La République
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Description

La République

Platon (traduction Victor Cousin)
Cet ouvrage a fait l'objet d'un véritable travail en vue d'une édition numérique. Un travail typographique le rend facile et agréable à lire.
La République porte principalement sur la justice dans l'individu et dans la Cité. Il s'agit de l'ouvrage le plus connu et le plus célèbre de Platon en raison, entre autres, du modèle de vie communautaire exposé et de la théorie des Formes que Platon y expose et défend.

C’est l’un des ouvrages les plus étendus de Platon. Le livre est divisé en 10 parties ; cette division est peut-être due à des critiques d’Alexandrie. Selon Cicéron, la République de Platon est le premier livre de philosophie politique grecque. La première édition des dialogues réunis de La République date de 315 av. J.-C., à l’initiative de l’Académie. Du « naturel philosophe », Platon donne le trait caractéristique dans La République : il y a « désir de connaître et amour du savoir, ou philosophie ». Et cette activité consiste à chercher le Vrai, le Beau, le Juste, donc des valeurs, des normes, des principes, des idéaux, par-delà les choses sensibles, cela avec une sagesse et dans une perception globales. D'une part, « le philosophe a envie de sagesse, non d'une sagesse et pas d'une autre, mais de la totalité de ce qu'elle est ».
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Informations

Publié par
Date de parution 27 septembre 2013
Nombre de lectures 216
EAN13 9782363077936
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0022€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

La République
Platon
Traduction Victor Cousin
Livre 1
J’étais descendu hier au Pirée avec Glaucon [Glaucon et Adimante, fils d’Ariston et de Perictione, étaient frères de Platon.], fils d’Ariston, pour faire notre prière à la déesse et voir aussi comment se passerait la fête [En l’honneur de la déesse, la Diane de Thrace, appelée Bendis, et qui avait un autel au Pirée. Introduite pour la première fois à Athènes, à l’époque où cet entretien est supposé avoir eu lieu, cette fête se célébrait le vingtième jour du mois Thargélion, et deux jours avant les petites Panathénées. Voyez la fin de ce premier livre, p. 62, où la fête est appelée les Bendidées ; Proclus, Comment. sur la République, p. 353, et aussi Comment. sur le Timée, p. 9 ; Ruhnken, ad Tim. Glossar., p. 62 ; Hesychius, au mot Βενδίδεια; Meursius, Feriat. Græc., p. 57, et Creuzer, Symbolik, t. II, p. 129, seconde édition.], car c’était la première fois qu'on la célébrait. La pompe [La pompe était une cérémonie où l’on portait en procession les statues des dieux. Voyez Spanheim, sur Callimaque, Hymn. in Del., v. 279.], formée par nos compatriotes, me parut belle, et celle des Thraces ne l’était pas moins. Après avoir fait notre prière et vu la cérémonie, nous regagnâmes le chemin de la ville. Comme nous nous dirigions de ce côté, Polémarque, fils de Céphale [Céphale, rhéteur de Syracuse, d’autres disent de Thurium, avait pour fils Polémarque, Euthydème, Brachylle et le célèbre orateur Lysias. Il était venu à Athènes sous le gouvernement et à la sollicitation de Périclès. Polémarque fut condamné à mort par les trente tyrans. Voyez Plutarque, Vie de Lysias, dans les Vies des dix Orateurs, édit. de Reiske, t. II, p. 835.], nous aperçut de loin, et dit à son esclave de courir après nous et de nous prier de l’attendre. Celui-ci m’arrêtant par derrière par mon manteau : Polémarque, dit-il, vous prie de l’attendre. Je me retourne et lui demande où est son maître : Le voilà qui me suit, attendez-le un moment. Eh bien, dit Glaucon, nous l’attendrons. Bientôt arrivent Polémarque avec Adimante, frère de Glaucon, Nicérate, fils de Nicias [Général athénien qui périt au siège de Syracuse. Voyez Thucydide et Plutarque. Il est question du père et du fils à la fin du Lachès. Ce Nicérate fut aussi mis à mort par les Trente.], et quelques autres qui se trouvaient là s’en revenant de la pompe. Socrate, me dit Polémarque, il paraît que vous retournez à la ville ?
Tu ne te trompes pas, lui dis-je.
Vois-tu combien nous sommes ?
Oui.
Vous serez les plus forts ou vous resterez ici.
Mais il y a un milieu ; c’est de vous persuader de nous laisser aller.
Comment nous persuaderez-vous, si nous ne voulons pas vous entendre ?
En effet, dit Glaucon, cela n’est pas facile.
Hé bien ! reprit Polémarque, soyez sûrs que nous ne vous écouterons pas.
Ne savez-vous pas, dit Adimante, que ce soir la course des flambeaux, en l’honneur de la
déesse, se fera à cheval ?
À cheval ! m’écriai-je ; cela est nouveau. Comment, c’est à cheval qu’on se passera les flambeaux et qu’on disputera le prix !
Oui, dit Polémarque ; et de plus il y aura une veillée [Le pervigilium des Latins.] qui vaudra la peine d’être vue. Nous sortirons après souper pour l’aller voir. Nous trouverons là plusieurs jeunes gens, et nous causerons ensemble. Ainsi restez, je vous prie.
Je vois bien qu’il faudra rester, dit Glaucon.
Si c’est ton avis, lui dis-je, nous resterons.
Nous nous rendîmes donc tous ensemble chez Polémarque, où nous trouvâmes ses deux frères Lysias [Le célèbre orateur de ce nom.] et Euthydème [Celui qui a donné son nom à un dialogue de Platon.], avec Thrasymaque de Chalcédoine [Ville de Bithynie. Sur Thrasymaque, voyez le Phèdre, ainsi que Cicéron, Orat. 52, de Orat. III, 12, 16, 32 ; Quintilien, III, 1, 10 ; Philostrate, Vies des Sophistes, I, 14.], Charmantide [Personnage inconnu.] du bourg de Péanée, et Clitophon [Disciple de Thrasymaque, qui a donné aussi son nom à un dialogue attribué faussement à Platon. L’Aristonyme ici mentionné est-il celui que Platon envoya aux Arcadiens pour leur donner des lois en son nom, au rapport de Plutarque, contre Colotès, édit. de Reiske, t. X, p. 629 ?], fils d’Aristonyme. Céphale, père de Polémarque, y était aussi. Je ne l’avais pas vu depuis long-temps, et il me parut bien vieilli. Il était assis, la tête appuyée sur un coussin, et portait une couronne : car il avait fait ce jour-là un sacrifice domestique. Nous nous assîmes auprès de lui sur des sièges qui se trouvaient disposés en cercle. Dès que Céphale m’aperçut, il me salua et me dit : Ô Socrate, tu ne viens guère souvent au Pirée ; tu as tort. Si je pouvais encore aller sans fatigue à la ville, je t’épargnerais la peine de venir ; nous irions te voir ; mais maintenant, c’est à toi de venir ici plus souvent. Car tu sauras que plus je perds le goût des autres plaisirs, plus ceux de la conversation ont pour moi de charme. Fais-moi donc la grâce, sans renoncer à la compagnie de ces jeunes gens, de ne pas oublier non plus un ami qui t’est bien dévoué.
Et moi, Céphale, lui répondis-je, j’aime à converser avec les vieillards. Comme ils nous ont devancés dans une route que peut-être il nous faudra parcourir, je regarde comme un devoir de nous informer auprès d’eux si elle est rude et pénible ou d’un trajet agréable et facile. J’apprendrais avec plaisir ce que tu en penses, car tu arrives à l’âge que les poètes appellent le seuil de la vieillesse [Homère, Iliade, chant XXIV, v. 486 et passim ; Hésiode, Les œuvres et les jours, v. 326.]. Hé bien, est-ce une partie si pénible de la vie ? comment la trouves-tu ?
Socrate, me dit-il, je te dirai ce que j’en pense. Nous nous réunissons souvent un certain nombre de gens du même âge, selon l’ancien proverbe [Les gens du même âge se plaisent ensemble. Voyez Apostolius, Adag. IX, 78 ; Érasme, Adag. I, 2, 20.]. La plupart, dans ces réunions, s’épuisent en plaintes et en regrets amers au souvenir des plaisirs de la jeunesse, de l’amour, des festins, et de tous les autres agréments de ce genre : à les entendre, ils ont perdu les plus grands biens ; ils jouissaient alors de la vie, maintenant ils ne vivent plus. Quelques uns se plaignent aussi que la vieillesse les expose à des outrages de la part de leurs proches ; enfin, ils l’accusent d’être pour eux la cause de mille maux. Pour moi, Socrate, je crois qu’ils ne connaissent pas la vraie cause de ces maux ; car si c’était la vieillesse, elle produirait les mêmes effets sur moi et sur tous ceux qui arrivent à mon âge ; or j’ai trouvé des vieillards dans une disposition d’esprit bien différente. Je me souviens qu’étant un jour avec le poète Sophocle, quelqu’un lui dit en ma présence : Sophocle, l’âge te permet-il encore de te
livrer aux plaisirs de l’amour ? Tais-toi, mon cher, répondit-il ; j’ai quitté l’amour avec joie comme on quitte un maître furieux et intraitable. Je jugeai dès lors qu’il avait raison de parler de la sorte, et le temps ne m’a pas fait changer de sentiment. En effet, la vieillesse est, à l’égard des sens, dans un état parfait de calme et de liberté. Dès que l’ardeur des passions s’est amortie, on se trouve, comme Sophocle, délivré d’une foule de tyrans insensés. Pour cela, comme pour les chagrins domestiques, ce n’est pas la vieillesse qu’il faut accuser, Socrate, mais seulement le caractère des vieillards : la modération et la douceur rendent la vieillesse supportable ; les défauts contraires font le tourment du vieillard comme ils feraient celui du jeune homme [Cicéron a presque traduit ce discours dans le Cato, 3 ; voyez aussi l’imitation de Juncus, dans Stobée, Sermones, CXII ; et le passage de Musonius sur la vieillesse, Stobée, Serm. CXVI.].
Charmé de sa réponse et désirant le faire parler davantage : Céphale, lui dis-je, lorsque tu parles de la sorte, la plupart, j’imagine, ne goûtent pas tes raisons, et ils trouvent que tu dois moins à ton caractère qu’à ta grande fortune de porter si légèrement le poids de la vieillesse ; car, disent-ils, la richesse a bien des consolations.
Oui, dit Céphale ; ils ne m’écoutent pas, et s’ils n’ont pas tout-à-fait tort, ils ont beaucoup moins raison qu’ils ne pensent. Thémistocle, insulté par un homme de Sériphe [Une des Cyclades, si petite qu’elle en était passée en proverbe.], qui lui reprochait de devoir sa réputation à sa patrie et nullement à son mérite, lui répondit : Il est vrai que si j’étais de Sériphe, je ne serais pas connu ; mais toi, tu ne le serais pas davantage si tu étais d’Athènes. On pourrait dire, avec autant de raison, aux vieillards peu riches et chagrins que la pauvreté peut rendre la vieillesse pénible au sage même, mais que sans la sagesse, jamais la fortune ne la rendrait plus douce.
Céphale, repris-je, as-tu hérité de tes ancêtres la plus grande partie de tes biens, ou l’as-tu amassée toi-même ?
Ce que j’ai amassé moi-même, Socrate ? Je tiens en ceci le milieu entre mon aïeul et mon père : mon aïeul, dont je porte le nom, avait hérité d’un patrimoine à peu près égal à celui que je possède, et l’accrut considérablement, et mon père Lysanias m’a laissé moins de biens que tu ne m’en vois. Pour moi, il me suffit de transmettre à mes enfants que voici, la fortune de mon père, sans l’avoir diminuée ni sans l’avoir beaucoup augmentée.
Si je t’ai fait cette question, lui dis-je, c’est que tu m’as paru fort peu attaché à la richesse : ce qui est ordinaire à ceux qui ne sont pas les artisans de leur fortune ; au lieu que ceux qui la doivent à leur industrie y sont doublement attachés ; ils l’aiment d’abord, parce qu’elle est leur ouvrage, comme les poètes aiment leurs vers et les pères leurs enfants [Aristote a imité cette pensée, Morale à Nicomaque, IV, 1, et liv. IX, 4.], et ils l’aiment encore, comme tous les autres hommes, pour l’utilité qu’ils en retirent ; aussi sont-ils d’un commerce difficile, et n’ayant d’estime que pour l’argent.
Cela est vrai, dit-il.
Très vrai, ajoutai-je ; mais dis-nous encore ce qui donne, à ton avis, le plus de prix à la richesse.
Ce que j’ai à dire, répondit Céphale, ne persuaderait peut-être pas beaucoup de personnes. Tu sauras, Socrate, que lorsqu’un homme se croit aux approches de la mort, certaines choses sur lesquelles il était tranquille auparavant éveillent alors dans son esprit des soucis et des
alarmes. Ce qu’on raconte des enfers et des châtiments qui y sont préparés à l’injustice, ces récits, autrefois l’objet de ses railleries, portent maintenant le trouble dans son âme : il craint qu’ils ne soient véritables. Affaibli par l’âge, ou plus près de ces lieux formidables, il semble les mieux apercevoir ; il est donc plein de défiance et de frayeur ; il se demande compte de sa conduite passée ; il recherche le mal qu’il a pu faire. Celui qui, en examinant sa vie, la trouve pleine d’injustices, se réveille souvent, pendant la nuit, agité de terreurs subites comme les enfants ; il tremble et vit dans une affreuse attente. Mais celui qui n’a rien à se reprocher a sans cesse auprès de lui une douce espérance qui sert de nourrice à sa vieillesse, comme dit Pindare. Car telle est, Socrate, l’image gracieuse sous laquelle ce poète nous représente, d’une manière on ne peut pas plus admirable, l’homme qui a mené une vie juste et sainte :
L’espérance l’accompagne, berçant doucement son cœur et allaitant sa vieillesse,
L’espérance, qui gouverne à son gré
L’esprit flottant des mortels
[Fragments, tom. III, 1, p. 80, édit. de Heyne. C’est le fragment CCXLIII dans Boeck, t. II, p. 682.].
C’est parce qu’elle prépare cet avenir, que la richesse est à mes yeux d’un si grand prix, non pour tout le monde, mais seulement pour le sage. C’est à la richesse qu’on doit en grande partie de n’être pas réduit à tromper ou à mentir, et de pouvoir, en payant ses dettes et en accomplissant les sacrifices, sortir sans crainte de ce monde, quitte envers les dieux et envers les hommes. La richesse a encore bien d’autres avantages ; mais celui-là ne serait pas le dernier que je ferais valoir pour montrer combien elle est utile à l’homme sensé.
Céphale, lui dis-je, ce que tu viens de dire est très beau ; mais est-ce bien définir la justice, que de la faire consister simplement à dire la vérité et à rendre à chacun ce qu’on en a reçu, ou bien cela n’est-il pas tantôt juste et tantôt injuste ? Par exemple, si un homme atteint de folie redemandait à son ami les armes qu'il lui a confiées dans le plein exercice de sa raison, tout le monde convient qu'il ne faudrait pas les lui rendre, et qu'il y aurait de l'injustice à le faire, comme à vouloir lui dire toute la vérité dans l'état où il se trouve.
Cela est certain.
La justice ne consiste donc pas précisément à dire la vérité, et à rendre à chacun ce qui lui appartient.
C'est pourtant là sa définition, interrompit Polémarque, s'il faut en croire Simonide.
Bien, dit Céphale ; je vous laisse continuer entre vous l'entretien ; il est temps que j'aille achever mon sacrifice.
C'est donc à Polémarque que tu laisses ta succession ? lui dis-je.
Oui, répondit-il en souriant ; et en même temps il sortit pour se rendre au lieu du sacrifice.
Apprends-moi donc, Polémarque, puisque tu prends la place de ton père, ce que dit Simonide de la justice et en quoi tu l'approuves.
Il dit que le caractère propre de la justice est de rendre à chacun ce qu'on lui doit [Simonidis fragmenta, CLXI ; dans les Poetæ Græci minores de Gaisford, t. I, p. 401.] ; et en cela je trouve qu'il dit vrai.
L’autorité de Simonide est imposante [C’est une ironie ; car Simonide était le poète favori des Sophistes. Voyez le Protagoras.] : c’était un sage, un homme divin. Mais peut-être, Polémarque, entends-tu ce qu’il dit ; pour moi, je ne le comprends pas. Il est évident qu’il n’entend pas qu’on doive rendre, comme nous disions tout à l’heure, un dépôt quel qu’il soit, lorsque celui qui le réclame n’a plus sa raison. Cependant ce dépôt est une dette ; n’est-ce pas ?
Oui.
Et pourtant il faut bien se garder de le rendre à qui n’a plus sa raison.
Certainement.
Simonide a donc voulu dire autre chose, en disant qu’il est juste de rendre à chacun ce qu’on lui doit.
Sans doute, puisqu’il pense que la dette de l’amitié est de faire du bien à ses amis, et de ne jamais leur nuire.
J’entends. Ce n’est point rendre à son ami ce qu’on lui doit que de lui remettre l’or qu’il nous a confié, lorsqu’il ne peut le recevoir qu’à son préjudice. N’est-ce pas là le sens des paroles de Simonide ?
Oui, dit Polémarque.
Mais, repris-je, faut-il rendre à ses ennemis ce qu’on se trouvera leur devoir ?
Oui, ce qu’on leur doit ; mais on ne doit à un ennemi que ce qui convient, c’est-à-dire du mal.
Simonide, à ce qu’il semble, a déguisé sa pensée à la manière des poètes. Il a cru, apparemment, que la justice consiste à rendre à chacun ce qui convient ; mais au lieu de cela, il a dit ce qu’on lui doit.
Pourquoi pas ?
Si quelqu’un lui eût demandé : Simonide, à qui la médecine donne-t-elle ce qui convient, et que lui donne-t-elle ? quelle réponse penses-tu qu’il eût faite ?
Qu’elle donne au corps la nourriture et les boissons convenables.
Et l’art du cuisinier, que donne-t-il et à qui donne-t-il ce qui convient ?
Il donne à chaque mets son assaisonnement.
Eh bien, cet art qu’on appelle la justice, que donne-t-il, et à qui donne-t-il ce qui convient ?
D’après ce que nous avons dit tout à l’heure, Socrate, la justice fait du bien aux amis et du mal aux ennemis.
Simonide appelle donc justice, faire du bien à ses amis et du mal à ses ennemis ?
Il me semble.
Qui peut faire le plus de bien à ses amis et de mal à ses ennemis en cas de maladie ?
Le médecin.
Et sur mer, en cas de danger ?
Le pilote.
Et l’homme juste, en quelle occasion et en quoi peut-il faire le plus de bien à ses amis et de mal à ses ennemis ?
À la guerre, ce me semble, en attaquant les uns et en défendant les autres.
Fort bien : mais, mon cher Polémarque, on n’a que faire de médecin quand on n’est pas malade.
Cela est vrai.
Ni de pilote lorsqu’on n’est pas sur mer.
Cela est encore vrai.
Pareillement l’homme juste est-il inutile lorsqu’on ne fait pas la guerre ?
Il n’en est pas tout-à-fait de même, à mon avis.
La justice est donc utile aussi en temps de paix ?
Oui.
Et l’agriculture de même ?
Oui.
Pour recueillir les fruits de la terre ?
Oui.
Le métier de cordonnier est utile aussi ?
Oui.
Tu me diras que c’est pour avoir une chaussure.
Sans doute.
Dis-moi de même en quoi la justice peut-elle être utile pendant la paix.
Dans le commerce.
Entends-tu par là des affaires pour lesquelles on s’associe, ou bien quelque autre chose ?
C’est cela même que j’entends.
Eh bien, au jeu de dés, vaut-il mieux s’associer à l’homme juste ou au joueur de profession ?
Au joueur de profession.
Et pour la construction d’une maison, l’homme juste est-il un compagnon plus utile que l’architecte ?
Tout au contraire.
En fait de musique aussi, il vaut mieux avoir affaire au musicien qu’à l’homme juste ; de même en quel cas vaut-il mieux avoir affaire à celui-ci qu’à celui-là ?
En fait d’argent.
Encore ne sera-ce peut-être pas lorsqu’il faudra en faire usage ; car si je veux vendre ou acheter un cheval en commun avec quelqu’un, je m’associerai plutôt avec le maquignon.
Évidemment.
Et s’il s’agit d’un vaisseau, avec le constructeur ou le pilote.
Il semble.
Dans quel emploi en commun de mon argent l’homme juste me sera-t-il d’une utilité particulière ?
Lorsqu’il s’agira, Socrate, de le mettre en dépôt et de le conserver.
C’est-à-dire quand je ne voudrai faire aucun usage de mon argent et le laisser oisif.
Tu pourrais bien avoir raison.
Ainsi, dans ce cas, l’utilité de la justice commence précisément où finit celle de l’argent.
Apparemment.
Lors donc qu’il faudra conserver une serpette, la justice sera utile pour garantir au public comme aux particuliers la sûreté du dépôt : mais lorsqu’il faudra s’en servir, c’est l’art du vigneron qui sera utile.
Cela est évident.
De même si je veux garder un bouclier et une lyre sans en faire usage, la justice me sera utile à cela ; mais si je veux m’en servir, j’aurai recours au musicien et au maître d’escrime.
Il le faut bien.
Et, en général, à l’égard de quelque chose que ce soit, la justice sera inutile quand on se servira de cette chose, et utile quand on ne s’en servira pas.
Peut-être.
Mais, mon cher, la justice n’est donc pas d’une grande importance, si elle n’est utile que par rapport aux choses dont on ne fait pas usage. Examinons encore ceci : celui qui est le plus adroit à porter des coups, soit à la lutte, soit à la guerre, n’est-il pas aussi le plus adroit à se garder de ceux qu’on lui porte ?
Oui.
Et celui qui est le plus habile à se garder d’une maladie et à la prévenir, n’est-il pas en même temps le plus capable de la donner à un autre ?
Je le crois.
Mais quel est le plus propre à garder [Premier sophisme sur le double sens deφυλάξαιse garder et garder. Socrate conclut d’abord d’un sens à l’autre. Ensuite, sur cette supposition que, qui peut se garder d’un coup peut aussi le porter, il en conclut que qui peut garder une chose peut aussi la dérober. Ces jeux de mots étaient les armes ordinaires des Sophistes, et Socrate les emploie ici contre eux par ironie.] une armée ? N’est-ce pas celui qui sait dérober les desseins et les projets de l’ennemi ?
Sans doute.
Par conséquent le même homme qui est propre à garder une chose, est aussi propre à la dérober.
À ce qu’il semble.
Si donc le juste est propre à garder de l’argent, il sera propre aussi à le dérober ?
Du moins, c’est une conséquence de ce que nous venons de dire.
À ce compte, l’homme juste est donc un fripon. Il paraît que tu dois cette idée à Homère qui vante beaucoup Autolycus, aïeul maternel d’Ulysse, et dit qu’ilsurpassa tous les hommes dans l’art de dérober et de mentir [Odyssée, XIX, v. 395.]. Par conséquent, selon Homère, Simonide et toi, la justice n’est autre chose que l’art de dérober pour le bien de ses amis et pour le mal de ses ennemis : n’est-ce pas ainsi que tu l’entends ?
Non, par Jupiter, s’écria Polémarque ; je ne sais plus alors ce que j’ai voulu dire. Cependant il me semble toujours que la justice consiste à obliger ses amis et à nuire à ses ennemis.
Mais, continuai-je, qu’entends-tu par amis ? Ceux qui nous paraissent gens de bien, ou ceux qui le sont, quand même ils ne nous paraîtraient pas tels ? Je te demande la même chose des ennemis.
Il me paraît naturel d’aimer ceux qu’on croit gens de bien et de haïr ceux qu’on croit méchants.
Mais n’arrive-t-il pas aux hommes de s’y méprendre, de juger que tel est honnête homme qui n’en a que l’apparence, ou que tel est un fripon qui est honnête homme ?
J’en conviens.
Ceux qui se trompent ainsi ont donc alors pour ennemis des gens de bien, et des méchants pour amis.
Oui.
Ainsi, pour eux, la justice consiste à faire du bien aux méchants, et du mal aux bons.
Il semble.
Mais les bons sont justes et incapables de faire du mal à personne.
Cela est vrai.
Il est donc juste, selon ce que tu dis, de faire du mal à ceux qui ne nous en font pas.
Point du tout, Socrate ; c’est dire une chose criminelle.
Alors c’est aux méchants qu’il est juste de nuire, et aux bons qu’il est juste de faire du bien ?
Cela est plus raisonnable.
Mais il arrivera, Polémarque, que pour tous ceux qui se trompent dans leurs jugements sur les hommes, la justice sera de nuire à leurs amis, car ils les considèreront comme méchants, et de faire du bien à leurs ennemis, par la raison contraire : conclusion directement opposée à ce que nous faisions dire à Simonide.
Elle est pourtant rigoureuse ; mais changeons quelque chose à la définition de l’ami et de l’ennemi : elle ne me paraît pas exacte.
Comment disions-nous, Polémarque ?
Nous disions que l’ami est celui qui paraît homme de bien.
Quel changement veux-tu faire ?
Je voudrais dire que l’ami doit tout à la fois paraître homme de bien et l’être en effet, et que celui qui le paraît sans l’être, n’est ami qu’en apparence. Il faut modifier de même la définition
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