La Valeur de la Science
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La Valeur de la ScienceHenri Poincaré1902 - fichier imagesIntroductionPremière partie : Les sciences mathématiquesChapitre premier : L’intuition et la logique en mathématiquesChapitre II : La mesure du tempsChapitre III : La notion d’espaceChapitre IV. L’espace et ses trois dimensionsDeuxième partie : Les sciences physiquesChapitre V : L’analyse et la physiqueChapitre VI : L’astronomieChapitre VII : L’histoire de la physique mathématiqueChapitre VIII : La crise actuelle de la physique mathématiqueChapitre IX : L’avenir de la physique mathématiqueTroisième partie : La valeur objective de la scienceChapitre X : La science est-elle artificielle ?Chapitre XI : La science et la réalitéLa Valeur de la Science : IntroductionINTRODUCTION────La recherche de la vérité doit être le but de notre activité ; c’est la seule fin qui soitdigne d’elle. Sans doute nous devons d’abord nous efforcer de soulager lessouffrances humaines, mais pourquoi ? Ne pas souffrir, c’est un idéal négatif et quiserait plus sûrement atteint par l’anéantissement du monde. Si nous voulons de plusen plus affranchir l’homme des soucis matériels, c’est pour qu’il puisse employer saliberté reconquise à l’étude et à la contemplation de la vérité.Cependant quelquefois la vérité nous effraye. Et en effet, nous savons qu’elle estquelquefois décevante, que c’est un fantôme qui ne se montre à nous un instant quepour fuir sans cesse, qu’il faut la poursuivre plus loin et toujours plus loin, ...

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La Valeur de la ScienceHenri Poincaré1902 - fichier imagesIntroductionPremière partie : Les sciences mathématiquesChapitre premier : L’intuition et la logique en mathématiquesChapitre II : La mesure du tempsChapitre III : La notion d’espaceChapitre IV. L’espace et ses trois dimensionsDeuxième partie : Les sciences physiquesChapitre V : L’analyse et la physiqueChapitre VI : L’astronomieChapitre VII : L’histoire de la physique mathématiqueChapitre VIII : La crise actuelle de la physique mathématiqueChapitre IX : L’avenir de la physique mathématiqueTroisième partie : La valeur objective de la scienceChapitre X : La science est-elle artificielle ?Chapitre XI : La science et la réalitéLa Valeur de la Science : IntroductionINTRODUCTION────La recherche de la vérité doit être le but de notre activité ; c’est la seule fin qui soitdigne d’elle. Sans doute nous devons d’abord nous efforcer de soulager lessouffrances humaines, mais pourquoi ? Ne pas souffrir, c’est un idéal négatif et quiserait plus sûrement atteint par l’anéantissement du monde. Si nous voulons de plusen plus affranchir l’homme des soucis matériels, c’est pour qu’il puisse employer saliberté reconquise à l’étude et à la contemplation de la vérité.Cependant quelquefois la vérité nous effraye. Et en effet, nous savons qu’elle estquelquefois décevante, que c’est un fantôme qui ne se montre à nous un instant quepour fuir sans cesse, qu’il faut la poursuivre plus loin et toujours plus loin, sansjamais pouvoir l’atteindre. Et cependant pour agir il faut s’arrêter, αναγκη στηναι,comme a dit je ne sais plus quel grec, Aristote ou un autre. Nous savons aussicombien elle est souvent cruelle et nous nous demandons si l’illusion n’est pas nonseulement plus consolante, mais plus fortifiante aussi ; car c’est elle qui nous donnela confiance. Quand elle aura disparu, l’espérance nous restera-t-elle et aurons-nous le courage d’agir ? C’est ainsi que le cheval attelé à un manège refuseraitcertainement d’avancer si on ne prenait la précaution de lui bander les yeux. Etpuis, pour chercher la vérité, il faut être indépendant, tout à fait indépendant. Si nousvoulons agir, au contraire, si nous voulons être forts, il faut que nous soyons unis.Voilà pourquoi plusieurs d’entre nous s’effraient de la vérité ; ils la considèrentcomme une cause de faiblesse. Et pourtant il ne faut pas avoir peur de la véritéparce qu’elle seule est belle.Quand je parle ici de la vérité, sans doute je veux parler d’abord de la véritéscientifique ; mais je veux parler aussi de la vérité morale, dont ce qu’on appelle lajustice n’est qu’un des aspects. Il semble que j’abuse des mots, que je réunis ainsisous un même nom deux objets qui n’ont rien de commun ; que la vérité scientifiquequi se démontre ne peut, à aucun titre, se rapprocher de la vérité morale qui sesent.
Et pourtant je ne peux les séparer, et ceux qui aiment l’une ne peuvent pas ne pasaimer l’autre. Pour trouver l’une, comme pour trouver l’autre, il faut s’efforcerd’affranchir complètement son âme du préjugé et de la passion, il faut atteindre àl’absolue sincérité. Ces deux sortes de vérités, une fois découvertes, nousprocurent la même joie ; l’une et l’autre, dès qu’on l’a aperçue, brille du même éclat,de sorte qu’il faut la voir ou fermer les yeux. Toutes deux enfin nous attirent et nousfuient ; elles ne sont jamais fixées : quand on croit les avoir atteintes, on voit qu’ilfaut marcher encore, et celui qui les poursuit est condamné à ne jamais connaître lerepos.Il faut ajouter que ceux qui ont peur de l’une, auront peur aussi de l’autre ; car cesont ceux qui, en toutes choses, se préoccupent avant tout des conséquences. Enun mot, je rapproche les deux vérités, parce que ce sont les mêmes raisons quinous les font aimer et parce que ce sont les mêmes raisons qui nous les fontredouter.Si nous ne devons pas avoir peur de la vérité morale, à plus forte raison il ne fautpas redouter la vérité scientifique. Et d’abord elle ne peut être en conflit avec lamorale. La morale et la science ont leurs domaines propres qui se touchent maisne se pénètrent pas. L’une nous montre à quel but nous devons viser, l’autre, le butétant donné, nous fait connaître les moyens de l’atteindre. Elles ne peuvent doncjamais se contrarier puisqu’elles ne peuvent se rencontrer. Il ne peut pas y avoir descience immorale, pas plus qu’il ne peut y avoir de morale scientifique.Mais si l’on a peur de la science, c’est surtout parce qu’elle ne peut nous donner lebonheur. Évidemment non, elle ne peut pas nous le donner, et l’on peut sedemander si la bête ne souffre pas moins que l’homme. Mais pouvons-nousregretter ce paradis terrestre où l’homme, semblable à la brute, était vraimentimmortel puisqu’il ne savait pas qu’on doit mourir ? Quand on a goûté à la pomme,aucune souffrance ne peut en faire oublier la saveur, et on y revient toujours.Pourrait-on faire autrement ? Autant demander si celui qui a vu, peut deveniraveugle et ne pas sentir la nostalgie de la lumière. Aussi l’homme ne peut êtreheureux par la science, mais aujourd’hui il peut bien moins encore être heureuxsans elle.Mais si la vérité est le seul but qui mérite d’être poursuivi, pouvons-nous espérerl’atteindre ? Voilà de quoi il est permis de douter. Les lecteurs de mon petit livre surla Science et l’Hypothèse savent déjà ce que j’en pense. La vérité qu’il nous estpermis d’entrevoir n’est pas tout à fait ce que la plupart des hommes appellent dece nom. Est-ce à dire que notre aspiration la plus légitime et la plus impérieuse esten même temps la plus vaine ? Ou bien pouvons-nous malgré tout approcher de lavérité par quelque côté, c’est ce qu’il convient d’examiner.Et d’abord, de quel instrument disposons-nous pour cette conquête ? L’intelligencede l’homme, pour nous restreindre, l’intelligence du savant n’est-elle passusceptible d’une infinie variété ? On pourrait, sans épuiser ce sujet, écrire biendes volumes ; je n’ai fait que l’effleurer en quelques courtes pages. Que l’esprit dumathématicien ressemble peu à celui du physicien ou à celui du naturaliste, tout lemonde en conviendra ; mais les mathématiciens eux-mêmes ne se ressemblentpas entre eux ; les uns ne connaissent que l’implacable logique, les autres fontappel à l’intuition et voient en elle la source unique de la découverte. Et ce serait làune raison de défiance. À des esprits si dissemblables, les théorèmesmathématiques eux-mêmes pourront-ils apparaître sous le même jour ? La véritéqui n’est pas la même pour tous est-elle la vérité ? Mais en regardant les choses deplus près, nous voyons comment ces ouvriers si différents collaborent à une œuvrecommune qui ne pourrait s’achever sans leur concours. Et cela déjà nous rassure.Il faut ensuite examiner les cadres dans lesquels la nature nous paraît enfermée etque nous nommons le temps et l’espace. Dans Science et Hypothèse, j’ai déjàmontré combien leur valeur est relative ; ce n’est pas la nature qui nous les impose,c’est nous qui les imposons à la nature parce que nous les trouvons commodes,mais je n’ai guère parlé que de l’espace, et surtout de l’espace quantitatif, pourainsi dire, c’est-à-dire des relations mathématiques dont l’ensemble constitue lagéométrie. Il était nécessaire de montrer qu’il en est du temps comme de l’espaceet qu’il en est encore de même de « l’espace qualitatif » ; il fallait en particulierrechercher pourquoi nous attribuons trois dimensions à l’espace. On mepardonnera donc d’être revenu une fois encore sur ces importantes questions.L’analyse mathématique, dont l’étude de ces cadres vides est l’objet principal,n’est-elle donc qu’un vain jeu de l’esprit ? Elle ne peut donner au physicien qu’unlangage commode ; n’est-ce pas là un médiocre service, dont on aurait pu sepasser à la rigueur ; et même, n’est-il pas à craindre que ce langage artificiel ne
soit un voile interposé entre la réalité et l’œil du physicien ? Loin de là, sans celangage, la plupart des analogies intimes des choses nous seraient demeurées àjamais inconnues ; et nous aurions toujours ignoré l’harmonie interne du monde, quiest, nous le verrons, la seule véritable réalité objective.La meilleure expression de cette harmonie, c’est la Loi ; la Loi est une desconquêtes les plus récentes de l’esprit humain ; il y a encore des peuples qui viventdans un miracle perpétuel et qui ne s’en étonnent pas. C’est nous au contraire quidevrions nous étonner de la régularité de la nature. Les hommes demandent à leursdieux de prouver leur existence par des miracles ; mais la merveille éternelle c’estqu’il n’y ait pas sans cesse des miracles. Et c’est pour cela que le monde est divin,puisque c’est pour cela qu’il est harmonieux. S’il était régi par le caprice, qu’est-cequi nous prouverait qu’il ne l’est pas par le hasard ?Cette conquête de la Loi, c’est à l’Astronomie que nous la devons, et c’est ce quifait la grandeur de cette Science, plus encore que la grandeur matérielle des objetsqu’elle considère.Il était donc tout naturel que la Mécanique Céleste fût le premier modèle de laPhysique Mathématique ; mais depuis cette Science, a évolué ; elle évolue encore,elle évolue même rapidement. Et déjà il est nécessaire de modifier sur quelquespoints le tableau que je traçais en 1900 et dont j’ai tiré deux chapitres de Scienceet Hypothèse. Dans une conférence faite à l’Exposition de Saint-Louis en 1904, j’aicherché à mesurer le chemin parcouru ; quel a été le résultat de cette enquête, c’estce que le lecteur verra plus loin.Les progrès de la Science ont semblé mettre en péril les principes les mieuxétablis, ceux-là mêmes qui étaient regardés comme fondamentaux. Rien ne prouvecependant qu’on n’arrivera pas à les sauver ; et si on n’y parvientqu’imparfaitement, ils subsisteront encore, tout en se transformant. Il ne faut pascomparer la marche de la Science aux transformations d’une ville, où les édificesvieillis sont impitoyablement jetés à bas pour faire place aux constructionsnouvelles, mais à l’évolution continue des types zoologiques qui se développentsans cesse et finissent par devenir méconnaissables aux regards vulgaires, maisoù un œil exercé retrouve toujours les traces du travail antérieur des siècles passés.Il ne faut donc pas croire que les théories démodées ont été stériles et vaines. Si nous nous arrêtions là, nous trouverions dans ces pages quelques raisonsd’avoir confiance dans la valeur de la Science, mais des raisons beaucoup plusnombreuses de nous en défier ; il nous resterait une impression de doute ; il fautmaintenant remettre les choses au point.Quelques personnes ont exagéré le rôle de la convention dans la Science ; ellessont allées jusqu’à dire que la Loi, que le fait scientifique lui-même étaient crééspar le savant. C’est là aller beaucoup trop loin dans la voie du nominalisme. Non,les lois scientifiques ne sont pas des créations artificielles ; nous n’avons aucuneraison de les regarder comme contingentes, bien qu’il nous soit impossible dedémontrer qu’elles ne le sont pas.Cette harmonie que l’intelligence humaine croit découvrir dans la nature, existe-t-elle en dehors de cette intelligence ? Non, sans doute, une réalité complètementindépendante de l’esprit qui la conçoit, la voit ou la sent, c’est une impossibilité. Unmonde si extérieur que cela, si même il existait, nous serait à jamais inaccessible.Mais ce que nous appelons la réalité objective, c’est, en dernière analyse, ce quiest commun à plusieurs êtres pensants, et pourrait être commun à tous ; cettepartie commune, nous le verrons, ce ne peut être que l’harmonie exprimée par deslois mathématiques.C’est donc cette harmonie qui est la seule réalité objective, la seule vérité que nouspuissions atteindre ; et si j’ajoute que l’harmonie universelle du monde est la sourcede toute beauté, on comprendra quel prix nous devons attacher aux lents etpénibles progrès qui nous la font peu à peu mieux connaître.La Valeur de la Science : Chapitre premier : L’intuition et lalogique en mathématiques
LA VALEUR DE LA SCIENCEPREMIÈRE PARTIELES SCIENCES MATHÉMATIQUES─────CHAPITRE PREMIERL’intuition et la Logique en Mathématiques.─────IIl est impossible d’étudier les Œuvres des grands mathématiciens, et même cellesdes petits, sans remarquer et sans distinguer deux tendances opposées, ou plutôtdeux sortes d’esprits entièrement différents. Les uns sont avant tout préoccupés dela logique ; à lire leurs ouvrages, on est tenté de croire qu’ils n’ont avancé que pas àpas, avec la méthode d’un Vauban qui pousse ses travaux d’approche contre uneplace forte, sans rien abandonner au hasard. Les autres se laissent guider parl’intuition et font du premier coup des conquêtes rapides, mais quelquefoisprécaires, ainsi que de hardis cavaliers d’avant-garde.Ce n’est pas la matière qu’ils traitent qui leur impose l’une ou l’autre méthode. Sil’on dit souvent des premiers qu’ils sont des analystes et si l’on appelle les autresgéomètres, cela n’empêche pas que les uns restent analystes, même quand ils fontde la Géométrie, tandis que les autres sont encore des géomètres, même s’ilss’occupent d’Analyse pure. C’est la nature même de leur esprit qui les fait logiciensou intuitifs, et ils ne peuvent la dépouiller quand ils abordent un sujet nouveau.Ce n’est pas non plus l’éducation qui a développé en eux l’une des deux tendanceset qui a étouffé l’autre. On naît mathématicien, on ne le devient pas, et il sembleaussi qu’on naît géomètre, ou qu’on naît analyste.Je voudrais citer des exemples et certes ils ne manquent pas ; mais pour accentuerle contraste, je voudrais commencer par un exemple extrême ; pardon, si je suisobligé de le chercher auprès de deux mathématiciens vivants.M. Méray veut démontrer qu’une équation binôme a toujours une racine, ou, entermes vulgaires, qu’on peut toujours subdiviser un angle. S’il est une vérité quenous croyons connaître par intuition directe, c’est bien celle-là. Qui doutera qu’unangle peut toujours être partagé en un nombre quelconque de parties égales ? M.Méray n’en juge pas ainsi ; à ses yeux, cette proposition n’est nullement évidente etpour la démontrer, il lui faut plusieurs pages.Voyez au contraire M. Klein : il étudie une des questions les plus abstraites de lathéorie des fonctions ; il s’agit de savoir si sur une surface de Riemann donnée, ilexiste toujours une fonction admettant des singularités données. Que fait le célèbregéomètre allemand ? Il remplace sa surface de Riemann par une surface métalliquedont la conductibilité électrique varie suivant certaines lois. Il met deux de sespoints en communication avec les deux pôles d’une pile. Il faudra bien, dit-il, que lecourant passe, et la façon dont ce courant sera distribué sur la surface définira unefonction dont les singularités seront précisément celles qui sont prévues parl’énoncé.Sans doute, M. Klein sait bien qu’il n’a donné là qu’un aperçu : toujours est-il qu’iln’a pas hésité à le publier ; et il croyait probablement y trouver sinon unedémonstration rigoureuse, du moins je ne sais quelle certitude morale. Un logicienaurait rejeté avec horreur une semblable conception, ou plutôt il n’aurait pas eu à larejeter, car dans son esprit elle n’aurait jamais pu naître.Permettez-moi encore de comparer deux hommes, qui sont l’honneur de la Sciencefrançaise, qui nous ont été récemment enlevés, mais qui tous deux étaient depuislongtemps entrés dans l’immortalité. Je veux parler de M. Bertrand et de M.Hermite. Ils ont été élèves de la même école et en même temps ; ils ont subi lamême éducation, les mêmes influences ; et pourtant quelle divergence ; ce n’estpas seulement dans leurs écrits qu’on la voit éclater ; c’est dans leur enseignement,dans leur façon de parler, dans leur aspect même. Dans la mémoire de tous leursélèves, ces deux physionomies se sont gravées en traits ineffaçables ; pour tousceux qui ont eu le bonheur de suivre leurs leçons, ce souvenir est encore tout
récent ; il nous est aisé de l’évoquer.Tout en parlant, M. Bertrand est toujours en action ; tantôt il semble aux prises avecquelque ennemi extérieur, tantôt il dessine d’un geste de la main les figures qu’ilétudie. Évidemment, il voit et il cherche à peindre, c’est pour cela qu’il appelle legeste à son secours. Pour M. Hermite, c’est tout le contraire ; ses yeux semblent fuirle contact du monde ; ce n’est pas au dehors, c’est au dedans qu’il cherche lavision de la vérité.Parmi les géomètres allemands de ce siècle, deux noms surtout sont illustres ; cesont ceux des deux savants qui ont fondé la théorie générale des fonctions,Weierstrass et Riemann. Weierstrass ramène tout à la considération des séries età leurs transformations analytiques ; pour mieux dire, il réduit l’Analyse à une sortede prolongement de l’Arithmétique ; on peut parcourir tous ses Livres sans y trouverune figure. Riemann, au contraire, appelle de suite la Géométrie à son secours,chacune de ses conceptions est une image que nul ne peut oublier dès qu’il en acompris le sens.Plus récemment, Lie était un intuitif ; on aurait pu hésiter en lisant ses ouvrages, onn’hésitait plus après avoir causé avec lui ; on voyait tout de suite qu’il pensait enimages. Mme Kowalevski était une logicienne.Chez nos étudiants, nous remarquons les mêmes différences ; les uns aimentmieux traiter leurs problèmes « par l’Analyse », les autres « par la Géométrie ». Lespremiers sont incapables de « voir dans l’espace », les autres se lasseraientpromptement des longs calculs et s’y embrouilleraient.Les deux sortes d’esprits sont également nécessaires aux progrès de la Science ;les logiciens, comme les intuitifs, ont fait de grandes choses que les autresn’auraient pas pu faire. Qui oserait dire s’il aimerait mieux que Weierstrass n’eûtjamais écrit, ou s’il préférerait qu’il n’y eût pas eu de Riemann ? L’Analyse et laSynthèse ont donc toutes deux leur rôle légitime. Mais il est intéressant d’étudier deplus près quelle est dans l’histoire de la Science la part qui revient à l’une et àl’autre.IIChose curieuse ! Si nous relisons les Œuvres des anciens, nous serons tentés deles classer tous parmi les intuitifs. Et pourtant la nature est toujours la même, il estpeu probable qu’elle ait commencé dans ce siècle à créer des esprits amis de lalogique.Si nous pouvions nous replacer dans le courant des idées qui régnaient de leurtemps, nous reconnaîtrions que beaucoup de ces vieux géomètres étaientanalystes par leurs tendances. Euclide, par exemple, a élevé un échafaudagesavant où ses contemporains ne pouvaient trouver de défaut. Dans celle vasteconstruction, dont chaque pièce, pourtant, est due à l’intuition, nous pouvons encoreaujourd’hui sans trop d’efforts reconnaître l’œuvre d’un logicien.Ce ne sont pas les esprits qui ont changé, ce sont les idées ; les esprits intuitifssont restés les mêmes ; mais leurs lecteurs ont exigé d’eux plus de concessions.Quelle est la raison de cette évolution ? Il n’est pas difficile de la découvrir. L’intuition ne peut nous donner la rigueur, nimême la certitude, on s’en est aperçu de plus en plus.Citons quelques exemples. Nous savons qu’il existe des fonctions continuesdépourvues de dérivées. Rien de plus choquant pour l’intuition que cetteproposition qui nous est imposée par la logique. Nos pères n’auraient pas manquéde dire : « Il est évident que toute fonction continue a une dérivée, puisque toutecourbe a une tangente. »Comment l’intuition peut-elle nous tromper à ce point ? C’est que quand nouscherchons à imaginer une courbe, nous ne pouvons pas nous la représenter sansépaisseur ; de même, quand nous nous représentons une droite, nous la voyonssous la forme d’une bande rectiligne d’une certaine largeur. Nous savons bien queces lignes n’ont pas d’épaisseur ; nous nous efforçons de les imaginer de plus enplus minces et de nous rapprocher ainsi de la limite ; nous y parvenons dans unecertaine mesure, mais nous n’atteindrons jamais cette limite.
Et alors il est clair que nous pourrons toujours nous représenter ces deux rubansétroits, l’un rectiligne, l’autre curviligne, dans une position telle qu’ils empiètentlégèrement l’un sur l’autre sans se traverser.Nous serons ainsi amenés, à moins d’être avertis par une analyse rigoureuse, àconclure qu’une courbe a toujours une tangente.Je prendrai comme second exemple le principe de Dirichlet sur lequel reposent tantde théorèmes de physique mathématique ; aujourd’hui on l’établit par desraisonnements très rigoureux mais très longs ; autrefois, au contraire, on secontentait d’une démonstration sommaire. Une certaine intégrale dépendant d’unefonction arbitraire ne peut jamais s’annuler. On en concluait qu’elle doit avoir unminimum. Le défaut de ce raisonnement nous apparaît immédiatement, parce quenous employons le terme abstrait de fonction et que nous sommes familiarisésavec toutes les singularités que peuvent présenter les fonctions quand on entend cemot dans le sens le plus général.Mais il n’en serait pas de même si l’on s’était servi d’images concrètes, si l’onavait, par exemple, considéré cette fonction comme un potentiel électrique ; onaurait pu croire légitime d’affirmer que l’équilibre électrostatique peut être atteint.Peut-être cependant une comparaison physique aurait éveillé quelques vaguesdéfiances. Mais si l’on avait pris soin de traduire le raisonnement dans le langagede la Géométrie, intermédiaire entre celui de l’Analyse et celui de la Physique, cesdéfiances ne se seraient sans doute pas produites, et peut-être pourrait-on ainsi,même aujourd’hui, tromper encore bien des lecteurs non prévenus.L’intuition ne nous donne donc pas la certitude. Voilà pourquoi l’évolution devait sefaire ; voyons maintenant comment elle s’est faite.On n’a pas tardé à s’apercevoir que la rigueur ne pourrait pas s’introduire dans lesraisonnements, si on ne la faisait entrer d’abord dans les définitions.Longtemps les objets dont s’occupent les mathématiciens étaient pour la plupartmal définis ; on croyait les connaître, parce qu’on se les représentait avec les sensou l’imagination ; mais on n’en avait qu’une image grossière et non une idéeprécise sur laquelle le raisonnement pût avoir prise.C’est là d’abord que les logiciens ont dû porter leurs efforts.Ainsi pour le nombre incommensurable.L’idée vague de continuité, que nous devions à l’intuition, s’est résolue en unsystème compliqué d’inégalités portant sur des nombres entiers.Par là, les difficultés provenant des passages à la limite, ou de la considération desinfiniment petits, se sont trouvées définitivement éclaircies.Il ne reste plus aujourd’hui en Analyse que des nombres entiers ou des systèmesfinis ou infinis de nombres entiers, reliés entre eux par un réseau de relationsd’égalité ou d’inégalité. Les Mathématiques, comme on l’a dit, se sont arithmétisées.IIIUne première question se pose. Cette évolution est-elle terminée ?Avons-nous atteint enfin la rigueur absolue ? À chaque stade de l’évolution nospères croyaient aussi l’avoir atteinte. S’ils se trompaient, ne nous trompons-nouspas comme eux ?Nous croyons dans nos raisonnements ne plus faire appel à l’intuition ; lesphilosophes nous diront que c’est là une illusion. La logique toute pure ne nousmènerait jamais qu’à des tautologies ; elle ne pourrait créer du nouveau ; ce n’estpas d’elle toute seule qu’aucune science peut sortir.Ces philosophes ont raison dans un sens ; pour faire l’Arithmétique, comme pourfaire la Géométrie, ou pour faire une science quelconque, il faut autre chose que lalogique pure. Cette autre chose, nous n’avons pour la désigner d’autre mot que
celui d’intuition. Mais combien d’idées différentes se cachent sous ces mêmesmots ?Comparons ces quatre axiomes :1° Deux quantités égales à une troisième sont égales entre elles ; 2° Si un théorème est vrai du nombre 1 et si l’on démontre qu’il est vrai de n + 1,pourvu qu’il le soit de n, il sera vrai de tous les nombres entiers ;3° Si sur une droite le point C est entre A et B et le point D entre A et G, le point Dsera entre A et B ;3° Par un point on ne peut mener qu’une parallèle à une droite.Tous quatre doivent être attribués à l’intuition, et cependant le premier est l’énoncéd’une des règles de la logique formelle ; le second est un véritable jugementsynthétique à priori, c’est le fondement de l’induction mathématique rigoureuse ; letroisième est un appel à l’imagination ; le quatrième est une définition déguisée.L’intuition n’est pas forcément fondée sur le témoignage des sens ; les sensdeviendraient bientôt impuissants ; nous ne pouvons, par exemple, nousreprésenter le chilogone, et cependant nous raisonnons par intuition sur lespolygones en général, qui comprennent le chilogone comme cas particulier.Vous savez ce que Poncelet entendait par le principe de continuité. Ce qui est vraid’une quantité réelle, disait Poncelet, doit l’être d’une quantité imaginaire ; ce quiest vrai de l’hyperbole dont les asymptotes sont réelles, doit donc être vrai del’ellipse dont les asymptotes sont imaginaires. Poncelet était l’un des esprits lesplus intuitifs de ce siècle ; il l’était avec passion, presque avec ostentation ; ilregardait le principe de continuité comme une de ses conceptions les plus hardies,et cependant ce principe ne reposait pas sur le témoignage des sens ; c’était plutôtcontredire ce témoignage que d’assimiler l’hyperbole à l’ellipse. Il n’y avait là qu’unesorte de généralisation hâtive et instinctive que je ne veux d’ailleurs pas défendre.Nous avons donc plusieurs sortes d’intuitions ; d’abord, l’appel aux sens et àl’imagination ; ensuite, la généralisation par induction, calquée, pour ainsi dire, surles procédés des sciences expérimentales ; nous avons enfin l’intuition du nombrepur, celle d’où est sorti le second des axiomes que j’énonçais tout à l’heure et quipeut engendrer le véritable raisonnement mathématique.Les deux premières ne peuvent nous donner la certitude, je l’ai montré plus haut pardes exemples ; mais qui doutera sérieusement de la troisième, qui doutera del’Arithmétique ?Or, dans l’Analyse d’aujourd’hui, quand on veut se donner la peine d’être rigoureux,il n’y a plus que des syllogismes ou des appels à cette intuition du nombre pur, laseule qui ne puisse nous tromper. On peut dire qu’aujourd’hui la rigueur absolue estatteinte.IVLes philosophes font encore une autre objection : « Ce que vous gagnez en rigueur,disent-ils, vous le perdez en objectivité. Vous ne pouvez vous élever vers votre idéallogique qu’en coupant les liens qui vous rattachent à la réalité. Votre Science estimpeccable, mais elle ne peut le rester qu’en s’enfermant dans une tour d’ivoire eten s’interdisant tout rapport avec le monde extérieur. Il faudra bien qu’elle en sortedès qu’elle voudra tenter la moindre application. »Je veux démontrer, par exemple, que telle propriété appartient à tel objet dont lanotion me semble d’abord indéfinissable, parce qu’elle est intuitive. J’échoued’abord ou je dois me contenter de démonstrations par à peu près ; je me décideenfin à donner à mon objet une définition précise, ce qui me permet d’établir cettepropriété d’une manière irréprochable.« Et après ? disent les philosophes, il reste encore à montrer que l’objet qui répondà cette définition est bien le même que l’intuition vous a fait connaître ; ou bienencore que tel objet réel et concret dont vous croyiez reconnaître immédiatement laconformité avec votre idée intuitive, répond bien à votre définition nouvelle. C’estalors seulement que vous pourrez affirmer qu’il jouit de la propriété en question.
Vous n’avez fait que déplacer la difficulté. »Cela n’est pas exact ; on n’a pas déplacé la difficulté, on l’a divisée. La propositionqu’il s’agissait d’établir se composait en réalité de deux vérités différentes, maisque l’on n’avait pas distinguées tout d’abord. La première était une véritémathématique et elle est maintenant rigoureusement établie. La seconde était unevérité expérimentale. L’expérience seule peut nous apprendre que tel objet réel etconcret répond ou ne répond pas à telle définition abstraite. Cette seconde véritén’est pas démontrée mathématiquement, mais elle ne peut pas l’être, pas plus quene peuvent l’être les lois empiriques des Sciences physiques et naturelles. Il seraitdéraisonnable de demander davantage.Eh bien ! n’est-ce pas un grand progrès d’avoir distingué ce qu’on avait longtempsconfondu à tort ?Est-ce à dire qu’il n’y a rien à retenir de cette objection des philosophes ? Ce n’estpas cela que je veux dire ; en devenant rigoureuse, la Science mathématique prendun caractère artificiel qui frappera tout le monde ; elle oublie ses origineshistoriques ; on voit comment les questions peuvent se résoudre, on ne voit pluscomment et pourquoi elles se posent.Cela nous montre que la logique ne suffît pas ; que la Science de la démonstrationn’est pas la Science tout entière et que l’intuition doit conserver son rôle commecomplément, j’allais dire comme contrepoids ou comme contrepoison de lalogique.J’ai déjà eu l’occasion d’insister sur la place que doit garder l’intuition dansl’enseignement des Sciences mathématiques. Sans elle, les jeunes esprits nesauraient s’initier à l’intelligence des Mathématiques ; ils n’apprendraient pas à lesaimer et n’y verraient qu’une vaine logomachie ; sans elle surtout, ils nedeviendraient jamais capables de les appliquer.Mais aujourd’hui, c’est avant tout du rôle de l’intuition dans la Science elle-mêmeque je voudrais parler. Si elle est utile à l’étudiant, elle l’est plus encore au savantcréateur.VNous cherchons la réalité, mais qu’est-ce que la réalité ?Les physiologistes nous apprennent que les organismes sont formés de cellules ;les chimistes ajoutent que les cellules elles-mêmes sont formées d’atomes. Celaveut-il dire que ces atomes ou que ces cellules constituent la réalité, ou du moins laseule réalité ? La façon dont ces cellules sont agencées et d’où résulte l’unité del’individu, n’est-elle pas aussi une réalité, beaucoup plus intéressante que celle deséléments isolés, et un naturaliste, qui n’aurait jamais étudié l’éléphant qu’aumicroscope, croirait-il connaître suffisamment cet animal ?Eh bien ! en Mathématiques, il y a quelque chose d’analogue. Le logiciendécompose pour ainsi dire chaque démonstration en un très grand nombred’opérations élémentaires ; quand on aura examiné ces opérations les unes aprèsles autres et qu’on aura constaté que chacune d’elles est correcte, croira-t-on avoircompris le véritable sens de la démonstration ? L’aura-t-on compris même quand,par un effort de mémoire, on sera devenu capable de répéter cette démonstrationen reproduisant toutes ces opérations élémentaires dans l’ordre même où les avaitrangées l’inventeur ?Évidemment non, nous ne posséderons pas encore la réalité tout entière, ce je nesais quoi qui fait l’unité de la démonstration nous échappera complètement.L’Analyse pure met à notre disposition une foule de procédés dont elle nousgarantit l’infaillibilité ; elle nous ouvre mille chemins différents où nous pouvons nousengager en toute confiance ; nous sommes assurés de n’y pas rencontrerd’obstacles ; mais, de tous ces chemins, quel est celui qui nous mènera le pluspromptement au but ? Qui nous dira lequel il faut choisir ? Il nous faut une faculté quinous fasse voir le but de loin, et, cette faculté, c’est l’intuition. Elle est nécessaire àl’explorateur pour choisir sa route, elle ne l’est pas moins à celui qui marche sur sestraces et qui veut savoir pourquoi il l’a choisie.Si vous assistez à une partie d’échecs, il ne vous suffira pas, pour comprendre lapartie, de savoir les règles de la marche des pièces. Cela vous permettraitseulement de reconnaître que chaque coup a été joué conformément à ces règles
seulement de reconnaître que chaque coup a été joué conformément à ces règleset cet avantage aurait vraiment bien peu de prix. C’est pourtant ce que ferait lelecteur d’un livre de Mathématiques, s’il n’était que logicien. Comprendre la partie,c’est tout autre chose ; c’est savoir pourquoi le joueur avance telle pièce plutôt quetelle autre qu’il aurait pu faire mouvoir sans violer les règles du jeu. C’est apercevoirla raison intime qui fait de cette série de coups successifs une sorte de toutorganisé. À plus forte raison, cette faculté est-elle nécessaire au joueur lui-même,c’est-à-dire à l’inventeur. Laissons là cette comparaison et revenons aux Mathématiques.Voyons ce qui est arrivé, par exemple pour l’idée de fonction continue. Au début, cen’était qu’une image sensible, par exemple, celle d’un trait continu tracé à la craiesur un tableau noir. Puis elle s’est épurée peu à peu, bientôt on s’en est servi pourconstruire un système compliqué d’inégalités, qui reproduisait pour ainsi dire toutesles lignes de l’image primitive ; quand cette construction a été terminée, on adécintré, pour ainsi dire, on a rejeté cette représentation grossière qui lui avaitmomentanément servi d’appui et qui était désormais inutile ; il n’est plus resté quela construction elle-même, irréprochable aux yeux du logicien. Et cependant sil’image primitive avait totalement disparu de notre souvenir, comment devinerions-nous par quel caprice toutes ces inégalités se sont échafaudées de cette façon lesunes sur les autres ?Vous trouverez peut-être que j’abuse des comparaisons ; passez-m’en cependantencore une. Vous avez vu sans doute ces assemblages délicats d’aiguillessiliceuses qui forment le squelette de certaines éponges. Quand la matièreorganique a disparu, il ne reste qu’une frêle et élégante dentelle. Il n’y a là, il est vrai,que de la silice, mais, ce qui est intéressant, c’est la forme qu’a prise cette silice, etnous ne pouvons la comprendre si nous ne connaissons pas l’éponge vivante qui luia précisément imprimé cette forme. C’est ainsi que les anciennes notions intuitivesde nos pères, même lorsque nous les avons abandonnées, impriment encore leurforme aux échafaudages logiques que nous avons mis à leur place.Cette vue d’ensemble est nécessaire à l’inventeur ; elle est nécessaire également àcelui qui veut réellement comprendre l’inventeur ; la logique peut-elle nous ladonner ? Non ; le nom que lui donnent les mathématiciens suffirait pour le prouver.En Mathématiques, la logique s’appelle Analyse et analyse veut dire division,dissection. Elle ne peut donc avoir d’autre outil que le scalpel et le microscope.Ainsi, la logique et l’intuition ont chacune leur rôle nécessaire. Toutes deux sontindispensables. La logique qui peut seule donner la certitude est l’instrument de ladémonstration : l’intuition est l’instrument de l’invention.VIMais, au moment de formuler cette conclusion, je suis pris d’un scrupule.Au début, j’ai distingué deux sortes d’esprits mathématiques, les uns logiciens etanalystes, les autres intuitifs et géomètres. Eh bien, les analystes aussi ont été desinventeurs. Les noms que j’ai cités tout à l’heure me dispensent d’insister.Il y a là une contradiction au moins apparente qu’il est nécessaire d’expliquer.Croit-on d’abord que ces logiciens ont toujours procédé du général au particulier,comme les règles de la logique formelle semblaient les y obliger ? Ce n’est pasainsi qu’ils auraient pu étendre les frontières de la Science ; on ne peut faire deconquête scientifique que par la généralisation.Dans un des chapitres de Science et Hypothèse, j’ai eu l’occasion d’étudier lanature du raisonnement mathématique et j’ai montré comment ce raisonnement,sans cesser d’être absolument rigoureux, pouvait nous élever du particulier augénéral par un procédé que j’ai appelé l’induction mathématique.C’est par ce procédé que les analystes ont fait progresser la Science et si l’onexamine le détail même de leurs démonstrations, on l’y retrouvera à chaque instantà côté du syllogisme classique d’Aristote.Nous voyons donc déjà que les analystes ne sont pas simplement des faiseurs desyllogismes à la façon des scolastiques.
Croira-t-on, d’autre part, qu’ils ont toujours marché pas à pas sans avoir la vision dubut qu’ils voulaient atteindre ? Il a bien fallu qu’ils devinassent le chemin qui yconduisait, et pour cela ils ont eu besoin d’un guide.Ce guide, c’est d’abord l’analogie.Par exemple, un des raisonnements chers aux analystes est celui qui est fondé surl’emploi des fonctions majorantes. On sait qu’il a déjà servi à résoudre une foule deproblèmes ; en quoi consiste alors le rôle de l’inventeur qui veut l’appliquer à unproblème nouveau ? Il faut d’abord qu’il reconnaisse l’analogie de cette questionavec celles qui ont déjà été résolues par cette méthode ; il faut ensuite qu’ilaperçoive en quoi cette nouvelle question diffère des autres, et qu’il en déduise lesmodifications qu’il est nécessaire d’apporter à la méthode.Mais comment aperçoit-on ces analogies et ces différences ?Dans l’exemple que je viens de citer, elles sont presque toujours évidentes, maisj’aurais pu en trouver d’autres où elles auraient été beaucoup plus cachées ;souvent il faut pour les découvrir une perspicacité peu commune.Les analystes, pour ne pas laisser échapper ces analogies cachéesc’est-à-dire, pour pouvoir être inventeurs, doivent, sans le secours des sens et de l’imagination,avoir le sentiment direct de ce qui fait l’unité d’un raisonnement, de ce qui en faitpour ainsi dire l’âme et la vie intime.Quand on causait avec M. Hermite ; jamais il n’évoquait une image sensible, etpourtant vous vous aperceviez bientôt que les entités les plus abstraites étaientpour lui comme des êtres vivants. Il ne les voyait pas, mais il sentait qu’elles ne sontpas un assemblage artificiel, et qu’elles ont je ne sais quel principe d’unité interne.Mais, dira-t-on, c’est là encore de l’intuition. Conclurons-nous que la distinction faiteau début n’était qu’une apparence, qu’il n’y a qu’une sorte d’esprits et que tous lesmathématiciens sont des intuitifs, du moins ceux qui sont capables d’inventer ?Non, notre distinction correspond à quelque chose de réel. J’ai dit plus haut qu’il y aplusieurs espèces d’intuition. J’ai dit combien l’intuition du nombre pur, celle d’oùpeut sortir l’induction mathématique rigoureuse, diffère de l’intuition sensible dontl’imagination proprement dite fait tous les frais.L’abîme qui les sépare est-il moins profond qu’il ne paraît d’abord ? Reconnaîtrait-on avec un peu d’attention que cette intuition pure elle-même ne saurait se passerdu secours des sens ? C’est là l’affaire du psychologue et du métaphysicien et je nediscuterai pas cette question. Mais il suffit que la chose soit douteuse pour que je sois en droit de reconnaître etd’affirmer une divergence essentielle entre les deux sortes d’intuition ; elles n’ontpas le même objet et semblent mettre en jeu deux facultés différentes de notreâme ; on dirait de deux projecteurs braqués sur deux mondes étrangers l’un àl’autre.C’est l’intuition du nombre pur, celle des formes logiques pures qui éclaire et dirigeceux que nous avons appelés analystes.C’est elle qui leur permet non seulement de démontrer, mais encore d’inventer.C’est par elle qu’ils aperçoivent d’un coup d’œil le plan général d’un édifice logique,et cela sans que les sens paraissent intervenir.En rejetant le secours de l’imagination, qui, nous l’avons vu, n’est pas toujoursinfaillible, ils peuvent avancer sans crainte de se tromper. Heureux donc ceux quipeuvent se passer de cet appui ! Nous devons les admirer, mais combien ils sontrares !Pour les analystes, il y aura donc des inventeurs. mais il y en aura peu.La plupart d’entre nous, s’ils voulaient voir de loin par la seule intuition pure, sesentiraient bientôt pris de vertige. Leur faiblesse a besoin d’un bâton plus solide et,malgré les exceptions dont nous venons de parler, il n’en est pas moins vrai quel’intuition sensible est en Mathématiques l’instrument le plus ordinaire de l’invention.À propos des dernières réflexions que je viens de faire, une question se pose queje n’ai le temps, ni de résoudre, ni même d’énoncer avec les développementsqu’elle comporterait.Y a-t-il lieu de faire une nouvelle coupure et de distinguer parmi les analystes ceuxqui se servent surtout de cette intuition pure ou ceux qui se préoccupent d’abord de
la logique formelle ?M. Hermite, par exemple, que je citais tout à l’heure, ne peut être classé parmi lesgéomètres qui font usage de l’intuition sensible ; mais il n’est pas non plus unlogicien proprement dit. Il ne cache pas sa répulsion pour les procédés purementdéductifs qui partent du général pour aller au particulier.La Valeur de la Science : Chapitre II : La mesure du tempsCHAPITRE IILa mesure du Temps.ITant que l’on ne sort pas du domaine de la conscience, la notion du temps estrelativement claire. Non seulement nous distinguons sans peine la sensationprésente du souvenir des sensations passées ou de la prévision des sensationsfutures ; mais nous savons parfaitement ce que nous voulons dire quand nousaffirmons que, de deux phénomènes conscients dont nous avons conservé lesouvenir, l’un a été antérieur à l’autre ; ou bien que, de deux phénomènesconscients prévus, l’un sera antérieur à l’autre.Quand nous disons que deux faits conscients sont simultanés, nous voulons direqu’ils se pénètrent profondément l’un l’autre, de telle sorte que l’analyse ne peut lesséparer sans les mutiler. L’ordre dans lequel nous rangeons les phénomènes conscients ne comporte aucunarbitraire. Il nous est imposé et nous n’y pouvons rien changer.Je n’ai qu’une observation à ajouter. Pour qu’un ensemble de sensations soitdevenu un souvenir susceptible d’être classé dans le temps, il faut qu’il ait cesséd’être actuel, que nous ayons perdu le sens de son infinie complexité, sans quoi ilserait resté actuel. Il faut qu’il ait pour ainsi dire cristallisé autour d’un centred’associations d’idées qui sera comme une sorte d’étiquette. Ce n’est que quandils auront ainsi perdu toute vie que nous pourrons classer nos souvenirs dans letemps, comme un botaniste range dans son herbier les fleurs desséchées.Mais ces étiquettes ne peuvent être qu’en nombre fini. À ce compte, le tempspsychologique serait discontinu. D’où vient ce sentiment qu’entre deux instantsquelconques il y a d’autres instants ? Nous classons nos souvenirs dans le temps,mais nous savons qu’il reste des cases vides. Comment cela se pourrait-il si letemps n’était une forme préexistant dans notre esprit ? Comment saurions-nousqu’il y a des cases vides, si ces cases ne nous étaient révélées que par leurcontenu ?IIMais ce n’est pas tout ; dans cette forme nous voulons faire rentrer non seulementles phénomènes de notre conscience, mais ceux dont les autres consciences sontle théâtre. Bien plus, nous voulons y faire rentrer les faits physiques, ces je ne saisquoi dont nous peuplons l’espace et que nulle conscience ne voit directement. Il lefaut bien car sans cela la science ne pourrait exister. En un mot, le tempspsychologique nous est donné et nous voulons créer le temps scientifique etphysique. C’est là que la difficulté commence, ou plutôt les difficultés, car il y en adeux.Voilà deux consciences qui sont comme deux mondes impénétrables l’un à l’autre.De quel droit voulons-nous les faire entrer dans un même moule, les mesurer avecla même toise ? N’est-ce pas comme si l’on voulait mesurer avec un gramme oupeser avec un mètre ?Et d’ailleurs, pourquoi parlons-nous de mesure ? Nous savons peut-être que tel fait
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