L art d’avoir toujours raison : La dialectique éristique
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Traduit de l’allemand par Dominique Miermont
La dialectique éristique est l’art de disputer, et ce de telle sorte que l’on ait toujours raison, donc per fas et nefas (c’est-à-dire par tous les moyens possibles)
. On peut en effet
avoir objectivement raison quant au débat lui-même tout en ayant tort aux yeux des personnes
présentes, et parfois même à ses propres yeux. En effet, quand mon adversaire réfute ma
preuve et que cela équivaut à réfuter mon affirmation ellemême, qui peut cependant être
étayée par d’autres preuves - auquel cas, bien entendu, le rapport est inversé en ce qui
concerne mon adversaire : il a raison bien qu’il ait objectivement tort. Donc, la vérité
objective d’une proposition et la validité de celle-ci au plan de l’approbation des opposants et
des auditeurs sont deux choses bien distinctes. (C’est à cette dernière que se rapporte la
dialectique.)

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Publié le 06 septembre 2013
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Langue Français

Extrait

Schopenhauer
L’Art d’avoir toujours raison
La dialectique éristique
Traduit de l’allemand par Dominique Miermont
(Édition papier d’origine : Éditions Mille et un Nuits)
Schopenhauer
L’Art d’avoir toujours raison
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L’ART D’AVOIR TOUJOURS RAISON
La dialectique1éristique est l’art de disputer, et ce de telle sorte que l’on ait toujours raison, doncper fas et nefas(c’est-à-dire par tous les moyens possibles)2. On peut en effet avoirobjectivementraison quant au débat lui-même tout en ayant tort aux yeux des personnes présentes, et parfois même à ses propres yeux. En effet, quand mon adversaire réfute ma preuve et que cela équivaut à réfuter mon affirmation ellemême, qui peut cependant être étayée par d’autres preuves - auquel cas, bien entendu, le rapport est inversé en ce qui concerne mon adversaire : il a raison bien qu’il ait objectivement tort. Donc, la vérité objective d’une proposition et la validité de celle-ci au plan de l’approbation des opposants et des auditeurs sont deux choses bien distinctes. (C’est à cette dernière que se rapporte la dialectique.) D’où cela vient-il ? De la médiocrité naturelle de l’espèce humaine. Si ce n’était pas le cas, si nous étions foncièrement honnêtes, nous ne chercherions, dans tout débat, qu’à faire surgir la vérité, sans nous soucier de savoir si elle est conforme à l’opinion que nous avions d’abord défendue ou à celle de l’adversaire : ce qui n’aurait pas d’importance ou serait du moins tout à fait secondaire. Mais c’est désormais l’essentiel. La vanité innée, particulièrement irritable en ce qui concerne les facultés intellectuelles, ne veut pas accepter que notre affirmation se révèle fausse, ni que celle de l’adversaire soit juste. Par conséquent, chacun devrait simplement s’efforcer de n’exprimer que des jugements justes, ce qui devrait 1 les Anciens, « logique » et « dialectique » sont le plus souvent employés comme synonymes. Chez les Chez Modernes également. 2Le terme d’éristique serait seulement un mot plus dur pour désigner la même chose. — Aristote (selon Diogène Laërce, V, 28) regroupait la rhétorique et la dialectique dont l’objectif est la persuasion, τό πιςαυόυ ; puis l’analytique et la philosophie dont la finalité est la vérité. — Διαλεκτική δέ έστι τέχυη λόγωυ, δι’ής άυασκευάζομέυ τι ή κατασκευάζομευ έξ έρωτήσεως καί άποκρίσεως τωυ προσδιαλεγομένων (la dialectique est un art du discours au moyen duquel nous réfutons quelque chose ou l’affirmons avec des preuves, et cela au moyen des questions et des réponses des discutants). Diogène Laërce, III, 48 (Vie de Platon). — Aristote distingue certes 1) la logique ou analytique en tant que théorie ou méthode pour arriver aux conclusions exactes, dites conclusions apodictiques ; 2) la dialectique ou méthode pour arriver aux conclusions considérées comme exactes et adoptées comme telles – έυδοξα,probabilia(Topiques 1, chap. 1 et 12), sans qu’il ait été démontré qu’elles soient fausses, mais pas non plus qu’elles soient vraies (en soi et pour soi) ; car ce n’est pas cela qui importe. Or qu’est-ce d’autre que l’art d’avoir toujours raison, que l’on ait au fond raison ou non ? Donc l’art de parvenir à l’apparence de la vérité sans se soucier de l’objet de la controverse. C’est pourquoi, comme cela fut dit au début, Aristote distingue en fait les conclusions logiques, dialectiques, comme cela vient d’être noté, puis 3) les conclusions éristiques (l’éristique) où la forme finale est correcte, mais les thèses mêmes, la matière, ne sont pas vraies mais paraissent, seulement l’être, et enfin 4) les conclusions sophistiques (la sophistique) où la forme finale est fausse mais paraît exacte. Ces trois derniers types font en fait partie de la dialectique éris tique puisqu’ils visent tous non pas à la vérité objective mais à son apparence, sans s’occuper d’elle, donc à avoir toujours raison. Le livre sur les conclusions sophistiques n’a été édité que plus tard et séparément c’était le dernier livre de la Dialectique (N.d.A.).
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inciter à penser d’abord et à parler ensuite. Mais chez la plupart des hommes, la vanité innée s’accompagne d’un besoin de bavardage et d’une malhonnêteté innée. Ils parlent avant d’avoir réfléchi, et même s’ils se rendent compte après coup que leur affirmation est fausse et qu’ils ont tort, il faut que les apparences prouvent le contraire. Leur intérêt pour la vérité, qui doit sans doute être généralement l’unique motif les guidant lors de l’affirmation d’une thèse supposée vraie, s’efface complètement devant les intérêts de leur vanité : le vrai doit paraître faux et le faux vrai. Toutefois cette malhonnêteté même, l’obstination à défendre une thèse qui nous semble déjà fausse à nous-mêmes, peut être excusable : souvent, nous sommes d’abord fermement convaincus de la vérité de notre affirmation, mais voilà que l’argument de notre adversaire semble la renverser ; si nous renonçons aussitôt à la défendre, nous découvrons souvent après coup que, nous avions tout de même raison ; notre preuve était fausse, mais notre affirmation pouvait être étayée par une bonne preuve. L’argument salvateur ne nous était pas immédiatement venu à l’esprit. De ce fait, il se forme en nous la maxime selon laquelle, même quand l’argument de l’adversaire semble juste et concluant, nous devons l’attaquer, certains que sa justesse n’est qu’apparente et qu’au cours de la controverse nous trouverons un argument qui viendra le renverser ou confirmer notre vérité d’une façon ou d’une autre. Ainsi, nous sommes quasi obligés d’être malhonnêtes lors de la controverse, ou tout du moins légèrement tentés de l’être. De cette façon, la faiblesse de notre intelligence et la perversité de notre volonté se soutiennent mutuellement. Il en résulte qu’en règle générale celui qui débat ne se bat pas pour la vérité mais pour sa thèse, commepro ara et focis(pour son autel et son foyer), et procèdeper fas et nefas,puisque, comme nous l’avons montré, il ne peut faire autrement. Chacun cherchera donc généralement à faire triompher sa proposition, même lorsqu’elle lui parait pour le moment fausse ou douteuse1. Quant aux moyens pour y parvenir, ils lui seront fournis dans une certaine mesure par ses aptitudes personnelles à la ruse et à la médiocrité. C’est ce qu’enseigne l’expérience quotidienne de la controverse. Chacun a donc
1Machiavel prescrit au prince de profiter de chaque instant de faiblesse de son voisin pour l’attaquer, sinon ce dernier peut tirer parti d’un moment où le prince est en position de faiblesse. Si la fidélité et l’honnêteté régnaient, il en serait autrement; mais comme on ne peut compter sur ces vertus, il ne faut pas les pratiquer puisqu’on en est mal récompensé. Il en va de même dans la controverse : si je donne raison à mon adversaire dès qu’il semble avoir raison, il est peu probable qu’il agisse de la même façon à mon égard. Il procédera plutôtper nefas,et il faut donc que j’en fasse autant. Il est facile de dire qu’on doit uniquement rechercher la vérité sans vouloir privilégier sa thèse, mais comme on ne peut supposer que l’adversaire en fera autant, il faut y renoncer. De plus, si j’étais prêt, dès que l’autre me semble avoir raison, à abandonner une thèse que j’ai pourtant examinée à fond auparavant, il pourrait facilement arriver que, entraîné par une impression passagère, je renonce à la vérité pour adopter l’erreur (NAA.).
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sa dialectique naturelle, tout comme il a sa logique naturelle. La seule chose, c’est que la première est loin de le guider aussi sûrement que la deuxième. Il n’est facile à personne de penser ou de conclurea contrariodes lois de la logique ; les jugements faux sont fréquents, les conclusions fausses extrêmement rares. Si un homme ne manifeste donc pas facilement un manque de logique naturelle, il peut en revanche manifester un manque de dialectique naturelle ; c’est un don de la nature inégalement partagé (semblable en cela à la faculté de jugement qui est très inégalement partagée, alors que la raison l’est à vrai dire équitablement). Car il arrive souvent que, bien que l’on ait raison, on se laisse confondre ou réfuter par une argumentation spécieuse, ou inversement ; et celui qui sort vainqueur du débat doit bien souvent sa victoire non pas tant à la justesse de son jugement quand il soutient sa thèse, qu’à l’astuce et à l’adresse avec lesquelles il l’a défendue. Ici, comme dans tous les cas, c’est l’inné qui se révèle le meilleur conseiller ; cependant, en s’exerçant et en réfléchissant aux tours d’adresse susceptibles de renverser l’adversaire ou souvent employés par lui pour renverser l’autre, on peut avoir de grandes chances de passer maître en cet art. Donc, même si la logique ne peut avoir d’utilité véritablement pratique, la dialectique peut, elle, en avoir. Il me semble aussi qu’Aristote a conçu sa logique proprement dite (l’Analytique) essentiellement comme fondement et préparation de la dialectique, et que celle-ci était pour lui l’élément le plus important. La logique s’intéresse uniquement à la forme des thèses avancées, la dialectique à leur contenu ou à leur matière ; c’est justement pour cela que l’examen de la forme, c’est-à-dire du général, devait précéder celui du contenu, c’est-à-dire du particulier. Aristote ne détermine pas l’objectif de la dialectique aussi précisément que je l’ai fait. Il indique certes comme but principal la controverse, mais également la recherche de la vérité ; plus tard, il répète que l’on traite philosophiquement les thèses en fonction de la vérité, et dialectiquement en fonction de l’apparence ou de l’approbation, de l’opinion (δόξα) des autres(Topiques,I,chap. 12). Il est certes conscient de la distinction très nette entre la vérité objective d’une thèse et la façon de l’imposer ou de la faire accepter ; cependant, il ne les distingue pas assez clairement pour n’assigner à la dialectique que cette dernière finalité1. 1 par ailleurs, dans son livre EtLes Réfutations sophistiques, ilse donne trop de mal pour distinguer la dialectique de lasophistiqueet del’éristique.La différence serait que les conclusions dialectiques sont vraies sur le plan de la forme et du contenu, alors que les conclusions éristiques ou sophistiques sont fausses (ces dernières diffèrent uniquement par leur finalité : pour l’éristique, le but est d’avoir raison ; pour la sophistique, c’est le crédit que l’on peut en tirer et l’argent que l’on peut gagner de cette façon). Savoir si des thèses sont vraies quant à leur contenu est toujours beaucoup trop soumis à incertitude pour qu’on puisse en tirer un critère distinctif, et celui qui participe à la discussion est le moins bien placé pour avoir une certitude complète à ce sujet; même le résultat de la controverse nous éclaire mal sur ce point. Nous devons donc rassembler sous le terme de dialectique aristotélicienne la sophistique, l’éristique et la péirastique, et la définir comme l’art d’avoir toujours raison dans la controverse. Pour cela, le meilleur moyen est bien sûr en premier lieu d’avoir vraiment raison, mais vu la mentalité des hommes, cela n’est pas suffisant en soi, et vu la faiblesse de leur entendement ce n’est pas absolument nécessaire. Il faut donc y adjoindre d’autres stratagèmes qui, du fait même qu’ils sont indépen`
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De ce fait, les règles qu’il lui fixe sont souvent mêlées à celles fixées à l’autre finalité. Il me semble donc qu’il n’a pas rempli sa tâche correctement1. Pour fonder la dialectique en toute rigueur, il faut, sans se soucier de la vérité objective (qui est l’affaire de la logique), la considérer uniquement comme l’art d’avoir toujours raison, ce qui sera évidemment d’autant plus facile si l’on a raison quant au fond même du débat. Mais la dialectique en tant que telle a seulement pour devoir d’enseigner comment on peut se défendre contre les attaques de toute nature, en particulier contre les attaques malhonnêtes,également comment on peut de son côté attaquer ce qu’affirmeet l’autre sans se contredire soi-même et surtout sans être réfuté. Il faut séparer nettement la découverte de la vérité objective de l’art de faire passer les thèses que l’on avance pour vraies ; l’une est l’affaire d’une toute autre πραγματεία (activité), c’est l’oeuvre de la capacité de jugement, de la réflexion, de l’expérience, et cela ne fait pas l’objet d’un art particulier. Quant à l’autre, il est le dessein même de la dialectique. On a défini cette dernière comme la logique de l’apparence, ce qui est faux car elle ne servirait alors qu’à défendre des thèses erronées. Cependant, même quand on a raison, on a besoin de la dialectique pour défendre son point de vue, et il faut connaître les stratagèmes malhonnêtes pour leur faire face ; il faut même souvent y avoir recours soi-même pour battre l’adversaire à armes égales. C’est donc pour cette raison que la dialectique doit mettre la vérité objective de côté ou la considérer comme accidentelle ; et il faut simplement veiller à défendre ses propositions et à renverser celles de l’autre. Dans les règles de ce combat, on ne doit pas tenir compte de la vérité 2 objective parce qu’on ignore la plupart du temps où elle se trouve . Souvent on ne sait pas soi-même si l’on a raison ou non ; on croit souvent avoir raison alors qu’on se trompe, et souvent les deux parties croient avoir raison carveritas est in puteoβυθώ ή άλήφεια, « la vérité est(έυ
dants de la vérité objective; peuvent aussi être utilisés quand on a objectivement tort. Quant à savoir si c’est le cas, on n’a presque jamais de certitude à ce sujet. Je pense donc que la dialectique doit être plus nettement distinguée de la logique que ne l’a fait Aristote : il faudrait laisser à la logique la vérité objective, dans la mesure où elle est formelle ; et limiter la dia` lectique à l’art d’avoir toujours raison; mais il ne faudrait pas, contrairement à Aristote, séparer autant la dialectique de la sophistique et de l’éristique puisque cette différence repose sur la vérité objective matérielle dont nous ne pouvons rien savoir de précis à l’avance et sommes bien forcés de dire avec Ponce Pilate : qu’est-ce que la vérité ? - carveritas est in puteoάλήφεια), maxime de Démocrite (Diogène Laërce IX, 72). On(έυ βυθώ ή a beau jeu de dire que dans la controverse on ne doit viser à rien d’autre qu’à faire surgir la vérité ; le problème, c’est qu’on ne sait pas encore où elle se trouve et qu’on se laisse égarer par les arguments de l’adversaire et par les siens propres. – Du reste,re intellecta, ira verbis simas faciles(la chose avant été comprise, soyons clairs sur les mots) : puisqu’on a coutume de considérer globalement que le mot « dialectique » est synonyme de « logique », nous allons appeler notre disciplineDialectica eristica, dialectique éristique (N. d. A.). 1Il faut toujours séparer soigneusement l’objet d’une discipline de celui des autres (N. d. A.). 2 Veritas est in puteoή άλήφεια, formule de Démocrite, Diogene Laërce, IX, 72. Il arrive souvent que, έυ βυθώ deux personnes se querellent et que chacune rentre chez elle avec l’opinion de l’autre : elles ont échangé (N. d. A.).
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au fond du puits », Démocrite). Au début de la controverse, chacun croit généralement avoir la vérité de son côté, puis les deux parties se mettent à douter, et c’est seulement la fin du débat qui doit révéler la vérité, la confirmer. Donc, la dialectique n’a pas à s’engager là-dedans, de même que le maître d’armes ne se pose pas la question de savoir qui avait raison lors de la querelle ayant provoqué le duel : toucher et parer, c’est cela qui importe. Il en va de même pour la dialectique qui est une joute intellectuelle. Si on la conçoit de façon aussi claire, elle peut être considérée comme une discipline autonome car si nous nous fixons comme but la pure vérité objective, nous revenons à la simple logique ; si en revanche nous nous fixons comme but l’application de thèses fausses, nous sommes dans la pure sophistique. Et dans les deux cas on supposerait que nous savions déjà ce qui est objectivement vrai et faux ; or, il est rare que l’on puisse le savoir à l’avance avec certitude. Le vrai concept de la dialectique est donc celui qui a déjà été établi : joute intellectuelle pour avoir toujours raison dans la controverse. Le terme d’éristique serait cependant plus correct, et le plus exact de tous serait sans doute celui de dialectique éristique :Dialectica eristica.Elle est extrêmement utile, et c’est à tort qu’elle a été négligée dans les temps modernes. La dialectique ne devant donc être qu’un résumé et une description de ces tours d’adresse inspirés par la nature et que la plupart des hommes, quand ils s’aperçoivent que la vérité n’est pas de leur côté dans la controverse, utilisent pour avoir quand même raison - il serait tout à fait inopportun, dans le domaine de la dialectique scientifique, de vouloir tenir compte de la vérité objective et de sa mise en lumière puisque ce n’est pas le cas dans cette dialectique originelle et naturelle dont le seul objectif est d’avoir raison. La dialectique scientifique, telle que nous la concevons, a par conséquent pour principale mission d’élaborer et d’analyser les stratagèmes de la malhonnêteté dans la controverse afin que, dans les débats réels, on puisse les reconnaître immédiatement et les réduire à néant. C’est la raison pour laquelle la dialectique ne doit accepter comme finalité dans sa définition que l’art d’avoir toujours raison et non la vérité objective. Bien que j’aie fait des recherches poussées, je n’ai pas connaissance que l’on ait fait quoi que ce soit dans ce sens1 ;il s’agit donc d’un terrain encore vierge. Pour parvenir à nos fins, il faudrait puiser dans l’expérience, observer comment, lors des débats que suscitent souvent les rapports des hommes entre eux, tel ou tel stratagème est utilisé par l’une ou l’autre partie, puis ramener ces tours d’adresse, réapparaissant sous d’autres formes, à un principe
1 Diogène Laërce, parmi les nombreux écrits rhétoriques de Théophraste, qui ont tous disparu, il s’en Selon trouvait un intitulé ‘Άγωυιστικόυ της περί τούς έριστικούς λόγους ζεωρίας [Débat sur la théorie des controverses]. C’est bien là notre propos (N. d. A.).
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général, et établir ainsi certains stratagèmes généraux qui seraient ensuite utiles, tant pour son
propre usage que pour les réduire à néant quand l’autre s’en sert.
Ce qui suit doit être considéré comme un premier essai.
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BASE DE TOUTE DIALECTIQUE
Tout d’abord, il faut considérer l’essentiel de toute controverse, ce qui se passe en fait. L’adversaire a posé une thèse (ou nous-même, peu importe). Pour la réfuter, il y a deux modes et deux méthodes possibles. 1) Les modes : a)ad rem,b)ad hominem ou ex concessis,c’est-à-dire que nous démontrons soit que cette thèse n’est pas en accord avec la nature des choses, la vérité objective absolue, soit qu’elle contredit d’autres affirmations ou concessions de l’adversaire, c’est-à-dire la vérité subjective relative. Dans le dernier cas, il ne s’agit que d’une preuve relative qui n’a rien à voir avec la vérité objective. 2) Les méthodes : a) réfutation directe, b) indirecte. La réfutation directe attaque la thèse dans ses fondements, l’indirecte dans ses conséquences ; la directe démontre que la thèse n’est pas vraie, l’indirecte qu’elle ne peut pas être vraie. 1) En cas de réfutation directe, nous pouvons faire deux choses. Soit nous démontrons que les fondements de son affirmation sont faux(nego majorem ; minorem) ;soit nous admettons les fondements, mais nous démontrons que l’affirmation ne peut en résulter(nego consequentiam),nous attaquons donc la conséquence, la forme de la conclusion. 2) En cas de réfutation indirecte, nous utilisons soit la conversion (άπαγωγή), soit l’instance. a) La conversion : nous admettons la vérité de sa proposition et nous démontrons alors ce qui en résulte quand, en relation avec une proposition quelconque reconnue comme vraie, nous l’utilisons comme prémisse d’une conclusion, et qu’apparaît alors une conclusion manifestement fausse puisqu’elle contredit soit la nature des choses – si elle contredit une vérité tout à fait incontestable, nous avons confondu l’adversairead absurdum –,soit les autres – affirmations de l’adversaire lui-même, donc se révèle faussead rem ou ad hominem (Socrate dansL’Hippias majeuret autres textes). Par conséquent, la thèse aussi était fausse, car de prémisses vraies ne peuvent être déduites que des propositions justes, bien que celles déduites de fausses prémisses ne soient pas toujours fausses. b) L’instance, έυστασις,exemplum in contrariumréfutation de la proposition générale par la démonstration directe de cas isolés compris dans ses propos mais auxquels elle ne s’applique pas, si bien qu’elle-même ne peut qu’être fausse.
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Cela est l’ossature générale, le squelette de toute controverse : nous avons donc son ostéologie. Car c’est là, au fond, à quoi se ramène toute controverse : mais tout cela peut se passer réellement ou seulement en apparence, avec des fondements authentiques ou non. Et comme en la matière il n’est pas facile d’avoir des certitudes, les débats sont longs et acharnés. Dans la démonstration, nous ne pouvons pas non plus distinguer le vrai de l’apparent puisque cette distinction n’est jamais fixée à l’avance chez les adversaires eux-mêmes. C’est pourquoi j’indique les stratagèmes sans tenir compte du fait que l’on ait objectivementraison ou non ; car on ne peut le savoir soi-même avec certitude et cela ne peut être décidé que grâce à la controverse. Du reste, dans toute controverse ou argumentation il faut que l’on s’entende sur quelque chose, un principe à partir duquel on va juger du problème posé :Contra negantem principea non est disputandum(on ne saurait discuter avec quelqu’un qui conteste les principes).
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STRATAGÈME 1
L’extension. Étirer l’affirmation de l’adversaire au-delà de ses limites naturelles, l’interpréter de la façon la plus générale possible, la prendre au sens le plus large possible et l’exagérer. Par contre, réduire la sienne au sens le plus restreint qui soit, dans les limites les plus étroites possibles. Car plus une affirmation devient générale, plus elle est en butte aux attaques. La parade est de poser clairement lepunctus(point débattu) ou lestatus controversiœ(manière dont se présente la controverse).
Exemple 1 : J’ai dit : « Les Anglais sont la première nation en art dramatique. » L’adversaire a voulu tenter uneinstantiaconnu qu’ils ne valent rien enen répliquant : « Il est musique et donc en matière d’opéra. » - Je l’ai contré en rappelant « que la musique ne fait pas partie de l’art dramatique, ce terme ne désignant que la tragédie et la comédie ». Il le savait très bien et tentait seulement de généraliser mon affirmation de telle sorte qu’elle englobât toutes les formes de manifestation théâtrale, donc l’opéra, donc la musique, et ce pour être sûr de son triomphe. À l’inverse, pour assurer la victoire de sa propre affirmation, il faut la restreindre plus qu’on ne le prévoyait de prime abord quand l’expression utilisée va dans ce sens.
Exemple 2 : A dit : « La paix de 1814 a même rendu à toutes les villes hanséatiques leur indépendance. » B répond parl’instantia in contrariumen disant que cette paix a fait perdre à Danzig l’indépendance que lui avait accordée Bonaparte. A s’en sort de la façon suivante : « J’ai parlé de toutes les villes hanséatiques allemandes ; Danzig était une ville hanséatique polonaise. » Ce stratagème est déjà enseigné par Aristote(Topiques, VIII,chap. 12, 11.)
Exemple 3. Lamarck(Philosophie zoologique,vol. 1, p. 203) dénie toute sensibilité aux polypes parce qu’ils n’ont pas de nerfs. Or il est certain qu’ils perçoivent car ils se tournent vers la lumière en se déplaçant artificiellement de branche en branche et ils -attrapent leur proie. On a donc supposé que chez eux la masse nerveuse est uniformément répartie dans la masse du corps tout entier, comme fondue en elle ; car ils ont manifestement des perceptions sans avoir des organes des sens distincts. Comme cela renverse l’hypothèse de Lamarck, il argumente dialectiquement comme suit : « Alors il faudrait que toutes les
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