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Description
Deuxième opus, deuxième constellation en dix soleils de la galaxie Dunyach. Des astres chauds, des astres froids, et toujours ce grand combat entre l'entropie et l'anthropie où se confondent l'amour et la mort, le destin et l'imprévisible. Ici, on apprend ce qui s'est réellement passé à la fin du jurassique et on ne se contente pas d'entrevoir l'extinction de l'humanité, on comprend pourquoi elle est inéluctable. Saviez-vous que les gens cliquettent ? À votre avis, quel est le plus mortel des péchés capitaux ? Peut-on vraiment domestiquer un AnimalVille avec une chenille qui pond des cabines de communication ? Maître Dunyach manie l'absurde et le chaos dans la logique des mathématiques fractales et nous l'assène en esthète, avec une délicieuse cruauté. Ça fait du bien partout où ça fait mal. Ayerdhal
Sujets
Informations
Publié par | Editions L’Atalante |
Date de parution | 03 décembre 2012 |
Nombre de lectures | 0 |
EAN13 | 9782367930886 |
Langue | Français |
Poids de l'ouvrage | 1 Mo |
Informations légales : prix de location à la page 0,0026€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.
Extrait
Jean-Claude Dunyach
Dix jours sans voir la mer NOUVELLES II
L’ATALANTE Nantes
DIX JOURS SANS VOIR LA MER
Je l’ai découvert sur le parking d’un magasin d’articles de sport : un gros camping-car aux lignes carrées, aux angles durs, surmonté d’une planche de surf brisée. Le réservoir à sec, bien sûr, mais je trouverai de l’essence à la commanderie du port, face au ponton des hors-bord. Personne n’aura eu l’idée d’en chercher là.
Les jerrycans ont disparu, le réservoir du toit est crevé. Par contre, abondance de choses inutiles : cannes à pêche, moulinets, appâts desséchés. Des dessins d’enfant, un cahier entier. Une couchette plus petite que les autres où repose un bras d’ours en peluche. J’ai décidé de ne toucher à rien. Trop tard, de toute façon.
J’ai pris dans le magasin de sport tout ce dont j’avais besoin sans la moindre hésitation. Les fantômes des vendeurs m’ont engagé à me servir et les mannequins, sourires d’ivoire blanchis comme ces coquillages fossiles qu’on ramasse dans l’arrière-pays, se sont laissé déshabiller sans protester. Les bermudas multicolores, les lunettes de plage aux branches de plastique s’entassent au fond du camping-car avec le reste du matériel.
Je me suis coupé en brisant la vitrine. Le sable sec empêche la plaie de se refermer. J’ai peur que cela s’infecte et rende le départ difficile.
Ce soir, je dormirai dans les collines. Loin. Je choisirai un hôtel aux stores bariolés claquant au vent. Sur la terrasse, j’inspecterai les verres abandonnés sous les parasols et tâcherai de deviner le nom du cocktail qu’ils ont contenu. Les odeurs s’évaporent mais il subsiste un dépôt coloré tout au fond et, parfois, l’ovale d’une bouche imprimé en rouge près du bord.
Je laisserai les cacahuètes. Trop salées.
Si j’ai de la chance, il restera dans les canalisations quelques gorgées d’eau. De l’eau douce à goût de rouille, de l’eau domestiquée, portant le collier. La seule que je puisse boire.
Demain, je partirai. Il faudra dormir avant et cela m’inquiète. Je prendrai des cachets dans l’armoire aux stupéfiants d’une pharmacie, avec des pansements et de l’iode. De l’huile solaire aussi. La liste de ce qui me manque s’allonge sans cesse. Si j’osais, j’emporterais la civilisation tout entière à l’arrière du camion.
Il existe, dans de petits flacons stériles, des larmes reconstituées. Il m’en faudra également.
La solitude ne me pèse pas. Après l’agitation de ces derniers jours, l’exode désordonné vers l’intérieur des terres, je la trouve plutôt reposante. Ce que je regrette, ce sont les insectes, leur bourdonnement incessant qui couvrait le bruit du ressac. Le silence s’impose de façon gênante, il n’y a plus de bruit de fond à mes pensées. Je ne peux tout de même pas chanter à tue-tête en permanence. Je m’enroue, il me faut boire. De l’eau gaspillée pour rien.
Pour l’instant, les hautes dunes du rivage me protègent du vide. Mais demain ?
On dirait (je me trompe ?) que le ciel n’est pas tout à fait aussi bleu à l’ouest. Est-ce un nuage ? Je ne serai peut-être pas obligé de partir.
Le volant tressaute, la radio ne marche pas. J’ai parcouru la promenade du front de mer en klaxonnant, les pneus crissaient sur le verre des vitrines émiettées sur le bitume. Ou peut-être était-ce le sable qui s’infiltre partout.
J’ai découvert un passage près des quais. Deux rails qui descendent en pente douce, sans doute prévus pour lancer les navires sortis des chantiers du port. Le camion a glissé avec grâce, le moteur de sa proue ronronnait. Il ne manquait que les éclaboussures du champagne, le grand jet d’écume blanche qui aurait dû asperger le pare-brise. Et la mer. La mer manquait également.
J’ai roulé quelques centaines de mètres sur le fond, entre les vieux pneus rongés par le sel et les boîtes de conserve rouillées. Je me suis arrêté. Une main en visière, j’ai contemplé la ville silencieuse, les quais brûlants sous le soleil, la réverbération sur les vitres des marinas. J’ai agité la main, mollement. De l’autre côté, le sable poudreux miroitait à l’infini. J’ai relancé le moteur.
Dans le rétroviseur, la ville a rétréci. Ce n’est plus qu’une oasis au-delà des dunes, une cité dans le ciel. Un mirage.
J’ai caboté le long des côtes durant tout l’après-midi. Il est trop tard pour me lancer vers le large. L’odeur amère des pins a envahi l’habitacle et l’air est lourd, immobile, résigné à l’absence d’orage. Des incendies se sont déclarés un peu partout dans l’arrière-pays. La forêt brûle avec méthode et les vitres sont maculées de suie. Au crépitement des branches poissées de résine qui s’enflamment répond le craquement des goémons dont les vésicules éclatent sous les pneus.
Je me suis arrêté pour la nuit près de l’embouchure d’une rivière. L’eau douce déferle sans rencontrer de résistance, puis le flot s’éparpille en de multiples bras qui s’amenuisent et retournent à la terre. Fasciné, j’ai observé les cycles inversés de la vie et de la mort des fleuves. J’ai réfléchi. Puis j’ai rempli les jerrycans. À l’horizon, la forêt brûle toujours. Sur le front des collines brillent des escarboucles maléfiques. Ici, le fleuve clapote et vient mourir tout près du camion. La vie continue, mais ce n’est plus la même.
Demain, j’irai vers l’ouest. Il est temps de prendre parti.
Le fond de la mer est plat comme un cahier. Des arêtes de roche s’enfoncent vers l’horizon, constellées d’étoiles de mer mortes. Les rares creux sont remplis de sel. Très vite, le sable a laissé place à une marne craquelée d’un beige verdâtre. Les pneus se frayent un chemin avec un chuintement doux, hypnotique. Derrière moi s’étire une double piste parallèle. Je n’ai pas vu d’autres traces. Tant mieux.
Et, si je crève, y a-t-il seulement une roue de secours ?
En y réfléchissant, il y a longtemps que je n’ai plus pied. Le naufrage est total. Cette idée, loin d’être effrayante, me réjouit. Lorsque la monotonie de la conduite me pousse à l’introspection, ce qui se produit de plus en plus souvent à présent que le soleil cogne dur sur l’habitacle, je ne vois rien qui justifie ce voyage, aucun plan élaboré, aucune espérance. Rien qu’une jubilation énorme. L’ivresse des profondeurs ?
Le volant est brûlant. L’air immobile perd peu à peu la saveur de la mer pour retrouver sa pureté d’avant le déluge. Sur mon nez, les lunettes de soleil laissent des marques rouges identiques à celles qui s’étalent sur mes avant-bras malgré l’huile solaire. J’ai jalonné la piste de flacons vides et de lunettes cassées. Dès qu’elles sont sales ou dès que mon regard dans le rétroviseur cesse de me satisfaire, hop ! par la fenêtre.
Et toujours cet horizon lisse ! Ici se tenaient autrefois des montagnes que l’eau a grignotées. En attendant la nuit je siffle, je chantonne, un bermuda accroché à l’antenne du camion comme un fanion. Je me raconte la légende de ce peintre de marines, aveugle, qui peignait l’océan en se fiant à sa seule ouïe. À grands traits de pinceau furieux il faisait naître des tempêtes hachurées d’éclairs et choisissait ses couleurs à l’odeur. Le parfum salé du bleu de chrome, la douceur mousseuse, un peu fade, du blanc, le violet iodé… Il flairait sa palette et ne se trompait jamais. Des marins ivres l’ont noyé, je crois.
Peut-être ai-je imaginé tout cela pour suppléer à l’absence de phares. Le décor, trop vide, attend qu’on l’écrive.
À présent que j’ai franchi la limite des eaux territoriales, le besoin d’une attitude ne se fait plus sentir. Je songe à dériver comme un noyé vers des Sargasses absentes. Le camion, lui, va toujours droit. Il faudrait, pour l’en empêcher, que je manœuvre le volant trop chaud de mes mains couvertes de cloques. Ce n’est pas concevable.
Sur le siège du passager, la balise Argos cligne de son œil d’ambre. Il y a aussi un sextant en cuivre massif dont je ne sais pas me servir. À la nuit tombée, je feindrai de faire le point. Rituel nécessaire. Pour le satellite d’observation, suis-je en train de perdre le cap, emporté par les courants traîtres qui agitent le sable ? Si je m’égare, enverra-t-on à ma recherche un de ces cargos laboureurs de mer qui viendra à ma rencontre dans un jaillissement de marne et de roches avant de me lancer un filin ? Combien j’aimerais cela ! Ma passion pour les grands navires, transatlantiques ou pétroliers, n’a d’égale que celle qui me lie à la mer. Je guette à travers le pare-brise maculé de traces grasses de crème solaire le passage d’un quelconque bateau.
C’est ainsi que j’ai aperçu l’épave.
Elle gît sur le rebord d’un plateau qu’il me faudra descendre demain. Le soir tombe et le soleil déclinant l’éclaire en contre-jour. Elle est en bois, ce qui me ravit, incrustée de bernacles et de forets. Intacte. J’en fais le tour avec émerveillement.
C’est une grosse caraque, à l’arrière plat et à la proue camuse, dont les flancs n’ont jamais renfermé le moindre lingot d’or. Tout le contraire d’une coque stérile, pourtant, malgré son absence de poitrine et son cul trop carré. Elle a des hanches qui s’arrondissent face au couchant et projettent de longues ombres courbes sur le fond clair. Le camion, à l’écart, contemple tristement les parallèles qui naissent de sa carcasse et s’interrompent brutalement à angle droit. Moi, je cours au hasard, les pieds nus, sans oser m’approcher.
La caraque a coulé à la verticale, ensevelie dans le linceul de ses voiles, noyant l’équipage par la même occasion. Au sommet du mât décoloré, le tonneau de vigie craque doucement de ses douves disjointes à chaque souffle de vent. Spectacle romantique à souhait, avec juste ce qu’il faut de tourbillons de poussière et de crevasses serpentant vers l’horizon. La mélancolie sous sa forme la plus dure, tranchante, celle qui ressemble à de la tristesse que rien ne justifie.
J’aurais dû emporter un drapeau de pirate.
La nuit recouvre peu à peu la surface de la mer enfuie. Les ombres mâles et femelles de la caraque et du camion ont fini par se rejoindre dans l’obscurité. Avec le sextant je vise les étoiles