226
pages
Français
Ebooks
2025
Publié par
Date de parution
01 juillet 2025
EAN13
9782714605160
Langue
Français
Poids de l'ouvrage
2 Mo
Publié par
Date de parution
01 juillet 2025
EAN13
9782714605160
Langue
Français
Poids de l'ouvrage
2 Mo
Pascal Marsilly
ENYETO : La voie des loups
À ne pas les recevoir quand ils passent, les bonheurs que nous offre le présent se perdent à jamais.
Les regrets de ne pas avoir su en profiter n’y changeront rien.
1. Histoire d’ours
Miananu arrivait au terme de sa grossesse. Aujourd’hui, elle avait tardé à se lever et rêvassait devant la fenêtre en observant le grand fleuve qui coulait plus bas. À cette saison, il charriait d’énormes blocs de glace qui s’étaient libérés de ses eaux encore figées par le froid. On les voyait passer à travers les arbres, nonchalant, profitant de leur dernier voyage. Certains arrivaient de Montréal pour aller fondre au sel de l’Atlantique.
Le ventre de la future maman ne s’arrondirait pas davantage. Bientôt on allait préparer la cérémonie qui célébrait la nouvelle naissance, la première de cette année 1955. Le village dans lequel Miananu habitait depuis toujours était en territoire innu. La région était immense et offrait à chacun le loisir de vivre de chasse, de pêche, ou du commerce des peaux. Aucune route ne desservait la réserve. Le Saint-Laurent était le trait d’union avec le reste du monde. Sur les berges du grand fleuve s’imposait le ponton où étaient amarrés quelques bateaux. En peu de temps, l’endroit était devenu un lieu incontournable de rencontres et d’échanges. De là, on pouvait se rendre en ville pour s’y ravitailler ou aller travailler. Depuis plusieurs années, une vieille cabane retapée proposait chaises et tables dépareillées pour y passer un moment. Le café y était excellent. Au fond de la pièce se trouvaient quelques étagères, chargées de produits de première nécessité.
En mari amoureux et futur papa impatient, Nashoba veillait sur sa femme jour et nuit, comme sur un trésor inestimable. Il partageait son temps entre la chambre qu’elle ne quittait plus et le local où il exerçait son métier de menuisier. Quand il était présent, il la massait avec des huiles essentielles et lui apportait des tisanes élaborées par le chaman du village. Il la laissait enfoncer ses ongles dans la paume de sa main à chacune de ses contractions. Ces derniers jours, elles se succédaient régulièrement. Aux dires de ceux qui voyaient Nashoba s’affairer, il en faisait beaucoup trop.
Il est déjà fatigué. Qu’est-ce que ça va être quand le bébé sera là ?
À la limite de l’obsession, il préparait l’arrivée de son premier enfant. Personne ne pouvait le détourner de sa mission, ne serait-ce que pour quelques heures. Waban, son patron, lui avait fourni le bois de tous les meubles que Nashoba avait prévu de fabriquer avant que sa famille ne s’agrandisse. Plusieurs semaines furent nécessaires pour assembler étagères, lit à bascule, et l’imposante commode qu’ils avaient dû transporter jusque chez lui en s’y mettant à quatre.
Depuis quelques jours, Miananu restait allongée, ne se levant plus que pour faire quelques pas. C’était un de ces matins pendant lesquels elle rêvassait devant le fleuve impassible en oubliant le temps. Il coulait paisiblement insensible à ses douleurs. Nashoba, omniprésent, presque envahissant. À chaque heure qu’il passait avec elle, il la harcelait de questions.
– Je te remonte les coussins ? Tu n’as pas trop mal ? Tu as soif ? Tu as besoin d’aide pour te recoucher ?
Patiente, soutenant son ventre quand elle regagnait son lit, elle freinait les ardeurs de son mari comme elle pouvait.
– Tout va bien, ne t’inquiète pas ! Je sais que tu es là. Tu ne voudrais pas enlever un peu du bazar qu’il y a ici plutôt ?
Les meubles en attente d’être installés envahissaient la chambre.
– Ayoye ! Ostie de… !
Nashoba ne termina pas sa phrase. Il venait de se cogner le petit orteil sur le coin de la commode. Ce devait être le signe qu’il était temps de faire de la place. En boitant, il commença à débarrasser la pièce. Petit à petit, il mit à jour la peau d’ours posée sur le sol. Pris dans un moment de nostalgie, il plongea dans ses souvenirs.
L’ours, c’est lui qui l’avait tué.
La peau qu’il venait de redécouvrir était sa fierté, le symbole de sa victoire contre un adversaire redoutable. C’était la récompense de son combat contre la peur qui l’avait accompagné tout au long de sa traque.
C’était son premier prédateur, un véritable défi pour un jeune chasseur. Il avait raconté cette journée de nombreuses fois, insistant sur la taille de l’animal.
Un sacré morceau !
Nashoba aimait partager cette aventure. Il se mettait volontiers en scène devant les enfants de la réserve. On y trouvait ceux qui ne connaissaient pas l’histoire et ceux qui voulaient l’entendre à nouveau. Sa dernière représentation publique datait de plusieurs mois. Miananu n’était pas encore enceinte.
Pour que le moment soit parfait, il créait une ambiance propice au mystère. Le soir, un feu, si possible quelques étoiles et pourquoi pas, un morceau de lune. Dès le début, il entrait dans la peau du personnage. Prenant sa voix la plus feutrée, il se penchait vers les flammes qui faisaient danser les ombres du public dissipé sur le tronc de l’érable voisin. Il invitait les spectateurs à s’approcher davantage pour qu’ils ne manquent rien de ce qui allait se passer. Pour guider leur imagination, il adoptait des poses. Il y avait celle du guetteur, la main au-dessus des yeux pour se protéger du soleil ou bien le traqueur, progressant à pas feutrés. Il décrivait le paysage, le vent, la pluie qui tombait, évoquait le froid et l’humidité. De temps à autre, il improvisait des saynètes incompréhensibles.
– Il fait quoi là ?
– Je sais pas, ça fait deux fois que je viens pourtant, mais, vraiment, je vois pas !
Écartant des branches imaginaires, traversant des cours d’eau, il trébuchait, glissait, se rattrapait. Nashoba emmenait les enfants dans le monde des forêts mystérieuses, des collines imposantes, ou des rochers bien plus hauts que lui.
Ce soir, ils étaient cinq autour du feu. La nuit envahissait le petit bout de jardin sans clôture. Près de l’arbre plusieurs fois centenaire, les flammes entourées d’un cercle de pierres dansaient en crépitant. Tout était parfait.
Pour gagner l’attention de son public, Nashoba prit un ton solennel.
– Je suivais la piste depuis plusieurs heures. Les empreintes que l’ours avait laissées étaient fraîches, quelques heures tout au plus. Il avait un peu d’avance, mais pas assez pour me distancer. C’était la fin du mois de septembre. Il cherchait sûrement de quoi manger avant d’aller hiberner.
Le public profita d’un silence imprévu pour trouver sa position la plus confortable.
Ce soir encore, pour inviter ses auditeurs à suivre ses aventures, Nashoba commença par construire le décor. Il lui fit prendre vie autour des flammes qui dansaient déjà. La nuit était partout. Pour autant, les mots du conteur n’évoquaient que le matin, les forêts recouvrant les collines inondées d’une pluie de septembre et d’énormes rochers noyés dans la brume.
D’un air mystérieux, il s’exprima à voix basse, interpella son public pour avoir son entière attention. Parfois il prenait les enfants à témoin, chuchotant comme pour confier un secret qui ne devait jamais être divulgué. Nashoba redevint le pisteur redoutable, celui qui, depuis l’aube, suivait les traces de l’animal. Il s’enfonçait dans les bois, écartait les branches, avançait en silence à l’écoute du moindre bruit. Il ne repartait que lorsqu’il était sûr de l’avoir identifié.
Le vent qui siffle, une branche qui se casse, un gros animal, peut-être un cerf de virginie.
Il savait avant de partir, que l’ours avait été repéré il a quelques jours. Pendant le conseil de tribu, certains avaient même affirmé qu’ils l’avaient vu s’approcher du village.
Nashoba regarda son public, prit une grande respiration, puis plongea dans son personnage.
– L’après-midi vient de commencer. Cela fait trois heures que je marche. Aucun nuage, un léger vent de face, et puis soudain, entre deux bosquets, je l’aperçois. Il est là, à quelques mètres, un spécimen magnifique !
Une petite voix chuchota à travers les flammes.
– C’est quoi un spécinène ?
– Chhhhhut, pis c’est spéciMen d’abord.
– C’est ce que je viens de dire ! Spécinène ! je le sais, mon père il me le dit tout le temps « tu es un sacré spécinène toi ! » N’empêche que je sais toujours pas ce que ça veut dire.
– Bin t’as qu’à demander à ton père !
De l’autre côté du feu, l’orateur avait marqué une pause. Le temps de se racler la gorge pour réclamer l’attention, Nashoba retourna dans la forêt.
Totalement investi, il était le chasseur accroupi derrière un arbre, celui qui attendait, observait, repérait le terrain. Il repartait ensuite, escaladait un rocher, glissait, mais se rattrapait. À vouloir briser une branche qui l’empêchait d’avancer, il se blessa la main. Pour ne pas effrayer son public, il le rassura aussitôt.
– Ça va, c’est juste une égratignure !
Il continua sa marche lente, jusqu’à se figer, soudainement. Puis, levant son arme avec précaution, il ajusta son tir sur une cible encore invisible.
Chuchotant pour ne pas se faire repérer, Nashoba s’adresse directement aux enfants.
Il leur indique la direction d’un coup de menton très bref. Il ne peut pas utiliser ses bras, car il en a besoin pour tenir le fusil, mais il est derrière eux.
– L’ours est là, juste devant moi. Il est à cinquante mètres à peine. Vous le voyez ?
Chacun se retourne d’un même geste nerveux.
Aucun ours en vue. Ni à cinquante mètres ni plus loin.
Quelques murmures de soulagements.
– T’as cru qu’il était derrière, hein !
– Ben pas du tout ! Pis toi d’abord, pourquoi tu t’es retourné ?
– J’ai entendu un bruit, je pensais que c’était mon père qui venait me chercher.
– Mais bien sûr…
Imperturbable, Nashoba continu, s’adresse une nouvelle fois à son public, l’implique, le guide, le renseigne.
– La vue n’est pas assez dégagée, je dois le suivre et attendre un meilleur moment !
Il reprend sa marche, contourne des bosquets, s’arrête sur les hauteurs de la colline avant de perdre le contact. Il retrouve l’ours pl