le visage, dissimulant en partie sa plaie sanguinolente et conférant à l’ensemble de ses traits, d’ordinaire figés dans une raideur ecclésiastique, une tout autre expression. Ces coquetteries réglées, Ida Grieg promena sa moitié de regard sur la salle déserte tandis qu’elle fouillait d’un doigt dans son corsage.
— Tiens, dit-elle bientôt en retirant ce que les jumeaux l’y avaient vue dissimuler et le tendant au plus âgé.
Sans conviction, Nils se saisit de la boule de papier et la déplia.
La feuille n’était pas vierge ainsi qu’il l’avait tout d’abord pensé.
— C’est un poème, précisa l’institutrice.
— Un quoi ? s’exclama Dagmar.
— Un po-è-me, mon en-fant, eut-elle le temps d’articuler avant d’être agitée de tressautements nerveux et dans un hoquet brutal de tourner du seul œil qui lui restait.
— Boum ! fit Dagmar lorsque l’arrière du crâne de l’adulte heurta pour la seconde fois le bois de l’estrade.
S’accroupissant, Solveig releva la manche de sa robe et lui palpa les veines du poignet.
— On dirait qu’elle vit toujours, dit-elle en se tournant vers Nils. Qu’est-ce que tu veux qu’on en fasse ?
— J’ai mon idée, répondit grossièrement le garçon en froissant la page du poème, qu’il lança en visant la corbeille.
Mathias, qui dévisagea son frère, plus surpris par les quatre syllabes qu’il venait d’éructer que par leur sens énigmatique, enchaîna :
— Et laquelle ?
Mais le plus silencieux des jumeaux se contenta cette fois d’un sourire idiot et évasif.
Le même air hébété s’afficha d’ailleurs sur tous les visages – tous à l’exception de celui de Jan qui s’était discrètement éloigné du groupe et rapproché des grandes vitres donnant sur la route en contrebas.
L’après-midi n’était pas achevée, mais la nuit hivernale s’était déjà emparée du jour. Si elle n’était pas retenue ici, songea Jan, la bande se trouverait loin de Stavanger, à mi-chemin de la falaise du Preikestolen. Encore quelques heures de marche dans les roches abruptes et ils atteindraient la plaque de granite surplombant de six cents mètres à pic le Lysefjord. Là, Nils s’avancerait debout dans le noir jusqu’à l’extrémité du précipice suivi de Mathias, Dagmar et Solveig. Lui seul, Jan, n’aurait pas cette audace ; il franchirait les derniers mètres le séparant du bord du gouffre en rampant sur le ventre.
Aucun mot n’était en mesure de décrire sa terreur du vide. Son esprit s’y refusait malgré les remous qui agitaient son âme comme les eaux océaniques les abysses de la vallée glaciaire. Pourquoi alors, depuis que les Allemands avaient quitté la classe, éprouvait-il le besoin pressant de donner un nom à son angoisse ? Quelle étrange et sourde force le poussait-il à croire que s’il ne parlait pas très vite, il risquait d’en mourir ?
Clairement moins métaphysiques étaient les préoccupations de ses trois autres camarades rassemblés autour de la Grieg, dont Solveig avait sur ordre de Nils retroussé les jupes et fait glisser la culotte à mi-cuisses.
— Oh merde ! s’était exclamé Dagmar en se retrouvant nez à nez avec un sexe de femme adulte pour la première fois de sa vie.
— Bien plus poilu que celui de Solveig, avait ajouté Mathias.
— Qu’est-ce que tu sais d’mon cul, puceau ? s’était aussitôt offusquée l’intéressée.
— C’que mon frère m’en a dit, avait répliqué le jumeau en souriant comme un débile.
La jeune fille s’était alors tournée vers Nils qui ne lui avait pas rendu son regard. De toute évidence sa jolie gueule blonde n’avait aucunement à justifier cette indiscrétion. Chef autoproclamé et incontesté de la bande, il n’avait de comptes à rendre à personne. Par ailleurs, s’il avait effectivement livré quelques maigres détails de ses copulations à son jumeau monozygote, c’était sans penser ni à mal ni à bien.
Les premières années de leur existence, les deux frères n’avaient pratiquement dialogué qu’entre eux, développant un langage à part, morcelé et largement incompréhensible pour les autres, y compris leur mère. Ils partageaient tout – pensée, pulsion ou secret –, du moins lorsque l’un ne devinait pas ce que cachait l’autre avant qu’il n’ait eu besoin d’en parler. Ainsi avaient-ils vécu en parfaite harmonie avec leur nature marginale jusqu’au jour où Nils avait décidé de dénouer le lien gémellaire et de se murer dans un quasi-silence, délégant à Mathias le rôle de communiquant… À ce propos, le fait qu’il se fût exprimé à l’instant avant lui relevait de l’exceptionnel et ne pouvait s’expliquer que par l’irrépressible haine qu’il ressentait envers son institutrice à l’agonie.
Calmement, le garçon dégrafa sa ceinture et fit descendre son pantalon sur ses chevilles. Aussitôt les pans de sa chemise blanche tombèrent sur ses genoux, camouflant la chair de son membre dressé mais non sa forme ni sa taille qu’ils soulignèrent par une forte proéminence cotonneuse. Jetant un coup d’œil à la dérobée sur la bosse de son voisin, Dagmar la compara avec celle minuscule qui venait de naître sous son abdomen et soupira.
Face à eux, deux doigts sur le delta de sa jupe écossaise, Solveig se caressait tout en regardant s’inscrire dans les yeux clairs de son jeune amant les orages du désir masculin devant le sexe offert. Elle n’éprouvait aucune jalousie à l’idée que le premier et seul homme de sa courte vie pénétrât une autre en sa présence. À vrai dire les circonstances l’excitaient plutôt et favorisaient ses sécrétions. Pour peu que Nils fît une entorse à son silence et proférât son nom dans le feu de l’action, elle atteindrait à coup sûr la plus suave des extases de mémoire de fille nordique.
D’un papillonnement de cils, la jeune fille donna le signal au mâle qui libéra un souffle court et s’agenouilla entre les cuisses de la Grieg. Les muscles de son corps qui n’étaient pas encore bandés le furent. Mais au moment où le viol allait s’accomplir, une voix l’en empêcha.
— Non ! hurla Jan derrière lui. Tu nous tuerais tous !
Si Nils ne fit que suspendre son mouvement, les trois autres le ralentirent jusqu’à presque l’interrompre. La main de Solveig griffa sa cuisse tandis que Dagmar et Mathias pivotèrent ensemble pour s’immobiliser devant le chef de la bande.
À nouveau la voix suraiguë de leur camarade retentit. Seulement, cette fois, il ne put achever son injonction. Le chef venait de saisir de ses doigts puissants la gorge du perturbateur… En quelques secondes le visage de Jan s’empourpra, ses yeux s’écarquillèrent, remplaçant par leur fixité la mise en garde que sa bouche n’était plus capable d’exprimer. Car il continuait à protester, à supplier même, et cette prière silencieuse n’était pas destinée à épargner ce qui lui restait de souffle. L’étrangleur voyait bien qu’à cet instant son camarade ignorait la peur, que la mort par étouffement lui semblait un moindre mal. Et il n’était pas seul dans ce cas. Les autres aussi percevaient cette évidence. Néanmoins ils ne faisaient rien : ils assistaient, désarmés, et cette impuissance à agir faisait de chacun d’eux également une victime.
Sur l’estrade, l’enseignante gémissante se rappela à leur souvenir et un court moment leur colère les électrisa. Nils tenta bien d’accentuer la pression autour du cou de sa victime, mais ses forces le trahirent et il laissa Jan retomber haletant sur le sol. Mathias ébaucha un pas vers la sortie avant de se figer sur place, la jambe tétanisée. Solveig, elle, n’essaya même pas de remuer tant son ventre lui faisait mal. Elle crut qu’elle allait vomir, mais Dagmar la