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pages
Français
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1987
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Publié par
Date de parution
01 octobre 1987
Nombre de lectures
0
EAN13
9782738161475
Langue
Français
Publié par
Date de parution
01 octobre 1987
Nombre de lectures
0
EAN13
9782738161475
Langue
Français
ISBN 978-2-7381-6147-5
© ODILE JABOB, OCTOBRE 1987 15 , RUE SOUFFLOT, 75005 PARIS
www.odilejacob.fr
Le code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5 et 3 a, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou réproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
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Avertissement
Peut-on se comprendre en politique ? La réponse me semble de moins en moins évidente.
La France se veut démocratie : le gouvernement est censé y être exercé par le peuple, par l’intermédiaire de ses représentants. Ce principe devrait donner lieu à un débat public nourri, portant essentiellement sur le contenu des choix possibles, sur les différents arguments qui justifient telle solution plutôt que telle autre.
Or chacun sait que ce n’est pas le cas. Ce que par convention on continue d’appeler « débat politique » ne porte plus sur les raisons des choix proposés ou effectués, mais exclusivement sur les péripéties de la compétition entre les acteurs politiques, à peu près indépendamment de leurs idées ou de leurs actes.
La « petite phrase » est devenue reine, qui ampute le propos de ce qui le fonde en éthique ou en raison, et le résume à l’agression.
Désormais, après les excès d’idéologie qui ont gravement marqué les deux victoires électorales de sens contraire de 1981 et de 1986, l’opinion, sceptique et désabusée, ne voit plus de raison d’attendre des hommes politiques le message d’espoir et d’enthousiasme auquel elle aspire confusément.
Pourtant, il est plus que jamais nécessaire de gouverner efficacement. Le monde est fragile, l’avenir incertain, les menaces sont nombreuses. On ne surmontera les obstacles qu’à deux conditions décisives : penser les solutions en fonction du long terme, et accepter qu’elles soient complexes si les problèmes le sont.
Or nous avons adopté trop vite des règles du jeu politique selon lesquelles on ne communique que sur le simple et l’instantané.
Dès lors, l’électeur n’aspire plus à fixer son choix en fonction des engagements détaillés qu’on lui soumet ; il a même une tendance croissante et légitime à sourire de tout excès dans ce domaine. Lui importe avant tout la hiérarchie de valeurs et de priorités de la force politique ou de l’homme qui sollicite ses suffrages.
Un catalogue exhaustif des intentions d’action publique n’est ni possible ni souhaitable dans l’amoncellement hasardeux des problèmes dont la vie nous saisit. Mieux vaut soumettre au jugement ici un commentaire, là une intention, ailleurs un refus, parfois une volonté rigoureuse, et le plus souvent une manière de traiter un problème ou simplement d’y réfléchir.
Dans la première partie de ce livre, j’évoque l’itinéraire et les combats de ma génération, j’essaie d’en dire les raisons, leur permanence étant porteuse des orientations de demain.
La deuxième, Règles du jeu , m’amène à réfléchir aux conditions d’exercice de la démocratie aujourd’hui, avec l’espoir de clarifier quelque peu les données du contrat passé entre l’électeur et l’élu.
C’est par des Signes , groupés dans la troisième partie, que les hasards de l’ordre alphabétique – somme toute pas plus arbitraire qu’un autre – me permettent, sans souci d’être exhaustif, sans hiérarchie, de faire apparaître la cohérence d’une méthode d’analyse, d’une volonté politique, d’une ambition pour la France.
Michel Rocard, le 17 août 1987 .
Trace
Convictions.
L’identité est une trajectoire, nous a dit Michel Foucault. À suivre du regard le chemin parcouru, on pressent où il mène. Cela est vrai aussi de l’empreinte dans la neige que le skieur inscrit, où l’on peut de surcroît reconnaître son style. Ainsi, je crois, en va-t-il de ma trace.
Je suis né en 1930. Ma mère, fille de l’un de ces instituteurs qui ont forgé la République au moins autant qu’elle les a formés, fut enseignante elle-même, directrice d’un foyer d’étudiantes. Mon père, physicien de haute compétence et aux spécialités diverses – phénomènes oscillatoires et magnétiques, radar, nucléaire –, enseigna durant vingt-huit ans au laboratoire de l’École normale supérieure. Il partage avec quelques autres savants la paternité de l’arme nucléaire française. Dès l’enfance, j’ai beaucoup admiré son extraordinaire capacité de concentration intellectuelle…
Nous étions donc une famille de moyenne bourgeoisie, ce qui nous protégea, ma sœur et moi, de l’opulence comme de la pauvreté. Cela nous valut une enfance heureuse, à l’abri des convulsions de l’Histoire. La crise économique, le Front populaire, la guerre d’Espagne ne faisaient dans l’univers familial guère d’écho perceptible par des enfants.
Ma famille habitait Suresnes au moment de ma naissance. Je n’ai gardé aucun souvenir de ma première maison et de son environnement, puisque je devais avoir trois ans lorsque nous l’avons quittée, pour emménager à Paris, rue d’Assas.
Ma perception du monde commence en 1939, à la déclaration de guerre, avec les sanglots de ma mère. Son père avait servi en 14-18 dans les chasseurs alpins. Il avait enduré quatre ans d’enfer sans accepter aucune permission. Il n’avait survécu à Verdun que pour mourir, quelques semaines après l’armistice, d’affaiblissement généralisé. Ma grand-mère le suivit peu après, laissant ma mère jeune orpheline. Elle savait ce qu’était une guerre.
Rambouillet puis la Saintonge furent des étapes trop peu pénibles pour mériter le terme d’exode. Mais, éloignés de Paris, nous n’y revînmes qu’à l’automne 1940. La vie reprit un cours à peu près normal, avec les facilités que nous offrait, pour nous nourrir, la disposition d’un grand jardin transformé en potager et basse-cour, à Sucy-en-Brie. Il y poussait des pommes de terre, des tomates, des haricots et des fruits. Ma mère y éleva des lapins et des poules, et même un cochon qui, malgré l’affection que nous avions pour lui, ne put échapper à son cruel destin salaisonnier.
Mais trop de choses se conjuguaient pour me permettre d’en rester aux apparences. L’exaspération dont témoignait ma mère, à l’égard de l’occupation et devant l’occupant, son insistance à se promener en compagnie de celles de ses amies qui portaient l’étoile jaune, au point que l’on a dit plus tard à tort qu’elle l’avait elle-même portée, tout cela dictait à l’enfant que j’étais l’attitude convenable. Mais surtout, les visiteurs inconnus que recevait mon père, le goût chaque jour plus marqué qu’il manifestait pour le silence et le secret, auxquels sa demi-surdité ne nous avait déjà que trop habitués, et jusqu’à l’irruption brutale, un jour, de l’un de ses frères, dont j’appris plus tard qu’il venait d’échapper de justesse à l’arrestation, m’ouvraient d’autres horizons. Sans savoir formellement que mon père exerçait des activités importantes dans la Résistance, j’avais quelques motifs de le soupçonner, et autant de me taire.
L’atmosphère générale devenait chaque jour plus oppressante. Nos amis juifs disparurent un à un, certains arrêtés, d’autres partis se réfugier dans des régions qu’ils espéraient plus sûres. Simone Weil, l’inoubliable philosophe, qui m’avait, bambin, parfois promené au Luxembourg, était partie une des premières. À l’école, nous devions mesurer nos propos par crainte de la délation. À la maison, souvent, nous évoquions le sort de ces amis ou celui, tout aussi incertain, des deux cousins dont nous n’avions plus de nouvelles depuis qu’ils avaient entrepris de traverser l’Espagne pour rejoindre les Forces françaises libres, ou encore celui du deuxième frère de mon père, prisonnier en Allemagne. Nous commentions aussi les pamphlets, tracts et documents divers qui circulaient clandestinement.
J’eus la chance, vers douze ans je crois, de pouvoir lire Le Silence de la mer . C’est par ce livre, que je considère comme l’un des grands textes de la langue française, qu’a commencé mon initiation à la littérature contemporaine. Avec une telle œuvre, qu’il me fallut lire enfermé chez moi, dans la crainte attentive des bruits de l’ascenseur ou des coups de sonnette, comment n’être pas fortement impressionné ? Qu’un résistant, en pleine guerre, trouve de tels accents pour expliquer que le dévoiement du gouvernement de l’Allemagne n’impliquait pas le mépris de tout son peuple m’est apparu profondément beau, juste et digne.
Dans ce contexte, c’est sans véritable surprise que j’accueillis la nouvelle selon laquelle mon père était parti « se reposer en Corse ». Il avait en fait rejoint les Forces françaises libres, emmené par un de ces petits avions « Lysander » dont les courageux pilotes, sur l’ordre de l’état-major britannique, assumaient les missions importantes de liaison entre l’Angleterre et la Résistance. « Brûlé » en France occupée, mon père apportait à la France libre ses compétences en matière de guerre scientifique.
La fin de la période d’occupation fut assez difficile. Comme tout le monde, nous avions froid, nous étions mal habillés, nous mangions mal. Nous eûmes également droit à une perquisition allemande à la maison, expérience inoubliable pour un garçon de treize ans. Ma mère eut la présence d’esprit de me confier juste à temps son carnet d’adresses, avec mission de le porter chez nos voisins du dessus. Ceux-ci, les Santelli, étaient des amis, et je connaissais bien leur fils, Claude, futur grand réalisateur de télévision, qui m’impressionnait alors par l’importante contribution qu’il donnait à mon difficile apprentissage du latin.
J’avais d’autre part rejoint le scoutisme protestant. Les éclaireurs cachaient mal, derrière une façade de mouvement de jeun