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EAN : 9782335091267
©Ligaran 2015
Préface de Catherine Vadé
POUR LES CONTES DE GUILLAUME VADÉ (1738)
Je pleure encore la mort de mon cousin Guillaume Vadé, qui décéda, comme le sait tout l’univers , il y a quelques années : il était attaqué de la petite vérole. Je le gardais, et lui disais en pleurant : « Ah ! mon cousin, voilà ce que c’est que de ne pas vous être fait inoculer ! Il en a coûté la vie à votre frère Antoine, qui était, comme vous, une des lumières du siècle. – Que voulez-vous que je vous dise ? me répondit Guillaume ; j’attendais la permission de la Sorbonne, et je vois bien qu’il faut que je meure pour avoir été trop scrupuleux. – L’État va faire une furieuse perte, lui répondis-je. – Ah ! s’écria Guillaume, Alexandre et frère Berthier sont morts ; Sémiramis et la Fillon, Sophocle et Danchet, sont en poussière. – Oui, mon cher cousin ; mais leurs grands noms demeurent à jamais : ne voulez-vous pas revivre dans la plus noble partie de vous-même ? Ne m’accordez-vous pas la permission de donner au public, pour le consoler, les contes à dormir debout dont vous nous régalâtes l’année passée ? Ils faisaient les délices de notre famille ; et Jérôme Carré, votre cousin issu de germain, faisait presque autant de cas de vos ouvrages que des siens : ils plairont sans doute à tout l’univers , c’est-à-dire à une trentaine de lecteurs qui n’auront rien à faire. »
Guillaume n’avait pas de si hautes prétentions ; il me dit avec une humilité convenable à un auteur, mais bien rare : « Ah ! ma cousine, pensez-vous que dans les quatre-vingt-dix mille brochures imprimées à Paris depuis dix ans mes opuscules puissent trouver place, et que je puisse surnager sur le fleuve de l’Oubli, qui engloutit tous les jours tant de belles choses ?
– Quand vous ne vivriez que quinze jours après votre mort, lui dis-je, ce serait toujours beaucoup ; il y a très peu de personnes qui jouissent de cet avantage. Le destin de la plupart des hommes est de vivre ignorés ; et ceux qui ont fait le plus de bruit sont quelquefois oubliés le lendemain de leur mort. Vous serez distingué de la foule ; et peut-être même le nom de Guillaume Vadé, ayant l’honneur d’être imprimé dans un ou deux journaux, pourra passer à la dernière postérité. Sous quel titre voulez-vous que j’imprime vos Opuscules ? – Ma cousine, me dit-il, je crois que le nom de Fadaises est le plus convenable ; la plupart des choses qu’on fait, qu’on dit, et qu’on imprime, méritent assez ce titre. »
J’admirai la modestie de mon cousin, et j’en fus extrêmement attendrie. Jérôme Carré arriva alors dans la chambre. Guillaume fit son testament, par lequel il me laissait maîtresse absolue de ses manuscrits. Jérôme et moi lui demandâmes où il voulait être enterré ; et voici la réponse de Guillaume, qui ne sortira jamais de ma mémoire :
« Je sens bien que, n’ayant été élevé dans ce monde à aucune des dignités qui nourrissent les grands sentiments, et qui élèvent l’homme au-dessus de lui-même ; n’ayant été ni conseiller du roi, ni échevin, ni marguillier, on me traitera après ma mort avec très peu de cérémonie. On me jettera dans les charniers Saint-Innocent, et on ne mettra sur ma fosse qu’une croix de bois qui aura déjà servi à d’autres ; mais j’ai toujours aimé si tendrement ma patrie, que j’ai beaucoup de répugnance à être enterré dans un cimetière. Il est certain qu’étant mort de la maladie qui m’attaque, je puerai horriblement. Cette corruption de tant de corps qu’on ensevelit à Paris dans les églises, ou auprès des églises, infecte nécessairement l’air ; et, comme dit très à propos le jeune Ptolémée, en délibérant s’il recevra Pompée chez lui :
… Ces troncs pourris exhalent dans les vents
De quoi faire la guerre au reste des vivants.
Cette ridicule et odieuse coutume de paver les églises de morts cause dans Paris tous les ans des maladies épidémiques, et il n’y a point de défunt qui ne contribue plus ou moins à empester sa patrie. Les Grecs et les Romains étaient bien plus sages que nous : leur sépulture était hors des villes ; et il y a même aujourd’hui plusieurs pays en Europe où cette salutaire coutume est établie. Quel plaisir ne serait-ce pas pour un bon citoyen d’aller engraisser, par exemple, la stérile plaine des Sablons, et de contribuer à faire naître des moissons abondantes ! Les générations deviendraient utiles les unes aux autres par ce prudent établissement ; les villes seraient plus saines, les terres plus fécondes. En vérité, je ne puis m’empêcher de dire qu’on manque de police pour les vivants et pour les morts. »
Guillaume parla longtemps sur ce ton. Il avait de grandes vues pour le bien public, et il mourut en parlant, ce qui est une preuve évidente de génie.
Dès qu’il fut passé, je résolus de lui faire des obsèques magnifiques, dignes du grand nom qu’il avait acquis dans le monde. Je courus chez les plus fameux libraires de Paris ; je leur proposai d’acheter les œuvres posthumes de mon cousin Guillaume ; j’y joignis même quelques belles dissertations de son frère Antoine, et quelques morceaux de son cousin issu de germain Jérôme Carré. J’obtins trois louis d’or comptant, somme que jamais Guillaume n’avait possédée dans aucun temps de sa vie.
Je fis imprimer des billets d’enterrement ; je priai tous les beaux esprits de Paris d’honorer de leur présence le service que je commandai pour le repos de l’âme de Guillaume ; aucun ne vint. Je ne pus assister au convoi, et Guillaume fut inhumé sans que personne en sût rien. C’est ainsi qu’il avait vécu ; car encore qu’il eût enrichi la Foire de plusieurs opéras-comiques qui firent l’admiration de tout Paris, on jouissait des fruits de son génie, et on négligeait l’auteur. C’est ainsi (comme dit le divin Platon) qu’on suce l’orange, et qu’on jette l’écorce ; qu’on cueille les fruits de l’arbre, et qu’on l’abat ensuite. J’ai toujours été frappée de cette ingratitude.
Quelque temps après le décès de Guillaume Vadé, nous perdîmes notre bon parent et ami Jérôme Carré, si connu en son temps par la comédie de l’Écossaise , qu’il disait avoir traduite pour l’avancement de la littérature honnête. Je crois qu’il est de mon devoir d’instruire le public de la détresse où se trouvait Jérôme dans les derniers jours de sa vie. Voici comme il s’en ouvrit en ma présence à frère Giroflée, son confesseur :
« Vous savez, dit-il, qu’à mon baptême on me donna pour patrons saint Jérôme, saint Thomas, et saint Raimond de Pennafort, et que, quand j’eus le bonheur de recevoir la confirmation, on ajouta à mes trois patrons saint Ignace de Loyola, saint François-Xavier, saint François de Borgia, et saint Régis, tous jésuites ; de sorte que je m’appelle Jérôme-Thomas-Raimond-Ignace-Xavier-François-Régis Carré. J’ai cru longtemps qu’avec tant de noms je ne pouvais manquer de rien sur terre. Ah ! frère Giroflée, que je me suis trompé ! Il faut qu’il en soit des patrons comme des valets : plus on en a, plus on est mal servi. Mais voyez, s’il vous plaît, quelle est ma déconvenue (car ce terme est très bon, quoi qu’en dise un polisson. Montaigne, Marot, et plusieurs auteurs très facétieux, en font souvent usage ; il est même dans le Dictionnaire de l’Académie ). Voici donc mon aventure :
On chasse les révérends pères jésuistes ou jésuites, pour ce que leur institut est pernicieux, contraire à tous les droits des rois et de la société humaine, etc., etc. Or Ignace de Loyola ayant créé cet institut appelé Régime , après s’être fait fesser au collège de Sainte-Barbe, Xavier, François Borgia, Régis, ayant vécu dans ce régime, il est clair qu’ils sont tous également répréhensibles, et que voilà quatre saints qu’il faut nécessairement que je donne à tous les diables.
« Cela m’a fait naître quelques scrupules sur saint Thomas et saint Raimond de Pennafort. J’ai lu leurs ouvrages, et j’ai été confondu quand j’ai vu dans Thomas et dans Raimond à peu près les mêmes paroles que dans Busembaum. Je me suis défait aussitôt de ces deux patrons, et j’ai brûlé leurs livres.
Je me suis vu ainsi réduit au seul nom de Jérôme ; mais ce Jérôme, le seul patron qui me restait, ne m’a pas été plus utile que les autres. Est-ce que Jérôme n’aurait pas de crédit en paradis ? J’ai consulté sur cette affaire un très savant homme : il m’a dit que Jérôme étai