En ballon! Pendant le siege de Paris par Gaston Tissandier

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En ballon! Pendant le siege de Paris par Gaston Tissandier
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08 décembre 2010

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The Project Gutenberg EBook of En ballon! Pendant le siege de Paris by Gaston Tissandier
This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net
Title: En ballon! Pendant le siege de Paris
Author: Gaston Tissandier
Release Date: February 11, 2004 [EBook #11038]
Language: French
Character set encoding: ISO Latin-1
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK EN BALLON! PENDANT LE SIEGE ***
Credits: Tonya Allen, Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.
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EN BALLON!
PENDANT
LE SIÈGE DE PARIS
AU GÉNÉRAL CHANZY EX-COMMANDANT EN CHEF L'ARMÉE DE LA LOIRE DÉPUTÉ À L'ASSEMBLÉE NATIONALE
HOMMAGE DE SINCÈRE DÉVOUEMENT
En souvenir des ascensions captives du Mans et de Laval.
G.T.
PRÉFACE
Personne ne niera que la découverte des aérostats est une des gloires de la physique moderne; nul esprit éclairé ne mettra en doute l'intérêt de premier ordre que les voyages aériens offrent aux amis de la nature, véritablement soucieux des progrès de la science. Tout le monde, au contraire, s'accordera à reconnaître que l'étude des ballons est bien faite pour passionner et stimuler la clairvoyance des chercheurs. Mais ce qui offre un motif de surprise bien légitimé, c'est l'invariable état destatu quotelle invention. Comment! le d'une chemin de fer, la machine à vapeur, le télégraphe, nés au commencement du siècle, sont devenus, en moins de soixante ans, les plus formidables puissances de l'industrie; on les voit sans cesse grandir, s'accroître, se fortifier ... et le ballon reste toujours,--aujourd'hui comme hier,--ce qu'il était déjà il y bientôt un siècle! Les aérostats seraient-ils donc marqués au sceau de l'infécondité? Les aurait-on condamnés, comme Sisyphe, à rester invariablement stationnaires, malgré des efforts sans cesse renouvelés?
Pour notre part, nous avons la persuasion que la navigation aérienne ne sera pas éternellement un vain mot; car aucun motif plausible ne peut faire admettre que les ballons ne soient pas perfectibles, comme toute oeuvre humaine. Pourquoi demeureraient-ils à l'état d'une perpétuelle enfance?--Rien ne pourra nous empêcher de croire qu'ils grandiront. Mais pour qu'ils se modifient, pour qu'ils se transforment en appareils nouveaux, il est de toute nécessité qu'ils attirent à eux les hommes d'intelligence et d'initiative. Il faut qu'ils cessent d'être la propriété exclusive des entrepreneurs de fêtes publiques; il est indispensable qu'ils reprennent dans la science le rang qui leur est dû.
Qu'a t-on fait pour les ballons depuis vingt ans? Si l'on excepte les admirables travaux de M. Henry Giffard qui a doté l'aérostation, de progrès d'une importance capitale, quoique insuffisamment appréciés, qui a créé les ballons imperméables à l'hydrogène, les ballons captifs à vapeur, où trouve-t-on ailleurs des innovations, des découvertes véritablement dignes de ce nom?--Qui s'est attaché à l'aérostation pratique dans ces dernières années? A part quelques ascensions remarquables, on cherche en vain une étude sérieuse, suivie, propre à conduire à quelque résultat saillant.
Un tel état de choses s'explique par l'indifférence que les ballons, abandonnés aux spectacles forains, ont fini par rencontrer de toutes parts. On ne les considérait plus, comme dignes d'enlever dans les airs des Gay-Lussac, des Barrai, des Bixio, des Robertson, des Saccharoft et des Glaisher, ces navires aériens, compromis avec lesfilles de l'airl'Hippodrome et les lauréats de l'école du trapèze! Certes, il n'y a pas grand de inconvénient à ce que les aérostats concourent à l'amusement des badauds du dimanche, et nous ne voudrions pas être accusé de rigorisme en condamnant d'une manière absolue les cabrioles aériennes. Il ne faudrait pas oublier cependant qu'à côté du frivole, il y a le sérieux et l'utile.--Que la pile électrique serve à faire marcher l'horloge magique de Robert Houdin, ou le tambour enchanté de M. Robin, rien de mieux; elle fait fonctionner aussi le télégraphe. Mais si cette même pile électrique ne fournit uniquement son concours qu'aux prestidigitateurs, les physiciens n'auront-ils pas le droit de réclamer à bien juste titre?
En 1863, les campagnes aérostatiques duGéant ont attiré l'attention du monde entier, prouvant ainsi que l'oeuvre des Montgolfier suscitera toujours de nombreuses marques de sympathie; mais M. Nadar, qui voulait tuer un principe, et créer sur ses débris une nouvelle machine, n'a réussi qu'à fournir à l'histoire des ballons, des aventures aériennes vraiment surprenantes, mais infertiles.--M. Flammarion a exécuté, en 1867, une série d'ascensions en compagnie de M. Eugène Godard, dans un but d'observations météorologiques; M. de Fonvielle et moi, nous nous sommes aussi résolûment lancés dans la carrière aérienne, et depuis quelques années, nous avons exécuté, soit ensemble, soit isolément, un grand nombre d'excursions dans les nuages; nous avons sondé l'atmosphère dans les conditions les plus variables, par un ciel serein, comme dans un air agité, de jour comme de nuit, au-dessus de la terre et au-dessus de la mer[1]. Mais là se bornent,--en plaçant à part, comme ayant une importance exceptionnelle, l'exploitation du ballon captif de l'Exposition, et en faisant mention de quelques autres ascensions d'aéronautes forains,--l'histoire des ballons dans ces dernières années. Était-ce assez de ces efforts isolés? Que pouvait-on faire, abandonné à soi-même, rencontrant pour ses expériences de nombreux obstacles, n'ayant souvent à sa disposition qu'un matériel insuffisant ou en mauvais état?
[Note 1: Consulter à ce sujet le volume desVoyages aériens, publié par la librairie Hachette, et contenant le récit des ascensions de MM. Glaisher, Flammarion, W. de Fonvielle et G. Tissandier.]
Toutefois nous ne cessions de répéter, sans avoir l'ambition ni la prétention d'être des révélateurs, que l'aérostation est un art trop séduisant, trop admirable, pour qu'il ne soit pas sans cesse étudié, cultivé, pour qu'il ne s'entoure pas de nombreux et fervents adeptes. Nous disions qu'il faut s'élancer dans les airs pour faire progresser la navigation aérienne, que c'est un mécanicien qui a trouvé les organes de la machine à vapeur, un physicien qui a inventé le télescope, et que l'aéronaute seul, le praticien qui a appris à connaître l'outil qu'il veut améliorer, soulèvera quelque jour le coin du voile sous lequel est cachée la solution du grand problème! Nous affirmions que les excursions dans l'atmosphère offrent à l'artiste des spectacles imposants, des scènes sublimes, des tableaux grandioses où la nature se révèle dans toute sa grandeur, dans son imposante majesté; fournissent au savant des sources d'étude intarissables, bien propres à éveiller son esprit, à le conduire à la découverte des lois inconnues qui régissent les mouvements de l'atmosphère, qui commandent le mécanisme de la météorologie. Nous tâchions de faire comprendre que c'est en s'aventurant dans les plages aériennes que les aéronautes fonderont la véritablescience de l'air, comme c'est en s'élançant sur la cime des vagues, que les navigateurs ont créé lascience de l'Océan. Mais l'exemple des touristes aériens ne trouvait pas d'imitateurs; à leur grand regret, nul rival ne se présentait à eux dans les hautes régions de l'air; aucun savant ne voulait risquer sa fortune dans l'empire d'Eole!
Plus tard, nous attirions l'attention sur l'importance de l'organisation d'un corps d'aérostiers pour les observations militaires; huit mois avant la guerre, nous écrivions les lignes suivantes: «L'Ecole aérostatique de Meudon, supprimée dans un moment de mauvaise humeur, ne devrait-elle pas être reconstituée? Attendra-t-on qu'une guerre éclate pour former des aéronautes, pour improviser des ballons? Ce serait une imprudence, une folie des plus grandes,car dans notre siècle, les guerres vont vite, et le sort d'un empire pourrait bien avoir été décidé pendant qu'on ajusterait ensemble les fuseaux d'un ballon[2]!» Mais les paroles le plus sensées n'entrent pas dans les oreilles volontairement fermées.
[Note 2:Voyages aériens, page 556.]
Comment se rappeler sans un bien légitime étonnement que la France, la véritable patrie des ballons, n'a jamais compté depuis Coutelle, c'est-à-dire depuis 1794, la moindre école aérostatique où des appareils bien confectionnés auraient été mis à la disposition des explorateurs audacieux, vraiment épris de la navigation aérienne; que l'Observatoire de Paris, dont le devoir est d'étudier les éclipses, les averses d'étoiles filantes, n'a jamais eu l'idée, depuis Arago, de recourir aux nacelles aériennes pour faciliter les études de ce genre? Comment expliquer le dédain des généraux de l'Empire pour les aérostats militaires, qui avaient été si efficacement employés, sous la première République, et pendant la guerre d'Amérique?
Les infortunés ballons semblaient être les parias du monde scientifique et administratif! Les aéronautes qui avaient lapassion des aventures de l'air, ceuxqui avaient la foi, rencontraient bien,--ilyaurait ingratitude à
l'oublier,--quelques précieux appuis de la part d'hommes éminents et éclairés, mais c'était pour ainsi dire à l'état d'exception. Quand ils osaient demander d'utiliser le ballonl'Impérial, pour faire des expériences sérieuses et privées, le ministre de la Maison de l'Empereur se gardait bien de confier à qui que ce fût le matériel aérostatique de l'Empire; il préférait le laisser moisir, sans soin, sans nulle surveillance, dans les greniers du Garde-Meuble[3].
[Note 3: Parmi les ballons qui existaient à Paris en septembre 1870,l'Impérialest le seul qui n'ait pu être utilisé pendant le siège. C'est en vain qu'on essaya de le réparer. Cet aérostat était tombé en lambeaux; il avait coûté 30,000 fr.]
Les aérostats, malgré leurs imperfections, sont aujourd'hui les seuls appareils, ne l'oublions pas, qui nous permettent de rivaliser avec l'oiseau, de sillonner l'étendue de l'atmosphère, de quitter le plancher terrestre, où, sans eux, nous serions impitoyablement attachés; ils étaient à la veille de périr faute de culture. Sans l'inventeur des ballons captifs à vapeur, qui avait toujours quelques ballons dans son hangar, comme d'autres ont des chevaux dans leur écurie, sans quelques aéronautes, qui malgré leurs modestes ressources, construisaient de temps en temps des ballons, personne ne se serait préoccupé de cette grave et importante question de la navigation dans l'air; l'aérostat passait peu à peu à l'état de bric-à-brac, et nos fils en eussent parlé un jour comme du feu grégeois ou de l'émail italien.
Voilà jusqu'où était tombée l'aéronautique sous le second Empire. Le gouvernement ne voulait rien faire pour encourager les études aériennes; ici comme ailleurs, l'initiative privée, quand elle avait l'audace de se montrer, était vite écrasée sous les obstacles qu'on ne manquait pas de lui opposer. Une des plus grandes découvertes de notre génie scientifique allait peut-être s'éteindre dans la France même; on aurait laissé à des étrangers le soin de faire croître ce germe que les Montgolfier avaient semé sur le champ des découvertes.
Il a fallu que les Prussiens viennent nous écraser, nous faire sortir de notre torpeur; il a fallu que la première métropole du monde soit investie, cernée, bloquée par les innombrables légions des barbares modernes, pour que l'on s'aperçoive enfin que les ballons valent bien la peine d'être gonflés! Après les immenses services qu'ils ont rendus à la patrie, est-il permis de croire qu'ils ne seront plus délaissés d'une façon vraiment coupable? Est-il permis d'espérer que le gouvernement protégera sérieusement les études aériennes, que nos sociétés savantes s'en préoccuperont d'une manière efficace?
On ne manquera pas de trouver dans cet ordre d'idées de nombreux prosélytes; la navigation aérienne a toujours eu le privilège d'émouvoir et d'intéresser le public. Ce ne sont pas les hommes de bonne volonté qui feront défaut pour un tel genre d'investigation, car, comme nous le disait avec esprit un des plus illustres savants de l'Angleterre: «Le Français est essentiellement aéronaute; son caractère aventureux, un peu volage, est bien fait pour cet art merveilleux, où l'imprévu joue un si grand rôle.»
En effet, les questions aérostatiques ont toujours eu en France le privilège de passionner le peuple, et ce fait offre une importance réelle, car il y a, au-dessus des appréciations de la science, au-dessus de l'avis des hommes du métier, il y a quelque chose d'indéfinissable qu'on appelle l'opinion publique. Rarement elle s'égare dans les jugements qu'elle porte instinctivement sur les problèmes de ce genre, et nul ne peut nier qu'elle n'accorde aux ballons une large part d'admiration. Le peuple, le public, si vous voulez, aime les ballons, comme il admire une oeuvre d'art, comme il écoute un opéra des maîtres; dans un musée, sans être peintre, le public marque du doigt le chef-d'oeuvre; sans être écrivain, il trouve le bon livre; sans être savant, il sait flairer les grandes découvertes dans les choses de la science. Malgré les hommes spéciaux qui dénigrent à sa naissance le gaz de l'éclairage, il accourt aux expériences de Philippe Lebon, et les impose à l'administration; il applaudit à l'apparition des chemins de fer, en dépit des savants qui les dénigrent. Or, nous le répétons, il aime les aérostats, il PRESSENT qu'il y a là un inconnu plein de mystère, mais plein d'espérance, il CROIT à la navigation aérienne. L'avenir donnera raison à l'intuition populaire, à ce que l'auteur latin appelle «vox populi
Que de progrès à rêver; que de perfectionnements à entrevoir dans l'aéronautique comme dans toutes les branches du savoir humain! Mais la science est un sol qui, quoique fertile, ne donne une ample moisson qu'à ceux qui la cultivent avec acharnement. Et combien la culture a été négligée depuis vingt ans! Mais pour
notre malheur, ce n'est pas seulement l'art des Montgolfier qu'on a laissé dépérir dans une criminelle négligence. Il faut avouer et reconnaître que toutes les sciences ont subi chez nous une trop visible déchéance; aussi quand l'heure du péril a sonné, les hommes supérieurs ont manqué pour recourir aux immenses ressources de la nation.
Le 4 septembre 1870, après un nouveau Waterloo, on espérait un autre 1792! Mais on oubliait que vers la fin du siècle dernier, la Convention, en décrétant la levée en masse pour résister à l'ouragan déchaîné sur nos frontières, avait entre les mains un pays riche en génies illustres, tellement fertile en intelligences, qu'il marchait dans le monde à la tête des sciences et de la philosophie! A cette époque mémorable, en même temps que Carnot organise la victoire, les savants créent toute une industrie nouvelle. Quand il s'agit de faire de la poudre sans le soufre de Sicile, sans le salpêtre de l'Amérique, des inventeurs se lèvent à l'appel du pays; ils ont du soufre qu'ils viennent d'extraire des pyrites, ils produisent du salpêtre, dont ils ont trouvé les éléments dans les vieilles murailles, dans la poussière des écuries. Nicolas Leblanc jette les bases de la fabrication de la soude artificielle, Chappe crée le télégraphe aérien qui, en quelques minutes, envoie des ordres aux armées. L'industrie, privée par le blocus des matières premières indispensables à la confection des armes, à la préparation de la poudre, au travail des manufactures, se régénère, se transforme pour sauver la nation, et pour donner naissance en même temps aux étonnantes opérations de nos usines modernes. La science française du XVIIIe siècle prépare les premiers triomphes de Valmy et de Jemmapes!--Quel abîme, hélas! sépare cette France de 1792 d'avec celle de 1870!
Puissent les grands exemples d'un tel passé nous servir d'enseignements; puissent les illustres génies du XVIIIe siècle, trouver bientôt des successeurs! Puisse la chimie rencontrer encore des Lavoisier, des Fourcroy, des Berthollet, des Guyton de Morveau, les sciences naturelles des Cuvier, des Buffon, des Jussieu, des Geoffroy Saint-Hilaire; les mathématiques et l'astronomie, des Monge, des Laplace, des Lagrange; la géographie des Bougainville et des Lapérouse; la philosophie, des Montesquieu, des Voltaire, des Rousseau et des d'Alembert!
Puissent enfin les aérostats trouver d'autres Montgolfier, de nouveaux Charles et de nouveaux Pilâtre!
G.T.
PREMIÈRE PARTIE
Août 1871. LE CÉLESTE ET LE JEAN-BART
I
Paris investi.--Les ballons-poste.--L'aérostatle Céleste.--Lâchez tout!--L'ascension.--Versailles.--La fusillade prussienne.--Les proclamations.--La forêt d'Houdan.--Les uhlans.--Descente à Dreux.
30 septembre 1870.
Les historiens qui raconteront les drames du siège de Paris se chargeront de juger les crimes de l'Empire, ses négligences inouïes, ses oublis insensés; ils diront que la capitale du monde, à la veille d'être cernée par l'ennemi, n'avait pas un canon sur ses remparts, pas un soldat dans ses forts. Mais ce qu'ils ne manqueront pas d'affirmer, c'est que les habitants de Paris, en traversant ces heures les plus néfastes de leur histoire, puisaient comme une nouvelle force dans les malheurs qui venaient de frapper la France, sans pitiés sans relâche; c'est que leur énergie semblait croître en raison directe des dangers qui les menaçaient.
Quand, le 15 septembre, les journaux annoncent que les uhlans sont signalés aux portes de Paris, le public accueille cette nouvelle avec le sang-froid qui dénote la résignation. On sent que quelque chose de terrible est menaçant, que des événements uniques dans les annales des peuples vont se produire; il y a dans l'air des nuages épais, précurseurs d'une tempête horrible; mais on envisage l'avenir sinon sans émotion, du moins sans défaillance ni faiblesse. Tous les coeurs vibrent à l'unisson au sentiment de la Patrie en danger.
Rien n'est prêt pour la défense; il faut tout faire à la fois et en toute hâte. Chaque enfant de Paris, entraîné par un irrésistible élan, veut avoir sa part de travail dans l'oeuvre commune. Les architectes, les ingénieurs remuent la terre des bastions; les chimistes préparent des poudres fulminantes et des torpilles; les métallurgistes fondent des canons et des mitrailleuses, tous les bras s'arment de fusils.
Mais au milieu de cette effervescence, une question de premier ordre, question vitale, s'il en fut, vient s'imposer à l'administration. En dépit des affirmations du génie militaire, les Parisiens sont bel et bien bloqués dans leurs murs. Quelques courriers à pied franchissent d'abord les lignes ennemies, mais bientôt, d'autres reviennent consternés, ils n'ont pas rencontré un sentier sur quelque point que ce fût, où le «qui vive» ennemi ne les ait contraints de rebrousser chemin. M. de Moltke a résolu ce problème inouï: investir une ville de deux millions d'habitants, faire disparaître sous un cordon de baïonnettes, la plus immense place forte de l'univers. La capitale du monde se laissera-t-elle emprisonner vivante dans un tombeau? Lui sera-t-il interdit de parler à la France, de communiquer au dehors son énergie, sa foi, son courage, d'avouer ses déceptions, ses faiblesses, ses inquiétudes, d'affirmer ses joies, sa force et ses espérances? Ne pourra-t-elle pas protester à haute voix contre un bombardement barbare, contre un assassinat monstrueux de femmes et d'enfants? L'ennemi tiendra-t-il au secret une des plus grandes agglomérations humaines, sous l'inflexible vigilance d'une armée de geôliers? Arrivera-t-il à tuer la France en étouffant la voix de Paris?
Il allait être donné à l'une des plus grandes découvertes de notre génie scientifique, de déjouer les projets de nos envahisseurs. Les aérostats si oubliés, si délaissés depuis leur apparition, ces merveilleux appareils sortis tout d'une pièce du cerveau des Montgolfier et des Charles, allaient tout à coup reparaître, pour contribuer à la défense de la Patrie, en lui portant par la voie des airs, l'âme de sa capitale. Les aéronautes, plus audacieux que l'ancien monarque de Syrie, se préparaient à franchir le cercle d'un nouveau Popilius!
Sans les ballons, pas une lettre ne serait sortie de l'enceinte des forts, pas une dépêche n'y serait rentrée. Les portes ne se seraient ouvertes qu'au mensonge, à la ruse, à l'espionnage. Un silence de cinq mois n'eût pas été possible. La grande métropole, baillonnée, aurait vite fait entendre un murmure de détresse, puis un cri de grâce! Car n'oublions pas que les aérostats n'ont pas seulement emporté les dépêches parisiennes, ils ont emmené avec eux les pigeons voyageurs, qui devaient rentrer dans les murs de la capitale cernée. Les missives du dedans ont pu recevoir ainsi les réponses du dehors. Tours a entendu Paris, Paris a entendu Tours. L'Attila des temps modernes, qui avait écrasé des armées, bombardé des villes, décimé des populations entières, s'est trouvé impuissant devant l'aérostat qui traversait les airs, comme devant l'oiseau qui fendait l'espace!
Le premier départ aérien s'exécuta le 23 septembre; Jules Duruof s'élève en ballon du la place Saint-Pierre à 8 heures du matin. Deux aérostats le suivent dans les airs, le 25 et le 26 du même mois. Mon frère et moi, qui avons fait, les années précédentes, un grand nombre d'ascensions en artistes et en amateurs, nous offrons nos services à M. Rampont. Paris, disons-nous, peut perdre deux soldats pour gagner deux courriers aériens. Les gardes nationaux ne manquent pas ici, mais les aéronautes sont rares.
Le jour même du départ de Louis Godard, un des administrateurs de la Poste m'appelle auprès de lui.
--Vous êtes prêt à partir en ballon, me dit-il.
--Quand vous voudrez.
--Eh bien! nous comptons sur vous demain matin à 6 heures, à l'usine de Vaugirard; votre ballon sera gonflé, nous vous confierons nos lettres et nos dépêches.
Le 30 septembre, à 5 heures du matin, je pars de chez moi avec mes deux frères qui m'accompagnent. J'arrive à l'usine de Vaugirard, mon ballon est gisant à terre comme une vieille loque de chiffons. C'est le Céleste, un petit aérostat de 700 mètres cubes, que son propriétaire a généreusement offert au génie militaire. Pour moi c'est presque'un ami, je le connais de longue date; il a failli me rompre les os, l'année précédente. Je le regarde avec soin, je le touche respectueusement, et je m'aperçois, hélas! qu'il est dans un état déplorable. Il a gelé la nuit; le froid l'a saisi, son étoffe est raide et cassante. Grand Dieu! qu'aperçois-je près de la soupape? des trous où l'on passerait le petit doigt, ils sont entourés de toute une constellation de piqûres. Ceci n'est plus un ballon, c'est une écumoire.
Cependant les aéronautes qui doivent gonfler mon navire aérien, arrivent. Ils ont avec eux une bonne couturière qui, armée de son aiguille, répare les avaries. Mon frère prend un pot de colle, un pinceau, et applique des bandelettes de papier sur tous les petits trous qui s'offrent à son investigation minutieuse. C'est égal, je ne suis que médiocrement rassuré, je vais partir seul dans ce méchant ballon, usé par l'âge et le service; j'entends le canon qui tonne à nos portes; mon imagination me montre les Prussiens qui m'attendent, les fusils qui se dressent et vomissent sur mon navire aérien une pluie de balles!
La dernière fois que je suis monté dans leCéleste, je n'ai pu rester en l'air que trente-cinq minutes! Toutes les perspectives qui s'ouvrent à mes yeux ne sont pas très-rassurantes.
--Ne partez pas, me disent des amis, attendez au moins un bon ballon; c'est folie de s'aventurer ainsi dans un outil de pacotille.
Cependant, MM. Bechet et Chassinat arrivent de la Poste avec des ballots de lettres. M. Hervé Mangon me dit que le vent est très-favorable, qu'il souffle de l'est et que je vais descendre en Normandie; le colonel Usquin me serre la main et me souhaite bon succès. Puis bientôt M. Ernest Picard, à qui je suis spécialement recommandé, demande à m'entretenir; pendant une heure, il m'informe des recommandations que j'aurai à faire à Tours au nom du gouvernement de Paris; il me remet un petit paquet de lettres importantes que je devrai, dit-il, avaler ou brûler en cas de danger. Sur ces entrefaites, le soleil se lève, et le ballon se gonfle. Ma foi, le sort en est jeté. Pas d'hésitations! Mon frère surveille toujours la réparation du ballon, il bouche les trous avec une attention dont il ne se sentirait pas capable, s'il travaillait pour lui-même: la besogne qu'il exécute si bien, me rassure. Il est certain que je préférerais un bon ballon, tout frais verni et tout neuf, mais je me suis toujours persuadé qu'il y avait un Dieu pour les aéronautes. Je me laisse conduire par ma destinée, les yeux bien ouverts, le coeur et les bras résolus. Je ne puis m'empêcher de penser à mon dernier voyage aérien. C'était le 27 juin 1869, au milieu du Champ de Mars. Je partais avec huit voyageurs dans l'immense ballonle Pôle Nord. Qui aurait pu soupçonner, alors, la nécessité future des ballons-poste!
A 9 heures, le ballon est gonflé, on attache la nacelle. J'y entasse des sacs de lest et trois ballots de dépêches pesant 80 kilog.
On m'apporte une cage contenant trois pigeons.
--Tenez, me dit Van Roosebeke, chargé du service de ces précieux messagers, ayez bien soin de mes oiseaux. A la descente, vous leur donnerez à boire, vous leur servirez quelques grains de blé. Quand ils auront bien mangé, vous en lancerez deux, après avoir attaché à une plume de leur queue la dépêche qui nous annoncera votre heureuse descente. Quant au troisième pigeon, celui ci qui a la tête brune, c'est un vieux malin que je ne donnerais pas pour cinq cents francs. Il a déjà fait de grands voyages. Vous le porterez à Tours. Ayez-en bien soin. Prenez garde qu'il ne se fatigue en chemin de fer.
Je monte dans la nacelle au moment où le canon gronde avec une violence extrême. J'embrasse mes frères, mes amis. Je pense à nos soldats qui combattent et qui meurent à deux pas de moi. L'idée de la patrie en danger remplit mon âme. On attend là-bas ces ballots de dépêches qui me sont confiés. Le moment est grave et solennel; nul sentiment d'émotion ne saurait plus m'atteindre. Lâchez tout!
Me voilà flottant au milieu de l'air!
 * * * * *
Mon ballon s'élève dans l'espace avec une force ascensionnelle très-modérée. Je ne quitte pas de vue l'usine de Vaugirard et le groupe d'amis qui me saluent de la main: je leur réponds de loin en agitant mon chapeau avec enthousiasme, mais bientôt l'horizon s'élargit. Paris immense, solennel, s'étend à mes pieds, les bastions des fortifications l'entourent comme un chapelet; là, près de Vaugirard, j'aperçois la fumée de la canonnade, dont le grondement sourd et puissant, tout à la fois, monte jusqu'à mes oreilles comme un concert lugubre. Les forts d'Issy et de Vanves m'apparaissent comme des forteresses en miniature; bientôt je passe au-dessus de la Seine, en vue de l'île de Billancourt.
Il est 9 heures 50; je plane à 1,000 mètres de haut; mes yeux ne se détachent pas de la campagne, où j'aperçois un spectacle navrant qui ne s'effacera jamais de mon esprit. Ce ne sont plus ces environs de Paris, riants et animés, ce n'est plus la Seine, dont les bateaux sillonnent l'onde, où les canotiers agitent leurs avirons. C'est un désert, triste, dénudé, horrible. Pas un habitant sur les routes, pas une voiture, pas un convoi de chemin de fer. Tous les ponts détruits offrent l'aspect de ruines abandonnées, pas un canot sur la Seine qui déroule toujours son onde au milieu des campagnes, mais avec tristesse et monotonie. Pas un soldat, pas une sentinelle, rien, rien, l'abandon du cimetière. On se croirait aux abords d'une ville antique, détruite par le temps; il faut forcer son souvenir pour entrevoir par la pensée les deux millions d'hommes emprisonnés près de là dans une vaste muraille!
LE CÉLESTE
Il est dix heures; le soleil est ardent et donne des ailes à mon ballon; le gaz contenu dans leCélestese dilate sous l'action de la chaleur; il sort avec rapidité par l'appendice ouvert au-dessus de ma tête, et m'incommode momentanément par son odeur. J'entends un léger roucoulement au-dessus de moi. Ce sont mes pigeons qui gémissent. Ils ne paraissent nullement rassurés et me regardent avec inquiétude.
--Pauvres oiseaux, vous êtes mes seuls compagnons; aéronautes improvisés, vous allez défier tous les marins de l'air, car vos ailes vous dirigeront bientôt vers Paris, que vous quittez, et nos ballons sauront-ils y revenir?
L'aiguille de mon baromètre Breguet tourne assez vite autour de son cadran, elle m'indique que je monte toujours..., puis elle s'arrête au point qui correspond à une altitude de 4,800 mètres au-dessus du niveau de la mer.
Il fait ici une chaleur vraiment insupportable: le soleil me lance ses rayons en pleine figure et me brûle; je me désaltère d'un peu d'eau. Je retire mon paletot, je m'assieds sur mes sacs de dépêches, et le coude appuyé sur le bord de la nacelle, je contemple en silence l'admirable panorama qui s'étale devant moi.
Le ciel est d'un bleu indigo; sa limpidité, son ton chaud, coloré, me feraient croirequeje suis en Italie; de
beaux nuages argentés planent au-dessus des campagnes; quelques-uns d'entre eux sont si loin de moi, qu'ils paraissent mollement se reposer au-dessus des arbres. Pendant quelques instants, je m'abandonne à une douce rêverie, à une muette contemplation, charme merveilleux des voyages aériens: je plane dans un pays enchanté, monde abandonné de tout être vivant, le seul où la guerre n'ait pas encore porté ses maux! Mais la vue de Saint-Cloud que j'aperçois à mes pieds, sur l'autre rive de la Seine, me ramène aux choses d'en bas. Je me reporte vers la réalité, vers l'invasion. Je jette mes regards du côté de Paris, que je n'entrevois plus que sous une mousseline de brume.
Une profonde tristesse s'empare de moi; j'éprouve la sensation du marin qui quitte le port pour un long voyage. Je pars; mais quand reviendrai-je? Je te quitte, Paris; te retrouverai-je? Comment définir ces pensées qui se heurtent confusément dans mon cerveau? C'est là-bas, au milieu de ce monceau de constructions, de ce labyrinthe de rues et de boulevards, que j'ai vu le jour; c'est sous cette mer de brume que s'est écoulée mon enfance! C'est toi, Paris, qui as su ouvrir mon coeur aux sentiments d'indépendance et de liberté qui m'animent! Te voilà captif aujourd'hui? L'heure de la délivrance sonnera-t-elle pour toi? Je sais bien que la foi, la constance, ne manqueront jamais à tes enfants; mais qui peut compter sans les hasards de la guerre?
Pendant que mille réflexions naissent et s'agitent ainsi dans mon esprit, le vent me pousse toujours dans la direction de l'Ouest, comme l'atteste ma boussole. Après Saint-Cloud, c'est Versailles qui étale à mes yeux les merveilles de ses monuments et de ses jardins.
Jusqu'ici je n'ai vu que déserts et solitudes, mais au-dessus du parc la scène change. Ce sont des Prussiens que j'aperçois sous la nacelle. Je suis à 1,600 mètres de haut; aucune balle ne saurait m'atteindre. Je puis donc m'armer d'une lunette et observer attentivement ces soldats, lilliputiens vus de si haut.
Je vois sortir de Trianon des officiers qui me visent avec des lorgnettes, ils me regardent longtemps; un certain mouvement se produit de toutes parts. Des Prussiens se chauffent le ventre sur le tapis vert, sur cette pelouse que foulait aux pieds Louis XIV. Ils se lèvent, et dressent la tête vers leCéleste. Quelle joie j'éprouve en pensant à leur dépit.--Voilà des lettres que vous n'arrêterez pas, et des dépêches que vous ne pourrez lire! Mais je me rappelle au même moment qu'il m'a été remis 10,000 proclamations imprimées en allemand à l'adresse de l'armée ennemie.
J'en empoigne une centaine que je lance par dessus bord; je les vois voltiger dans l'air en revenant lentement à terre; j'en jette à plusieurs reprises un millier environ, gardant le reste de ma provision pour les autres Prussiens que je pourrai rencontrer sur ma route.
Que contenait cette proclamation? Quelques paroles simples disant à l'armée allemande que nous n'avions plus chez nous ni empereur, ni roi, et que s'ils avaient le bon sens de nous imiter, on ne se tuerait plus inutilement comme des bêtes sauvages. Paroles sensées, mais jetées au vent, emportées par la brise comme elles sont venues!
L eCélestemaintient à 1,600 mètres d'altitude; je n'ai pas à jeter une pincée de lest, tant le soleil est se ardent; car il n'est pas douteux que mon ballon fuit, et, sans la chaleur exceptionnelle de l'atmosphère, mon mauvais navire n'aurait pas été long à descendre avec rapidité, et peut-être au milieu des Prussiens. En quittant Versailles, je plane au-dessus d'un petit bois dont j'ignore le nom et l'exacte position. Tous les arbres sont abattus au milieu du fourré; le sol est aplani, une double rangée de tentes se dressent des deux côtés de ce parallélogramme. A peine le ballon passe-t-il au-dessus de ce camp, j'aperçois les soldats qui s'alignent; je vois briller de loin les baïonnettes; les fusils se lèvent et vomissent l'éclair au milieu d'un nuage de fumée.
Ce n'est que quelques secondes après que j'entends au-dessous de la nacelle le bruit des balles et la détonation des armes à feu. Après, cette première fusillade, c'en est une autre qui m'est adressée, et ainsi de suite jusqu'à ce que le vent m'ait chassé de ces parages inhospitaliers. Pour toute réponse, je lance à mes agresseurs une véritable pluie de proclamations.
C'est un panorama toujours nouveau qui se déroule aux yeux de l'aéronaute; suspendu dans l'immensité de l'espace, la terre se creuse sous la nacelle comme une vaste cuvette dont les bords se confondent au loin avec
la voûte céleste. On n'a pas le loisir de contempler longtemps le même paysage quand le vent est rapide; si le puissant aquilon vous entraîne, la scène terrestre est toujours nouvelle, toujours changeante. Je ne tarde pas à voir disparaître les Prussiens qui ont perdu leur poudre contre moi: d'autres tableaux m'attendent. J'aperçois une forêt vers laquelle je m'avance assez rapidement. Je ne suis pas sans une certaine inquiétude, car le Céleste commence à descendre; je jette du lest poignée par poignée, et ma provision n'est pas très-abondante. Cependant je ne dois pas être bien éloigné de Paris. L'accueil que m'a fait l'ennemi en passant au-dessus d'un de ses camps ne me donne nulle envie de descendre chez lui.
J'ai toujours remarqué, non sans surprise, que l'aéronaute, même à une assez grande hauteur, subit d'une façon très-appréciable l'influence du terrain au-dessus duquel il navigue. S'il plane au-dessus des déserts de craie de la Champagne, il sent un effet de chaleur intense, les rayons solaires sont réfléchis jusqu'à lui; il est comme un promeneur qui passerait au soleil devant un mur blanc. S'il trace, en l'air, son sillage au-dessus d'une forêt, le voyageur aérien est brusquement saisi d'une impression de fraîcheur étonnante, comme s'il entrait, en été, dans une cave.--C'est ce que j'éprouve à 10 heures 45 en passant à 1420 mètres au-dessus des arbres, que je ne tarde pas à reconnaître pour être ceux de la forêt d'Houdan.--Ma boussole et ma carte ne me permettent aucun doute à cet égard. Mais ce froid que je ressens, après une insolation brûlante, le gaz en subit comme moi l'influence; il se refroidit, se contracte, l'aérostat pique une tête vers la forêt; on dirait que les arbres l'appellent à lui. Comme l'oiseau, le Céleste voudrait-il aller se poser sur les branches?
Je me jette sur un sac de lest, que je vide par dessus bord, mais mon baromètre m'indique que je descends toujours; le froid me pénètre jusqu'aux os. Voilà le ballon qui atteint rapidement les altitudes de 1000 mètres, de 800 mètres, de 600 mètres. Il descend encore. Je vide successivement trois sacs de lest, pour maintenir mon aérostat à 500 mètres seulement au-dessus de la forêt, car il se refuse à monter plus haut!
A ce moment, je plane au-dessus d'un carrefour. Un groupe d'hommes s'y trouve rassemblé; grand Dieu! ce sont des Prussiens. En voici d'autres plus loin; voici des uhlans, des cavaliers qui accourent par les chemins. Je n'ai plus qu'un sac de lest. Je lance dans l'espace mon dernier paquet de proclamations. Mais le ballon a perdu beaucoup de gaz, par la dilatation solaire, par ses fuites, il est refroidi, sa force ascensionnelle est terriblement diminuée. Je ne suis qu'à une hauteur de 420 mètres, une balle pourrait bien m'atteindre.
Je regarde attentivement sous mes pas. Si un soldat lève son fusil vers moi, je lui jette sur la tête tout un ballot de lettres de 40 kilogrammes; mon navire aérien allégé de ce poids retrouvera bien ses ailes. Malgré mon vif désir de remplir ma mission, je n'hésiterai pas à perdre mes dépêches pour sauver ma vie.
Heureusement pour moi le vent est vif; je file comme la flèche au-dessus des arbres; les uhlans me regardent étonnés, et me voient passer, sans qu'une seule balle m'ait menacé. Je continue ma route au-dessus de prairies verdoyantes, gracieusement encadrées de haies d'aubépine.
Il est bientôt midi, je passe assez près de terre; les spectateurs qui me regardent sont bel et bien, cette fois, des paysans français, en sabots et en blouse. Ils lèvent les bras vers moi, on dirait qu'ils m'appellent à eux; mais je suis encore bien près de la forêt, je préfère prolonger mon voyage le plus longtemps possible. Je me contente de lancer dans l'espace quelques exemplaires d'un journal de Paris que son directeur m'a envoyés au moment de mon départ. Je vois les paysans courir après ces journaux, qui se sont ouverts dans leur chute, et voltigent comme de grandes feuilles emportées par le vent.
Une petite ville apparaît bientôt à l'horizon. C'est Dreux avec sa grande tour carrée. LeCélestedescend, je le laisse revenir vers le sol. Voilà une nuée d'habitants qui accourent. Je me penche vers eux et je crie de toute la force de mes poumons:
--Y a-t-il des Prussiens par ici? Mille voix me répondent en choeur:
--Non, non, descendez!
Je ne suis plus qu'à 50 mètres de terre, mon guide-rope rase les champs, mais un coup de vent me saisit, et me lance subitement coutre un monticule. Le ballon se penche, je reçois un choc terrible, qui me fait éprouver une vive douleur, ma nacelle se trouve tellement renversée que ma tête se cogne contre terre.--
M'apercevant que je descendais trop vite je me suis jeté sur mon dernier sac de lest; dans ce mouvement le couteau que je tenais pour couper les liens qui servent à enrouler la corde d'ancre s'est échappé de mes mains, de sorte qu'en voulant faire deux choses à la fois j'ai manqué toute la manoeuvre. Mais je n'ai pas le loisir de méditer sur l'inconvénient d'être seul en ballon. LeCéleste, après ce choc violent, bondit à 60 mètres de haut, puis il retombe lourdement à terre, cette fois j'ai pu réussir à lancer l'ancre, à saisir la corde de soupape. L'aérostat est arrêté; les habitants de Dreux accourent en foule, j'ai un bras foulé, une bosse à la tête, mais je descends du ciel en pays ami!
Ah! quelle joie j'éprouve à serrer la main à tous ces braves gens qui m'entourent. Ils me pressent de questions.--Que devient Paris? Que pense-t-on à Paris? Paris résistera-t-il? Je réponds de mon mieux à ces mille demandes qu'on m'adresse de toutes parts.--Je prononce un petit discours bien senti qui excite un certain enthousiasme.--Oui, Paris tiendra tête à l'ennemi. Ce n'est pas chez cette vaillante population que l'on trouvera jamais découragement ou faiblesse, on n'y verra toujours que ténacité et vaillance. Que la province imite la capitale, et la France est sauvée!
Je dégonfle à la hâte leCéleste, faisant écarter la foule par quelques gardes nationaux accourus en toute hâte. Une voiture vient me prendre, m'enlève avec mes sacs de dépêches et ma cage de pigeons. Les pauvres oiseaux immobiles ne sont pas encore remis de leurs émotions!
En descendant sur la place, plus de cinquante personnes m'invitent à déjeuner, mais j'ai déjà accepté l'hospitalité que m'a gracieusement offerte le propriétaire de la voiture. Mon hôte a lu par hasard mon nom sur ma valise, il a reconnu en moi un des voisins de son associé de la rue Bleue. Je mange gaiement, avec appétit, et je me fais conduire au bureau de poste avec mes sacs de lettres parisiennes.
Je les pose à terre, et je ne puis m'empêcher de les contempler avec émotion. Il y a sous mes yeux trente mille lettres de Paris. Trente mille familles vont penser au ballon qui leur a apporté au-dessus des nuages la missive de l'assiégé!
Que de larmes de joie enfermées dans ces ballots! Que de romans, que d'histoires, que de drames peut-être, sont cachés sous l'enveloppe grossière du sac de la poste!
Le directeur du bureau de poste entre, et parait stupéfait de la besogne que je lui apporte. Je vois son commis qui ouvre des yeux énormes en pensant aux trente mille coups de timbre humide qu'il va frapper. Il n'a jamais à Dreux été à pareille fête. On en sera quitte pour prendre un supplément d'employés; mais la besogne marchera vite: le directeur me l'assure. Quant au petit sac officiel, je vais le porter moi-même à Tours, par un train spécial que je demande par télégramme.
Qu'ai-je à faire maintenant? A lancer mes pigeons pour apprendre à mes amis que je suis encore de ce monde, et pour annoncer que mes dépêches sont en lieu sûr. Je cours à la sous-préfecture, où j'ai envoyé mes messagers ailés. On leur a donné du blé et de l'eau, ils agitent leurs ailes dans leur cage. J'en saisis un qui se laisse prendre sans remuer. Je lui attache à une plume de la queue ma petite missive écrite sur papier fin. Je le lâche; il vient se poser à mes pieds, sur le sable d'une allée. Je renouvelle la même opération pour le second pigeon, qui va se placera côté de son compagnon. Nous les observons attentivement. Quelques secondes se passent. Tout à coup les deux pigeons battent de l'aile et bondissent d'un trait à 100 mètres de haut. Là, ils planent et s'orientent de la tête, ils se tournent vivement vers tous les points de l'horizon, leur bec oscille comme l'aiguille d'une boussole, cherchant un pôle mystérieux. Les voilà bientôt qui ont reconnu leur route, ils filent comme des flèches... en droite ligne dans la direction de Paris!
II
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