Catherine Blum
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Description

Forêt de Villers-Cotterêts, mai 1829. Les époux Watrin, dont le mari est garde-chasse du duc d'Orléans, ont élevé trois enfants : Bernard, leur fils, maintenant garde-chasse lui aussi, Catherine, leur nièce, dont le père était un prisonnier allemand blessé recueilli par la famille, et Mathieu, un enfant abandonné qu'ils ont recueilli. Catherine et Bernard ont peu à peu appris à s'aimer, d'abord comme frère et soeur, puis comme des amants. Après dix-huit mois passés à Paris en apprentissage, Catherine revient chez les Watrin pour s'établir comme modiste à la ville toute proche. La longue séparation a conforté les deux jeunes gens dans leur amour. Mathieu, qui a un fond méchant et une rancune tenace envers Bernard, va inventer un piège diabolique pour faire échouer leur projet de mariage en manipulant l'honnête famille et en provoquant habilement la jalousie du jeune amant. Catherine Blum tient à la fois du théâtre, de l'étude de moeurs, du conte et du roman policier. Dumas s'y essaye avec bonheur au roman contemporain, sans dimension historique, et s'implique intimement en décrivant avec émotion, dans un long premier chapitre, les lieux de son enfance.

Informations

Publié par
Nombre de lectures 67
EAN13 9782824700045
Licence : Libre de droits
Langue Français

Extrait

Alexandre Dumas
Catherine Blum
bibebook
Alexandre Dumas
Catherine Blum
Un texte du domaine public. Une édition libre. bibebook www.bibebook.com
1 Chapitre
AVANT LE RECIT
u me disaishier, mon enfant : – Cher père, tu ne fais pas assez de livres commeConscience. désTires, et tu l’auras. Ce à quoi je t’ai répondu : – Ordonne : tu sais bien que je fais tout ce que tu veux. Explique-moi le livre que tu Alors, tu as ajouté : Eh bien ! je voudrais une de ces histoires de ta jeunesse, un de ces petits drames inconnus du monde, qui se passent à l’ombre des grands arbres de cette belle forêt dont les profondeurs mystérieuses t’ont fait rêveur, dont le mélancolique murmure t’a fait poète ; un de ces événements que tu nous racontes parfois en famille, pour te reposer des longues épopées romanesques que tu composes ; événements qui, selon toi, ne valent pas la peine d’être écrits. Moi, j’aime ton pays, que je ne connais pas, que j’ai vu de loin à travers tes souvenirs, comme on voit un paysage à travers un rêve !
– Oh ! et moi aussi, je l’aime, mon bon pays, mon cher village ! car ce n’est guère autre chose qu’un village, quoiqu’il s’appellebourgs’intitule et ville ; je l’aime à en fatiguer, non pas vous autres, mes amis, mais les indifférents. Je suis, à l’endroit de Villers-Cotterêts, comme mon vieux Rusconi est à l’endroit de Colmar. Pour lui, Colmar est le centre de la terre, l’axe du globe ; l’univers tourne autour de Colmar ! c’est à Colmar qu’il a connu tout le monde : Carrel ! « Où avez-vous donc connu Carrel, Rusconi ? – J’ai conspiré avec lui à Colmar, en 1821. » Talma ! « Où avez-vous donc connu Talma, Rusconi ? – Je l’ai vu jouer à Colmar, en 1818. » Napoléon ! « Où avez-vous donc connu Napoléon, Rusconi ? – Je l’ai vu passer à Colmar, en 1808. » Eh bien ! tout date pour moi de Villers-Cotterêts, comme tout date de Colmar pour Rusconi.
Seulement, Rusconi a sur moi cet avantage ou ce désavantage de n’être pas né à Colmar : il est né à Mantoue, la ville ducale, la patrie de Virgile et de Sordello, tandis que moi je suis né à Villers-Cotterêts.
Aussi, tu le vois, mon enfant, ne faut-il pas me presser beaucoup pour me faire parler de ma bien-aimée petite ville, dont les maisons blanches, groupées dans le fond du fer à cheval que forme son immense forêt, ont l’air d’un nid d’oiseaux que l’église, avec son clocher au long col, domine et surveille comme une mère. Tu n’as qu’à ôter de mes lèvres le sceau qui y clôt mes pensées et y enferme mes paroles, pour que pensées et paroles s’en échappent vives et pétillantes comme la mousse du cruchon de bière, qui nous fait jeter un cri et nous écarte les uns des autres à notre table d’exil, ou comme celle du vin de Champagne, qui nous arrache un sourire et nous rapproche en nous rappelant le soleil de notre pays. En effet, n’est-ce pas là que j’ai véritablement vécu, puisque c’est là que j’ai attendu la vie ? On vit par l’espérance bien plus que par la réalité. Qui fait les horizons d’or et d’azur ? Hélas ! mon pauvre enfant, tu sauras cela un jour : c’est l’espérance ! Là, je suis né ; là, j’ai jeté mon premier cri de douleur ; là, sous l’œil de ma mère, s’est
épanoui mon premier sourire ; là, j’ai couru, tête blonde aux joues roses, après ces illusions juvéniles qui nous échappent ou qui, si on les atteint, ne nous laissent aux doigts qu’un peu de poussière veloutée, et qu’on appelle des papillons. Hélas ! c’est encore vrai et étrange ce que je vais te dire : on ne voit de beaux papillons que lorsqu’on est jeune ; plus tard viennent les guêpes, qui piquent ; puis les chauves-souris, qui présagent la mort. Les trois périodes de la vie peuvent se résumer ainsi : jeunesse, âge mûr, vieillesse ; papillons, guêpes, chauves-souris ! C’est là que mon père est mort. J’avais l’âge où l’on ne sait pas ce que c’est que la mort, et où l’on sait à peine ce que c’est qu’un père. C’est là que j’ai ramené ma mère morte ; c’est dans ce charmant cimetière, qui a bien plus l’air d’un enclos de fleurs à faire jouer des enfants que d’un champ funèbre où coucher des cadavres, qu’elle dort côte à côte avec le soldat du camp de Maulde et le général des Pyramides. Une pierre que la main d’une amie a étendue sur leur tombe les abrite tous deux. A leur droite et à leur gauche gisent les grands-parents, le père et la mère de ma mère, des tantes dont je me rappelle le nom, mais dont je ne vois le visage qu’à travers le voile grisâtre des longues années. C’est là enfin que j’irai dormir à mon tour, le plus tard possible, mon Dieu ! car ce sera bien malgré moi que je te quitterai, mon cher enfant ! Ce jour-là, je retrouverai, à côté de celle qui m’a allaité, celle qui me berça : la maman Zine, dont je parle dans mesMémoires,et près du lit de laquelle le fantôme de mon père est venu me dire adieu !
Comment n’aimerais-je point à parler de cet immense berceau de verdure où chaque chose est pour moi un souvenir ? Je connaissais tout, là-bas, non seulement les gens de la ville, non seulement les pierres des maisons, mais encore les arbres de la forêt ! Au fur et à mesure que ces souvenirs de ma jeunesse ont disparu, je les ai pleurés. Têtes blanches de la ville, cher abbé Grégoire, bon capitaine Fontaine, digne père Niguel, cher cousin Deviolaine, j’ai essayé parfois de vous faire revivre ; mais vous m’avez presque effrayé, pauvres fantômes, tant je vous ai trouvés pâles et muets malgré ma tendre et amicale évocation ! Je vous ai pleurés, pierres sombres du cloître de Saint-Rémy, grilles colossales, escaliers gigantesques, cellules étroites, cuisines cyclopéennes, que j’ai vus tomber assise par assise, jusqu’à ce que le pic et la pioche découvrissent au milieu des débris vos fondations, larges comme des bases de remparts, et vos caves, béantes comme des abîmes ! Je vous ai pleurés, vous surtout, beaux arbres du parc, géants de la forêt, familles de chênes au tronc rugueux, de hêtres à l’écorce polie et argentée, de peupliers trembleurs, et de marronniers aux fleurs pyramidales, autour desquelles bourdonnaient, dans les mois de mai et de juin, des essaims d’abeilles au corps gonflé de miel, aux pattes chargées de cire ! Vous êtes tombés tout à coup en quelques mois, vous qui aviez encore tant d’années à vivre, tant de générations à abriter sous votre ombre, tant d’amours à voir passer mystérieusement et sans bruit sur le tapis de mousse que les er siècles avaient étendu à vos pieds ! Vous aviez connu François I et madame d’Etampes, Henri II et Diane de Poitiers, Henri IV et Gabrielle ; vous parliez de ces illustres morts sur vos écorces creusées ; vous aviez espéré que ces croissants triplement enlacés, que ces chiffres amoureusement tordus les uns aux autres, que ces couronnes de lauriers et de roses vous sauvegarderaient d’un trépas vulgaire et de ce cimetière mercantile qu’on appelle un chantier. Hélas ! vous vous trompiez, beaux arbres ! Un jour, vous avez entendu le bruit retentissant de la cognée et le sourd grincement de la scie… C’était la destruction qui venait à vous ! c’était la mort qui vous criait : « A votre tour, orgueilleux ! » Et je vous ai vus couchés à terre, mutilés des racines au faîte, avec vos branches éparses autour de vous ; et il m’a semblé que, plus jeune de cinq mille ans, je parcourais cet immense champ de bataille qui se déroule entre Pélion et Ossa, et que je voyais étendus à mes pieds ces titans aux trois têtes et aux cent bras qui avaient essayé d’escalader l’Olympe, et que Jupiter avait foudroyés ! Si jamais tu te promènes avec moi et appuyé à mon bras, cher enfant de mon cœur, au milieu
de tous ces grands bois ; si tu traverses ces villages épars, si tu t’assieds sur ces pierres couvertes de mousse, si tu inclines la tête vers ces tombes, il te semblera d’abord que tout est silencieux et muet ; mais je t’apprendrai le langage de tous ces vieux amis de ma jeunesse, et alors tu comprendras quel doux murmure ils font à mon oreille, vivants ou morts.
Nous commencerons par l’orient, et c’est tout simple : pour toi, le soleil se lève à peine ; ses premiers rayons font encore cligner tes grands yeux bleus où le ciel se mire. Là, nous visiterons, en appuyant un peu au midi, ce charmant petit château de Villers-Hélon, où j’ai joué, tout enfant, cherchant au milieu des massifs, à travers les vertes charmilles, ces fleurs vivantes que nos jeux éparpillaient et qui s’appelaient Louise, Augustine, Caroline, Henriette, Hermine. Hélas ! aujourd’hui, deux ou trois de ces belles tiges si souples sont brisées sous le vent de la mort ; les autres sont mères, quelques-unes grand-mères. Il y a quarante ans de l’époque dont je te parle, mon cher enfant, à toi qui, dans vingt ans seulement, sauras ce que c’est que quarante ans. Puis, continuant le périple, nous traverserons Lorcy. Vois-tu cette pente rapide parsemée de pommiers, et qui trempe sa base dans cet étang à l’eau et aux herbes vertes ? Un jour, trois jeunes gens, emportés dans un char à bancs par un cheval imbécile ou furieux, ils n’ont jamais bien su si c’était l’un ou l’autre, roulaient comme une avalanche, se précipitant tout droit dans cette espèce de Cocyte ! Par bonheur, une des roues accrocha un pommier ; ce pommier fut presque déraciné ! Deux des jeunes gens furent lancés par-dessus le cheval ! l’autre, comme Absalon, resta suspendu à une branche, non point par la chevelure, quoique sa chevelure eût fort prêté à cette pendaison, mais par la main ! Les deux jeunes gens qui avaient été lancés par-dessus le cheval étaient, l’un mon cousin Hippolyte Leroy, dont tu m’as quelquefois entendu parler, l’autre mon ami Adolphe de Leuven, dont tu m’entends parler toujours ; le troisième, c’était moi. Que serait-il arrivé de ma vie, et, par conséquent de la tienne, mon pauvre enfant, si ce pommier ne se fût trouvé là, à point nommé, sur ma route ? A une demi-lieue à peu près, toujours en nous avançant de l’est au midi, nous devons trouver une grande ferme. Tiens, la voilà avec son corps de logis couvert de tuiles, et ses dépendances coiffées de chaume : c’est Vouty. Là, mon enfant, demeure encore, je l’espère, quoiqu’il doive avoir aujourd’hui plus de quatre-vingts ans, un homme qui a été à ma vie morale, si je puis m’exprimer ainsi, ce que ce bon pommier que je te montrais tout à l’heure, et qui arrêta notre char à bancs, a été à ma vie matérielle. Cherche dans mesMémoires, et tu trouveras son nom : c’est ce vieil ami de mon père qui est entré un jour chez nous revenant de la chasse, une moitié de la main gauche emportée par son fusil qui avait crevé. Quand la rage me prit de quitter Villers-Cotterêts et de venir à Paris, au lieu de me mettre, comme les autres, des lisières aux épaules et des entraves aux jambes, il me dit : « Va ! c’est la destinée qui te pousse ! » et il me donna, pour le général Foy, cette fameuse lettre qui m’ouvrit l’hôtel du général et les bureaux du duc d’Orléans. Nous l’embrasserons bien fort, ce bon cher vieillard à qui nous devons tant, et nous continuerons notre chemin, qui nous conduira sur une grande route, au faîte d’une montagne. Regarde, du haut de cette montagne, cette vallée, cette rivière et cette ville. Cette vallée et cette rivière sont la vallée et la rivière d’Ouroy. Cette ville, c’est La Ferté-Milon, la patrie de Racine.
Il est inutile que nous descendions cette pente et que nous entrions dans la ville : personne ne saurait nous y montrer la maison qu’habita le rival de Corneille, l’ingrat ami de Molière, le poète disgracié de Louis XIV.
Ses œuvres sont dans toutes les bibliothèques ; sa statue, œuvre de notre grand sculpteur David, est sur la place publique ; mais sa maison n’est nulle part, ou plutôt la ville tout
entière, qui lui doit sa gloire, est sa maison. Enfin, on sait que Racine naquit à La Ferté-Milon, tandis qu’on ignore où naquit Homère. Voilà maintenant que nous marchons du midi au couchant. Ce joli village qui semble être sorti il n’y a qu’un instant de la forêt pour venir se chauffer au soleil, c’est Boursonne. Te rappelles-tula Comtesse de Charny, un des livres de moi que tu préfères, cher enfant ? Eh bien ! alors, ce nom de Boursonne t’est familier. Ce petit château, habité par mon vieil ami Hutin, c’est celui d’Isidore Charny ; de ce château, le jeune gentilhomme sortait furtivement le soir, courbé sur le cou de son cheval anglais, et, en quelques minutes, il était de l’autre côté de la forêt, sous l’ombre projetée par ces peupliers : de là, il pouvait voir s’ouvrir et se fermer la fenêtre de Catherine. Une nuit, il rentra tout sanglant : une des balles du père Billot lui avait traversé le bras ; une autre lui avait labouré le flanc. Enfin, un jour, il sortit pour ne plus rentrer ; il allait accompagner le roi à Montmédy, et resta couché sur la place publique de Varennes, en face de la maison de l’épicier Sausse. Nous avons traversé la forêt du midi au couchant, en passant par Le Plessis-aux-Bois, La Chapelle-aux-Auvergnats, et Coyolles ; encore quelques pas, et nous sommes en haut de la montagne de Vauciennes. C’est à cent pas derrière nous qu’un jour, ou plutôt une nuit, en revenant de Crépy, je trouvai le cadavre d’un jeune homme de seize ans. J’ai raconté, dans mesMémoires, ce sombre et mystérieux drame. Le moulin à vent qui s’élève à gauche de la route, et qui fait lentement et mélancoliquement tourner ses grandes ailes, sait seul, avec Dieu, comment les choses se sont passées. Tous deux sont restés muets ; la justice des hommes a frappé au hasard : par bonheur, l’assassin en mourant a avoué qu’elle frappait juste. La crête de montagne que nous allons suivre, et qui domine cette grande plaine à notre droite, cette belle vallée à notre gauche, c’est le théâtre de mes exploits cynégétiques. Là, j’ai débuté dans la carrière des Nemrod et des Levaillant, les deux plus grands chasseurs, à ce que je me suis laissé dire, des temps antiques et des temps modernes. A droite, c’était le domaine des lièvres, des perdrix et des cailles ; à gauche, celui des canards sauvages, des sarcelles et des bécassines. Vois-tu cet endroit plus vert que les autres, qui semble un charmant gazon peint par Watteau ? C’est une tourbière où j’ai failli laisser mes os ; je m’y enfonçais tout doucement : par bonheur, j’eus l’idée de passer mon fusil entre mes deux jambes ; la crosse d’un côté, le bout du canon de l’autre, rencontrèrent un terrain un peu plus solide que celui où je commençais à m’engloutir ; je m’arrêtai dans cette descente verticale, qui ne pouvait manquer de me conduire tout droit aux enfers. Je criai : le meunier de ce moulin que tu aperçois d’ici, couché près de la vanne de ce grand étang, accourut à mes cris ; il me jeta la corde de son chien ; j’attrapai la corde ; il me tira à lui, et je fus sauvé. Quant à mon fusil, auquel je tenais beaucoup, qui tuait de très loin, et que je n’étais point assez riche pour remplacer, je n’eus qu’à serrer les jambes, et il fut sauvé avec moi.
Poursuivons notre chemin. Nous allons maintenant de l’occident au nord. Là-bas, cette ruine, dont un fragment se dresse pareil au donjon de Vincennes, c’est la tour de Vez, seul reste d’un manoir féodal abattu depuis longtemps. Cette tour, c’est le spectre en granit des temps passés ; elle appartient à mon ami Paillet. Tu te rappelles cet indulgent maître clerc qui venait avec moi, en chassant de Crépy à Paris, et dont le cheval, quand nous apercevions un garde champêtre ou particulier, avait la bonté d’emporter le chasseur, son fusil, ses lièvres, ses perdreaux, ses cailles, tandis que l’autre chasseur, touriste inoffensif, se promenait les mains dans ses poches, admirant le paysage et étudiant la botanique. Ce petit château, c’est le château des Fossés. Là s’éveillèrent mes premières sensations ; de là datent mes premiers souvenirs. C’est aux Fossés que je vis mon père sortant de l’eau, d’où, avec l’aide d’Hippolyte, ce nègre intelligent qui, de peur de la gelée, jetait les fleurs et rentrait les pots, il venait de tirer trois jeunes gens qui se noyaient. L’un des trois, celui qu’avait sauvé mon père, s’appelait Dupuy ; c’est le seul nom que je me rappelle. Hippolyte, excellent nageur, avait sauvé les deux autres. Là cohabitaient Moquet, le garde champêtrecauchemardéqui mettait un piège sur sa poitrine
pour prendre la mère Durand, et Pierre le jardinier, qui coupait en deux, avec sa bêche, des couleuvres du ventre desquelles sortaient des grenouilles toutes vivantes ; là, enfin, vieillissait majestueusement le vieux Truff, quadrupède non classé par monsieur de Buffon, moitié chien, moitié ours, sur le dos duquel on me plaçait à califourchon, et qui me permit de prendre mes premières leçons de haute école.
Maintenant, dans la direction du nord-ouest, voici Haramont, charmant village perdu sous ses pommiers, au milieu d’une clairière de la forêt, et illustré par la naissance de l’honnête Ange Pitou, le neveu de la tante Angélique, l’élève de l’abbé Fortier, le condisciple du jeune Gilbert, et le compagnon d’armes du patriote Billot. Cette illustration, contestée par des gens qui prétendent, avec quelque raison peut-être, que Pitou n’a jamais existé que dans mon imagination, étant la seule que puisse revendiquer Haramont, continuons notre route jusqu’à cette double mare du chemin de Compiègne et du chemin de Vivières, près de laquelle je reçus l’hospitalité de Boudoux, le jour où je m’enfuis de la maison maternelle pour ne pas aller au séminaire de Soissons, où j’eusse probablement été tué deux ou trois ans après par l’explosion de la poudrière, comme le furent quelques-uns de mes jeunes camarades.
Viens au milieu de cette large percée qui va dans la direction du midi au nord ; nous avons à er une demi-lieue derrière nous le château massif bâti par François I , et sur lequel le vainqueur de Marignan et le vainqueur de Pavie a posé le cachet de ses salamandres, et devant nous, fermant l’horizon, une haute montagne couverte de genêts et de fougères. Un des souvenirs terribles de ma jeunesse se rattache à cette montagne. Une nuit d’hiver où la neige avait étendu son blanc tapis sur cette longue et large allée, je m’aperçus que j’étais silencieusement suivi à vingt pas par un animal de la taille d’un gros chien, dont les yeux brillaient comme deux charbons ardents. Je n’eus pas besoin de regarder l’animal à deux fois pour le reconnaître. C’était un énorme loup ! Ah ! si j’avais eu mon fusil ou ma carabine, ou seulement un briquet et une pierre à feu !… Mais je n’avais pas même un pistolet, pas même un couteau, pas même un canif ! Heureusement, chasseur depuis cinq ans déjà, quoique je n’en eusse que quinze, je savais les mœurs du rôdeur de nuit auquel j’avais affaire ; je savais que, tant que je serais debout et que je ne fuirais pas, je n’avais rien à craindre. Mais regarde, mon cher enfant, la montagne est toute crevassée de fondrières ; je pouvais tomber dans l’une de ces fondrières : alors, d’un seul bond, le loup serait sur moi, et il faudrait voir qui de nous deux aurait meilleures griffes et meilleures dents.
Le cœur me battit fort, je me mis à chanter cependant ; j’ai toujours chanté abominablement faux : un loup tant soit peu musicien se fût sauvé ! Le mien ne l’était pas ; la musique, au contraire, lui plut, à ce qu’il paraît : il fit le second dessous avec un hurlement plaintif et affamé. Je me tus, et je continuai ma route en silence, pareil à ces damnés à qui Satan a tordu le cou, et que Dante rencontre dans le troisième cercle de l’enfer, marchant en avant et regardant en arrière.
Mais je m’aperçus bientôt que je commettais une grave imprudence ; en regardant du côté du loup, je ne voyais pas à mes pieds ; je trébuchai, le loup prit un élan.
J’eus le bonheur de ne pas tomber tout à fait ; mais le loup n’était plus qu’à dix pas de moi. Pendant quelques secondes, les jambes me manquèrent ; malgré un froid de dix degrés, la sueur coulait de mon front. Je m’arrêtai : le loup s’arrêta. Il me fallut cinq minutes pour reprendre mes forces ; ces cinq minutes, à ce qu’il paraît, semblèrent longues à mon compagnon de route : il s’assit sur son derrière, et poussa un second hurlement plus affamé encore et plus plaintif que le premier. Ce hurlement me fit frissonner jusqu’à la moelle des os. Je me remis en route en regardant désormais à mes pieds, m’arrêtant chaque fois que je voulais voir si le loup me suivait toujours, se rapprochait ou s’éloignait.
Le loup s’était remis en route en même temps que moi, s’arrêtant quand je m’arrêtais, marchant quand je marchais, mais maintenant sa distance, et se rapprochant même plutôt qu’il ne s’éloignait. Au bout d’un quart d’heure il n’était plus qu’à cinq pas de moi. Je touchais au parc, c’est-à-dire que j’étais en ce moment à un kilomètre à peine de Villers-Cotterêts ; mais la route était coupée en cet endroit par un large fossé, ce fameux fossé que je sautai pour donner à la belle Laurence une idée de mon agilité, et où je crevai si malheureusement la culotte de nankin avec laquelle j’avais fait ma première communion, tu te rappelles ? Ce fossé, je l’eusse bien sauté, et avec plus d’agilité encore, j’en réponds, que le jour en question ; mais, pour le sauter, il me fallait courir, et je savais qu’au quart de ma course j’aurais le loup sur les épaules. J’étais donc obligé de faire un détour et de passer par une barrière à tourniquet. Tout cela n’eût été rien, si la barrière et le tourniquet n’eussent point été placés dans l’ombre projetée par les grands arbres du parc. Qu’allait-il se passer pendant que je traverserais cette ombre ? L’obscurité ne ferait-elle point sur le loup l’effet contraire à celui qu’elle faisait sur moi ? Elle m’effrayait : ne l’enhardirait-elle point ? Plus l’obscurité est épaisse, plus le loup y voit.
Il n’y avait pas à hésiter cependant ; je m’engageai dans l’obscurité ; je n’exagère pas en disant qu’il n’y avait pas un seul de mes cheveux qui n’eût une goutte de sueur, pas un fil de ma chemise qui ne fût trempé. En traversant le tourniquet, je jetai un coup d’œil derrière moi : l’obscurité était telle que la forme du loup avait disparu ; on ne voyait plus dans la nuit que deux charbons ardents.
Une fois passé, je fis tourner violemment le croisillon mobile ; le bruit qu’il rendit en tournant intimida le loup, qui s’arrêta une seconde ; mais, presque aussitôt, il sauta si légèrement par-dessus la barrière, que je n’entendis point la neige crier sous ses pattes, et qu’il se retrouva à la même distance de moi. Je regagnai le milieu de l’allée par la ligne la plus droite. Je me trouvai dans la lumière, et je revis, non plus seulement ces deux yeux terribles qui trouaient l’obscurité de leurs prunelles de flammes, mais bien mon loup tout entier. A mesure que j’avançais vers la ville, et son instinct l’avertissant que j’allais lui échapper, il se rapprochait davantage. Il n’était plus qu’à trois pas de moi, et, cependant, je n’entendais ni le bruit de sa marche, ni celui de sa respiration. On eût dit un animal fantastique, un spectre de loup. Néanmoins, j’avançais toujours. Je traversai le jeu de paume, j’entrai dans ce qu’on appelle le Parterre,vaste pelouse découverte et unie où je ne craignais plus les fondrières. Le loup était tellement près de moi, que, si je me fusse arrêté tout à coup, il eût donné du nez contre mes jarrets. Je mourais d’envie de frapper du pied, de battre des mains l’une contre l’autre en poussant quelque gros juron ; mais je n’osais pas ; si je l’eusse osé, sans aucun doute il eût fui, ou du moins se fût éloigné momentanément. Je mis dix minutes à traverser la pelouse, et j’arrivai au coin du mur du château. Là, le loup s’arrêta ; il était à cent cinquante pas à peine de la ville. Je continuai mon chemin sans me hâter davantage ; lui, comme il avait déjà fait, s’assit sur son derrière et me regarda m’éloigner. Quand je fus à une centaine de pas de lui, il poussa un troisième hurlement plus affamé et plus plaintif que les deux autres, et auquel répondirent d’une commune voix les cinquante chiens de la meute du duc de Bourbon. Ce hurlement, c’était l’expression de son regret de n’avoir pu mordre quelque peu dans ma chair ; il n’y avait point à s’y tromper. Je ne sais s’il passa la nuit où il s’était arrêté, mais à peine me sentis-je en sûreté que je partis d’une course effrénée, et que j’arrivai pâle et presque mort dans la boutique de ma
mère. Tu ne l’as pas connue, ma pauvre mère, sans quoi je n’aurais pas besoin de te dire qu’elle eut bien autrement peur à mon récit que je n’avais eu peur, moi, à l’action. Elle me déshabilla, me fit changer de chemise, me bassina mon lit et me coucha, comme elle faisait dix ans auparavant ; puis, dans mon lit, elle m’apporta un bol de vin chaud dont l’absorption, en me montant au cerveau, doubla le remords de n’avoir pas tenté quelque vaillantise du genre de celles qui m’avaient trotté par l’esprit tout le long du chemin pour me débarrasser de mon ennemi. Et maintenant, mon cher enfant, permets qu’en narrateur intelligent je m’arrête sur cet épisode ; je n’aurais rien de plus émouvant à te dire. D’ailleurs, la préface est aussi longue, et même plus longue qu’elle ne devrait l’être. Parmi toutes ces histoires que je t’ai racontées dix fois, choisis celle que je dois raconter au public. Mais choisis bien, tu comprends ; car, si tu choisissais mal, ce n’est plus sur moi, mais bien sur toi aussi que l’ennui retomberait. – Eh bien ! père, raconte-nous l’histoire de Catherine Blum. – Est-ce bien celle-là que tu désires ? – Oui, c’est une de celles que j’aime le mieux. – Allons ! va pour celle que tu aimes le mieux !
Ecoutez donc, ô mes chers lecteurs ! l’histoire de Catherine Blum. C’est l’enfant à qui je n’ai rien à refuser, l’enfant aux yeux bleus, qui veut que je vous la raconte.
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2 Chapitre
LA MAISON NEUVE DU CHEMIN DE SOISSONS
uste au milieude l’espace situé entre le nord et l’est de la forêt de Villers-Cotterêts, espace que nous avons négligé de parcourir, puisque nous avons commencé notre pèlerinage au château de Villers-Hélon, et que nous l’avons abandonné à la montagne J de Vivières, s’étend, avec les ondulations d’un gigantesque serpent, la route de Paris à Soissons. Cette route, après avoir déjà rencontré la forêt, qu’elle traverse dans la longueur d’un kilomètre, à Gondreville, et qu’elle écorne à la Croix-Blanche ; après avoir laissé à sa gauche le chemin de Crépy ; après avoir fléchi un instant devant les carrières de la Fontaine-Eau-Claire ; après s’être précipitée dans la vallée de Vauciennes ; après l’avoir remontée ; après avoir, d’une ligne assez droite, gagné Villers-Cotterêts, qu’elle occupe par un angle obtus, sort à l’extrémité opposée de la ville, et va, à angle droit, au pied de la montagne de Dampleux, côtoyer d’un côté la forêt, et de l’autre la plaine où s’élevait autrefois cette belle abbaye de Saint-Denis, dans les ruines de laquelle j’ai si joyeusement couru étant enfant, et qui aujourd’hui, n’est plus qu’une jolie petite maison de campagne habillée de blanc, coiffée d’ardoises, parée de contrevents verts, et perdue au milieu des fleurs, des pommiers et du feuillage mouvant des trembles.
Puis elle entre résolument dans la forêt, qu’elle occupe dans toute son épaisseur, pour n’en sortir, deux lieues et demie plus loin, qu’au relais de poste nommé Vertefeuille.
Pendant cette longue traversée, une seule maison s’élève à droite du chemin ; elle a été bâtie du temps de Philippe-Egalité, pour servir de demeure à un garde chef. On l’a appelée alors la Maison-Neuve,quoiqu’il y ait à peu près soixante-dix ans qu’elle a poussé comme un et, champignon au pied des hêtres et des chênes gigantesques qui l’ombragent, elle a, telle qu’une vieille coquette qui se fait appeler par son nom de baptême, conservé l’appellation juvénile sous laquelle elle a d’abord été connue. Pourquoi pas ? Le Pont-Neuf, bâti en 1577, sous Henri III, par l’architecte Ducerceau, se fait bien toujours appeler le Pont-Neuf ! Revenons à la Maison-Neuve, centre des événements rapides et simples que nous allons raconter, et faisons-la connaître au lecteur par une description détaillée. La Maison-Neuve s’élève, en allant de Villers-Cotterêts à Soissons, un peu au-delà du Saut du Cerf, endroit où la route se resserre entre deux talus, et qui fut ainsi nommé parce que, à une chasse de monsieur le duc d’Orléans (Philippe-Egalité, toujours : Louis-Philippe, on le sait, n’était point chasseur), un cerf effaré sauta d’un talus à l’autre, c’est-à-dire franchit un intervalle de plus de trente pieds ! C’est en sortant de cette espèce de défilé que l’on aperçoit, à cinq cents pas en avant, à peu près, la Maison-Neuve, bâtisse à deux étages et à toit de tuiles troué par des lucarnes, avec deux fenêtres au rez-de-chaussée et deux fenêtres au premier.
Ces fenêtres, percées sur un des côtés de la maison, regardent l’occident, c’est-à-dire Villers-Cotterêts, tandis que sa face, tournée du côté du nord, s’ouvre sur la route même par la porte qui donne entrée dans la salle du bas, et par une fenêtre qui donne jour à une chambre du
haut. La fenêtre est directement superposée à la porte. A cet endroit, comme aux Thermopyles, où il n’y avait passage que pour deux chars, la route se réduit à la largeur de son pavé, resserrée qu’elle est, d’un côté par la maison, de l’autre par le jardin de cette même maison, qui, au lieu d’être situé, comme d’habitude, derrière la bâtisse ou sur un de ses flancs, est situé en face d’elle. La maison a un aspect différent, selon les saisons. Au printemps, vêtue de sa vigne verte comme d’une robe d’avril, elle se chauffe amoureusement au soleil ; on dirait alors qu’elle est sortie de la forêt pour venir se coucher au bord de la route. Ses fenêtres, et surtout une des fenêtres du premier étage, sont garnies de ravenelles, d’anthémis, de cobéas et de volubilis qui leur font des stores de verdure tout brodés de fleurs d’argent, de saphir et d’or. La fumée qui s’échappe de sa cheminée n’est qu’une vapeur bleuâtre et transparente laissant à peine sa trace dans l’atmosphère. Les deux chiens qui habitent les deux compartiments de la niche bâtie à la droite de sa porte sont sortis de leur abri de planches ; l’un est couché et dort paisiblement, le museau allongé entre ses deux pattes ; l’autre, qui sans doute a assez dormi pendant la nuit, est gravement assis sur son derrière, et, la face ridée, cligne des yeux au soleil. Ces deux chiens, qui appartiennent invariablement à la vénérable race des bassets à jambes torses, race qui s’honore d’avoir eu mon illustre ami Decamps pour son peintre ordinaire, sont, invariablement encore, une femelle et un mâle ; la femelle s’appelleRavaudele mâle et Barbaro. Sur ce dernier point, cependant, c’est-à-dire sur celui des noms, on comprend que ce serait se montrer systématique que d’être absolu. En été, c’est autre chose : la maison fait la sieste ; elle a fermé ses paupières de bois ; aucun jour n’y pénètre. Sa cheminée reste sans haleine et sans respiration ; la porte seule, située au nord, demeure ouverte pour surveiller la route ; les deux bassets sont ou rentrés dans leur niche, aux profondeurs de laquelle le voyageur n’aperçoit qu’une masse informe, ou étendus le long du mur, au pied duquel ils cherchent à la fois la fraîcheur de l’ombre et l’humidité de la pierre.
En automne, la vigne a rougi ; la robe verte du printemps a pris des tons chauds et miroitants comme en ont le velours et le satin qui ont été portés. Les fenêtres s’entrebâillent ; mais aux ravenelles et aux anthémis, fleurs des saisons printanières, ont succédé les reines-marguerites et les chrysanthèmes. La cheminée recommence à éparpiller dans l’air de blancs flocons de fumée, et, quand on passe devant la porte, le feu qui brûle dans l’âtre, quoique à moitié voilé par la marmite où bout le pot-au-feu, et par la casserole où cuit la gibelotte, tire l’œil du voyageur.
Ravaude et Barbaro ont secoué la somnolence du mois d’avril et le sommeil du mois de juillet : ils sont pleins d’ardeur et même d’impatience ; ils tirent leur chaîne, ils aboient, ils hurlent ; ils sentent que l’heure de l’activité est venue pour eux, que la chasse est ouverte, et qu’il faut faire la guerre, et une guerre sérieuse, à leurs ennemis éternels, lapins, renards et même sangliers.
En hiver, l’aspect devient morne : la maison a froid, elle grelotte. Plus de robe verte ou rouge changeant ; la vigne a laissé tomber ses feuilles une à une avec ce triste murmure des feuilles qui tombent ; elle étend sur la muraille ses nerfs décharnés. Les fenêtres sont hermétiquement fermées ; toute fleur en a disparu, et l’on n’aperçoit plus que les ficelles, détendues comme celles d’une harpe au repos, où montaient les volubilis et les cobéas absents. Une énorme colonne de fumée opaque qui s’échappe en spirale de la cheminée indique que, le bois étant un des bénéfices du garde, on ne ménage pas le bois. Quant à Ravaude et à Barbaro, on les chercherait en vain dans leur niche vide ; mais, si, par hasard, la porte de la maison s’ouvre au moment où passe le voyageur, et qu’il plonge un regard curieux dans l’intérieur de la maison, il pourra les apercevoir se dessinant en vigueur sur la flamme du foyer, d’où les écarte à chaque instant le coup de pied du maître ou de la maîtresse de la maison, et où cependant ils reviennent obstinément chercher une chaleur de
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