Aller simple Paris-Corrèze , livre ebook
86
pages
Français
Ebooks
2019
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Aller simple Paris-Corrèze
Ce roman est une œuvre de fiction. Les personnages, les lieux, les événements sont le fruit de l’imagination de l’auteur. Toute ressemblance avec des personnes réelles serait pure coïncidence.
Collection dirigée par Thierry Lucas
© – 2018 – 79260 La Crèche
Tous droits réservés pour tous pays
Marie Wilhelm
Aller simple
Paris-Corrèze
I
Paris, Vincent
Vincent Farges quitta précipitamment le tribunal, sans même saluer son avocat.
Deux ans de prison avec sursis, 15000 euros de dommages et intérêts. Il aurait dû se sentir soulagé. Mais non, à l’énoncé de la sentence, la colère l’avait envahi, une colère inattendue. Durant les trois mois d’attente du procès, il avait pourtant réussi à rester parfaitement calme, quasiment atone, enchaînant machinalement les gestes du quotidien et là, d’un seul coup, cette colère avait déferlé. Il s’était senti rougir brutalement et il avait fui.
Deux heures plus tard, après une longue marche erratique, il ouvrit la porte du petit appartement qu’il occupait rue Saint-André-des-Arts, en plein cœur du quartier latin. Deux heures plus tard encore, enfin ivre, il laissa rouler sur le tapis la bouteille de vodka qu’il avait achetée avant de rentrer, poussa un soupir et sombra dans un sommeil agité.
Quand il reprit conscience, l’obscurité avait gagné la pièce. Aucun bruit ne montait du boulevard Saint-Michel. Il était donc encore très tôt. Ce court instant, au cœur de la nuit, durant lequel Paris flirte avec le silence. Il se mit debout péniblement et se dirigea vers la salle de bain en se frottant le crâne pour calmer un début de migraine. Il ne lui restait rien de sa colère de la veille. Il se sentait juste soulagé, à présent. L’attente avait cessé et, avec elle, ce congé qui lui avait été imposé jusqu’au procès. Demain, il allait retourner au collège… enfin !
Ces trois derniers mois, il avait déambulé chaque jour de longues heures, à la recherche de réponses sur ce qui lui était arrivé. Seuls les entraînements quotidiens à la salle de boxe française du quartier de la République venaient interrompre ces introspections solitaires. Pourquoi lui ? Pourquoi lui, Vincent Farges, intellectuel et sportif accompli, d’ordinaire maître de lui-même et de ses pulsions ? Pourquoi avait-il, ce matin de janvier, laissé la rage lui obscurcir le jugement ? Pourquoi, trahissant les principes de base de la déontologie des sports de combat, avait-il mis toute sa science de la boxe au service de la destruction méthodique d’un adolescent ? Pouvait-il s’accorder des circonstances atténuantes ? Peut-être. Dans un premier temps, il avait voulu le croire. Après tout, le « gamin » n’était pas vraiment un gamin. C’était une petite frappe, terrorisant les autres élèves, arrogant, malhonnête, se vantant de pratiquer les deals les plus nauséabonds, méthodiquement en retard en classe pour le plaisir de semer le désordre par ses arrivées intempestives, les mains toujours libres, ne portant ni sac, ni crayons, ni cahiers, ni livres… Profitant de la force de ses dix-sept ans pour menacer ceux ou celles qui tentaient d’échapper à son emprise.
Ce jour-là, Vincent, interrompu pour la troisième fois dans son aparté avec la jeune Dounia qui lui demandait pourquoi le président Roosevelt avait été réélu plusieurs fois président des États-Unis, fit volte-face :
— Bon, je meurs de curiosité. Que pouvez-vous avoir de tellement important à dire qui ne puisse attendre la récréation et qui nécessite un tel chahut ?
Pointant vers le professeur un majeur agressif, l’adolescent se leva brusquement :
— Qu’est-ce t’as toi ! J’t’ai parlé ?
Vincent fit un ultime effort pour se comporter de façon civilisée :
— Un peu de respect. C’est une école ici !
— Vas-y ! Eh ! toi, face de cul, t’occupes ! Tu me déranges là !
— J’en ai assez entendu. Sortez de ma classe. Tout de suite.
Vincent s’approcha de son ennemi qui se tenait toujours debout. Ils restèrent ainsi un instant, silencieux, face à face, séparés seulement par la largeur d’une table. Leurs regards s’étaient accrochés l’un à l’autre.
Farges paraissait plus jeune que ses cinquante ans. Il le devait à une constante activité physique, d’abord à la ferme de ses parents, en Corrèze, puis à Paris. Là, il avait découvert la boxe française qu’il n’avait depuis, plus jamais cessé de pratiquer, remportant même quelques championnats. Il était de taille moyenne, mais solidement bâti. Sa chevelure épaisse n’avait toujours pas commencé à virer au gris. Il se tenait droit, déterminé, face à cet adolescent de la même taille que lui, et il ne disait rien, se contentant de le fixer. Un instant, le jeune homme hésita… Puis, conscient de la présence des autres élèves qui observaient la scène, le souffle suspendu, il ricana :
— Qu’est-ce que t’espères ? Tu veux me buter ou quoi ?
Il leva le bras, posa la main sur la poitrine de Farges et imprima une légère poussée. C’est à cet instant que tout se brouilla.
Quand Vincent Farges reprit ses esprits, l’adolescent était à terre, hurlant de douleur, un bras inerte, l’autre ramené sur son visage qu’il tentait vainement de protéger sous une pluie de coups de pieds dont chacun touchait juste, brisant les côtes, éclatant la chair. C’est la voix essoufflée du Principal qui sortit Vincent de sa transe. La jeune Dounia était allée le prévenir dès qu’elle avait compris que ça allait mal tourner.
— Monsieur Farges ! Arrêtez !
Et puis ce hurlement :
— Vous êtes en train de le tuer !
Chaque jour, depuis trois mois, il se remémorait la scène. Mais à chaque fois, il butait, toujours au même endroit. Avant le cri du Principal, il y avait un blanc.
Il passa dans la minuscule salle de bain, approcha son visage de la petite glace spécial rasage qu’il avait accrochée au-dessus du lavabo à une autre époque, quand il était encore un citoyen modèle. Sa barbe naissante crissa sous ses doigts. Il ne devait en aucun cas se laisser aller. Ils n’attendaient que cela, un signe prouvant qu’il n’était plus lui-même, qu’il avait besoin de soins. Ils lui avaient déjà plusieurs fois proposé de commencer une thérapie avec un psychologue quelconque affilié à la MGEN. S’il demandait à faire un petit tour à la Verrière, tout le monde comprendrait. Après tout, il avait passé un gosse à tabac. Il avait forcément « disjoncté, pété les plombs, coulé une bielle, sauté une marche ». Les expressions imagées pour désigner de façon détournée la folie, avaient fleuri ces dernières années. Elles ne devaient rien au hasard. L’évolution d’une langue, il en était convaincu, allait de pair avec celles des hommes. Mais lui n’était pas fou. Il avait juste eu un passage à vide.
Pour ne pas craquer pendant ces trois mois d’inaction professionnelle, il avait continué l’entraînement, l’avait même intensifié.
Comme après la mort de Grégoire.
Cela avait d’ailleurs horrifié Katel. Elle l’avait cru sans cœur, insensible, indifférent à la mort de son propre fils. Il avait été incapable de la détromper. Il dépensait toute son énergie à se maintenir dans cet état d’atonie, seule digue qu’il connaissait contre l’invasion de la souffrance. Quand elle l’avait quitté, il n’avait pas réagi, trop engourdi pour pouvoir articuler les mots du suppliant, trop épuisé pour pouvoir faire les gestes de réconfort dont elle avait besoin. Tout cela s’était passé il y a si longtemps. Katel avait beaucoup pleuré, beaucoup injurié Dieu, mais finalement elle était bien plus solide que lui. Elle vivait maintenant près de Toulouse. Remariée, elle avait eu trois autres enfants qui devaient être presque adolescents maintenant.
Il n’avait jamais refait sa vie. Il y avait eu quelques aventures avec des collègues mais elles l’avaient toutes quitté, effrayées par ses longs silences et le vide de ses yeux sombres. La solitude, il connaissait. À cinquante ans passés, sa carapace était en béton armé. C’est du moins ce qu’il avait cru jusqu’au moment, complètement inattendu, où il avait passé le gamin à tabac. Depuis, de plus en plus souvent, malgré sa résistance, des sentiments qu’il croyait enterrés à jamais refaisaient surface.
Il devait se secouer. Le congé avait pris fin hier. Demain, il retournait travailler. Il décida de prendre l’air et s’habilla avec soin. Quelques instants plus tard, il s’enfonçait dans l’aube naissante, les poings au fond des poches, décidé à marcher longtemps.
***
Jacques Aubert, Principal du collège Charles-Stern, à Nanterre, raccrocha finalement son téléphone, plusieurs secondes après que la communication eut été coupée. Les gens du rectorat étaient inconscients. Ils venaient seulement de l’avertir de la mise à la retraite anticipée de Farges. À lui maintenant de se débrouiller. Il fallait absolument éviter que les élèves revoient leur enseignant. Parce que, ce que le recteur ignorait ou voulait ignorer, c’était la popularité de Farges dans le collège depuis l’incident. Pis que de la popularité… Farges était devenu un mythe. Le Principal se leva péniblement et se dirigea vers la petite table où il gardait son thermos de café chaud. Après en avoir bu quelques gorgées, il retourna à son bureau et composa le numéro du professeur. Au bout de cinq sonneries, le répondeur se déclencha. Après une hésitation, il laissa un message.
***
La faim poussa Farges à s’éloigner des quais de la Seine. Il entra dans un bistrot et commanda un petit déjeuner à l’anglaise. Cela faisait plus de vingt-quatre heures qu’il n’avait rien avalé de solide. Il avait eu tellement peur d’être condamné à une peine de prison ferme. Depuis la mort de Grégoire, il souffrait de claustrophobie. Il avait lutté en vain contre l’angoisse que provoquait en lui tout type d’enfermement. Puis il avait cessé de lutter. Il dormait fenêtre ouverte et laissait bâiller la