Service compris , livre ebook
156
pages
Français
Ebooks
2021
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2021
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Nicolas Leram
Service compris
© Nicolas Leram, 2021
ISBN numérique : 979-10-262-9697-3
www.librinova.com
Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
1
J’avance lentement, comme si quelque événement de dernière minute pouvait encore tout changer, avant que j’entre dans la caserne. La voie est étroite, pavée, rébarbative, et mène à l’imposante Porte Royale de la Citadelle de Lille.
— Nicolas, attends-moi ! crie Jean-Marc.
Je stoppe et me retourne. Sophie, sa future épouse, l’a véhiculé jusqu’au parking et me fait un petit signe amical auquel je réponds. Je les regarde s’embrasser une dernière fois et j’envie mon pote car je ne peux pas serrer dans mes bras Émilie, ma copine, qui est partie en Angleterre poursuivre ses études.
Il presse le pas et ne tarde pas à me rattraper.
Mais alors qu’il parvient à ma hauteur, il fait volte-face et déclare :
— Oh puis non, j’y vais pas…
Il fait quelques pas, puis fait à nouveau demi-tour et me rejoint, avant de lancer :
— Mais qu'est-ce que nous avons fait de mal pour nous retrouver là ?
Sa candeur, totalement feinte, est si crédible que c’en est presque émouvant…
— Fallait y mettre du tien, mon gars… Après tout, il te suffisait d’être infirme pour échapper au service !
— Ouais, je sais. Mais tu connais Sophie, elle l’aurait mal pris, marmonne-t-il.
Nous arrêtons là ce piteux échange de plaisanteries, le cœur n’y est pas. Le fait est que, faute d’avoir un proche mort pour la France, d’être soutien de famille ou pupille de la nation, nous n’avions pas le choix : la seule échappatoire était l'objection de conscience, d’une durée dissuasive. Une année loin d’Émilie allait déjà être difficile, alors deux…
Comme pour tous les sursitaires, un « report spécial d'incorporation » nous a permis de terminer nos études dans l’école d’ingénieurs où Jean-Marc et moi nous sommes rencontrés et avons constaté que, bien que différents sur de nombreux points, nous jouissions d’une complicité spontanée dans la plupart de nos activités, y compris les moins sérieuses.
— Tu sais, reprend-il, j’ai eu une petite bouffée d’espoir en mai, quand Giscard d’Estaing a été élu. Je me suis dit : puisqu’il a accordé une amnistie à des types reconnus coupables, pourquoi pas à des innocents comme nous ?
— Mmm…
— Et puis j’ai reçu la convocation au service national.
— Ouais, moi aussi.
Voilà comment, en ce beau mois d’octobre 1974, nous faisons partie des conscrits qui débutent leur année sous les drapeaux. La plupart ont une vingtaine d’années ou un peu moins. Nous avons quelques années de plus, comme tous les sursitaires.
*
Alors que nous passons le poste de garde, des bidasses en treillis nous regardent passer, l'œil vide. L’idée que dans quelques heures nous leur ressemblerons n'a rien d'enthousiasmant.
Une fois franchie l’épaisse muraille, nous découvrons le cœur de la citadelle, formé d’une vingtaine de bâtiments massifs, organisés autour d'une grande cour pentagonale.
S’ensuivent des formalités, vérifications et contrôles en tous genres, avant de passer chez les coiffeurs pour la coupe réglementaire à la tondeuse, puis chez le fourrier qui nous remet vêtements et équipements militaires. Tout cela prend un temps fou et laisse place à de nombreux moments de totale inactivité.
— Comment tu t'appelles ? me demande un gars nerveux, avec une petite moustache en piteux état.
— Leram. Et toi ?
— Non, ton prénom ?
— Ah : Nicolas.
— Et ton pote ?
— Jean-Marc Rossi. Et toi ?
— Pidaul.
— C'est ton prénom ?
— Non, c'est mon nom, je n'aime pas mon prénom.
— Ah, ok…
À sa suite d'autres gus se présentent : Colineau, un garçon à l’allure fragile, derrière des lunettes rondes ; Pugliese, un blondinet qui semble arborer en permanence un gentil sourire ; Froissart, un type grand, très sec et de toute évidence de mauvaise humeur ; Jean-Jacques dont je n'ai pas compris le nom de famille et qui semble un peu perdu ; et un dénommé Marcoule, qui tient à faire savoir à tout le monde qu'il est professeur agrégé de français-latin-grec.
— J’ai l’impression qu’une bonne moitié d’entre eux sont des sursitaires, me glisse Jean-Marc. On pourra jouer au tarot, c’est déjà ça…
*
Nous sortons de ce premier circuit dûment uniformisés – même coupe de cheveux, même treillis, même béret, mêmes rangers – et sommes placés sous l’aimable autorité d’un sergent qui, sans que nous sachions pourquoi, semble nourrir quelque rancune à notre égard. Je sens que nous allons passer une excellente journée…
— On devrait peut-être lui sourire ? souffle Jean-Marc, simulant à merveille la naïveté.
Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée…
De toute façon, il est trop tard pour le faire, car il se met à crier de façon indistincte. Comme nous ne le comprenons pas, nous restons immobiles, en rang d'oignon. Il semble attendre quelque chose, mais quoi ? Nous sommes dans l'expectative, pendant que son visage fermé passe et repasse devant nos yeux.
Tout à coup il se décide :
— Nettoyage des douches ! Allez, hop ! Et je veux que ce soit nickel ! lâche-t-il les mâchoires serrées.
Ah, ça au moins c'est clair. C’est curieux, mais il semble que le sergent articule mieux lorsqu'il est en colère.
— Doit avoir les articulations hyperlaxes, marmonne le grand Froissart, d’un ton moqueur. Quand il est en pétard, il contracte les masséters et ça améliore sa diction.
— Masséter ? Tu t'y connais en anatomie ? demandé-je à voix basse.
— Ben oui : je suis médecin.
— Tout s'explique…
Nous courrons vers les sanitaires.
— Nickel ! hurle à nouveau le sous-officier revêche.
Mon regard croise celui de Jean-Marc et je sais ce qu’il pense : ce sergent ressemble beaucoup à un tuteur qui nous encadrait lors d’un de nos projets, l’année dernière, en école d’ingénieurs. Comme ce dernier se montrait d’une exigence démesurée, nous avions essayé une réponse paradoxale : aller volontairement bien au-delà de ce qui était requis. Cela avait assez bien marché. Rapidement débordé, il avait beaucoup allégé sa pression. Est-ce que cela pourrait marcher ici aussi ?
— Eh, les gars, on a un truc à vous proposer…
Nous leur expliquons ce que nous voudrions tenter, à savoir, « trop » obéir à ce sergent qui a sans doute l’habitude d’obtenir moins que demandé. Que se passera-t-il si nous en faisons bien plus ?
— Qu’est-ce que vous en dites ? termine Jean-Marc. Ça ne donnera peut-être rien, mais il n’y a pas grand risque puisque nous ne ferons qu’exécuter ses ordres ?
La plupart de nos petits camarades manifestent leur accord, certains même avec enthousiasme, notamment Froissart dont le visage s’éclaire d’un fugitif demi-sourire, qui contraste avec l’impression qu’il donne d’avoir en permanence le poil hérissé.
— Alors c’est parti ! souffle mon pote.
Dès cet instant, la propreté des douches devient une mission sacrée à laquelle nous nous consacrons tous. D'un commun élan nous frottons, brossons, astiquons et fourbissons à qui mieux mieux.
Et que je te gratte les dépôts calcaires à la lame de rasoir, et que je te décape les traces de savon et de crasse à la poudre à récurer !
Comment ça ? Il n'y en a pas ? Bon, tant pis, continuons à la lame de rasoir.
Et que je te récure les surfaces au tampon Jex.
Ah, il n'y en a pas non plus… Mais qu’est-ce qu’on a, ici, à part des lames de rasoir ?
Rien d’autre ? Il n'y a que ça pour tout nettoyer ?
Bon, pas grave, il suffit de le savoir : les tranchants acérés entament la saleté, pas notre ardeur. Nous nous activons tant qu'en moins de deux heures, les douches sont impeccables. Il faut que le sous-off voie le résultat, ça va lui faire plaisir. Et nous, lui faire plaisir, c'est tout ce qu'on demande… Nous courrons le prévenir :
— Sergent, sergent ! On a fini. Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ?
— Nickel les douches ? demande-t-il l'air soupçonneux.
— Nickel, sergent, nickel !
— Mmm… On va voir ça…
Il s'avance vers le lieu de notre exploit, à grandes enjambées nonchalantes et les pouces dans le ceinturon, comme aime à le faire la gent militaire, semble-t-il, dans le but louable de n’avoir ni les bras ballants ni les mains dans les poches.
— Mouais… grogne-t-il, alors qu’il examine la première douche.
Quand il passe dans la cabine suivante, une sombre expression s'est peinte sur son visage. Il en ressort avec un air encore plus fermé que lorsqu’il y est entré.
Que se passe-t-il ? Nos douches ne lui plaisent pas ?
Il jette un coup d'œil dans les trois suivantes et affiche une moue de plus en plus désapprobatrice.
— Elles sont nickel nos douches, hein sergent ?
— Mouais, ça peut aller, lâche-t-il à contrecœur. Allez, rassemblement de toute la section dans la cour intérieure, pour la balayer !
Faire de la cour intérieure un espace tout propre au centre de la caserne ? Quelle bonne idée ! Merci sergent : voilà notre nouvelle mission sacrée !
À l'instar des sauterelles sur les infortunés pays africains, notre nuée de bidasses fond sur la moindre feuille morte, l'infime morceau de papier, l'insignifiant détritus. La cour est grande, certes, il suffit de l'avoir traversée en portant son barda pour le savoir, mais l'enthousiaste s'en moque, le zélateur l'ignore. Il grignote sans répit chaque parcelle de terrain, astique chaque pavé, traque le moindre débris, chasse la plus petite poussière. Tant et si bien qu’en un rien de temps retentit à nouveau notre avide requête :
— Sergent, on a fini ! Qu'est-ce qu'on fait maintenant ?
L’acerbe sous-off se dirige vers le centre de la cour, le pas pesant, l'œil torve et le béret au ra