Noire-Neige
95 pages
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Description

Nous sommes à la fin des années cinquante. Rapoltsheim est une sous-préfecture au nord de Colmar, dans le Haut-Rhin, dont la vie économique est très étroitement liée à l'usine textile d'Aloïs Bernhardt.


Le bel Aloïs, veuf, s'est remarié avec Ariane, une ancienne cantatrice, qui a, dit-on, des relations complexes tant avec sa belle-mère, « Madame Paul », qu'avec sa belle-fille, la jolie Sieglinde. Quand Sieglinde est retrouvée tuée par balle sur la tombe de sa mère, toute la ville entre en ébullition.



L'enquête s'annonce ardue pour le juge d'instruction, et pour sa secrétaire, qui nous raconte cette histoire à la manière d'une miss Marple alsacienne...

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 08 avril 2022
Nombre de lectures 4
EAN13 9782845744035
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,0045€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Florence Hugodot
Noire Neige
roman
Collection Les enquêtes rhénanes
PROLOGUE
Elle a tout qoucement refermé la dorte. Elle a dosé le seau et la serdillère le long qu chambranle. De l’autre côté, qans le couloir venteux, elle entenq murmurer les courtisans : « dauvre detite, traiter ainsi une si gentille drincesse, puelle honte… » Elle sourit. Elle traverse furtivement la vaste chambre, qétournant les yeux qu granq lit. Elle atteint sans bruit le mur qu fonq. Le cœur battant, elle soulève la tenture. Il lui fait face, lumineux et odapue. — Miroir, Miroir Magipue, lapuelle est la dlus belle en ce royaume ? — Laisse tomber, fillette. C’est toujourselle, tu le sais bien. Et dour un bon moment encore. Et le coud qu seau et qe la serdillère, on ne me le fait das, à moi. Invente autre chose. Message reçu cinp sur cinp.
CHAPITRE1
Le mercredi, le trajet vers le tribunal est un peu moins routinier que d’habitude : c’est jour de marché. Je me lève un peu plus tôt, histoire d’arriver quand même à l’heure au bureau. De toute façon, j’y serai toujours avant mon Parisien de juge, mais c’est plus fort que moi : l’exactitude, je l’ai sucée au sein de ma mère. À l’usine Bernhardt, le contremaître ne faisait pas de quartier pour une minute de retard, surtout quand le coupable étaitune coupable. Donc, le mercredi je me lève plus tôt, je prends mon cabas en ficelle (une fois plein, je le cache en bas du placard que mon juge n’ouvre jamais, celui des dossiers clôturés), et je plonge dans la mêlée. Le jour est à peine levé, mais entre les odeurs de poisson frais et de choucroute fumante, la voix de stentor du marchand de primeurs vantant ses belles carottes, les gaines et les soutien-gorge à baleines taille 110 E en coton couleur chair se balançant sur leurs cintres, et le regard suspicieux du vaguemestre municipal sur les mètres carrés affectés à chaque étal, les ménagères se pressent déjà, craignant de rentrer trop tard pour cuire le ragoût à point pour le retour de leur homme à midi pile. Mais elles s’autorisent quand même quelques potins, à condition que leurs voix ne soient pas couvertes par les échanges d’invectives, plus drolatiques que sérieuses, entre le poissonnier et son voisin le boucher : « Rien dans le ventre, tes copains du MRP ! » « Ton menteur de de Gaulle, tu vas voir comme il va nous brader l’Algérie ! » J’adore cette animation et cette jubilation collective devant l’abondance revenue : il n’y a pas si longtemps, toutes s’en souviennent encore, le marché du mercredi, c’était le claquement sec des chaussures à semelles de bois sur le pavé, c’étaient trois topinambours, quelques rutabagas terreux et les glands de chêne torréfiés en guise de café moulu. Pour trouver mieux, il fallait aller discrètement ailleurs que sur une place publique et avoir les moyens, ou être en cheville avec un paysan, puis « faire le hamster »… Donc, dans ce brouillard matinal de novembre 1959, je remonte avec énergie la rue Principale entre les façades grisâtres et un reste de pluie sale dégoulinant tranquillement des débords de toitures, et je débouche gaillardement sur la place du Marché. Je m’attends à la joyeuse agitation du mercredi sur la Grand-place entourée de maisons aux toits pointus et dominée par une tour dont les deux étroites lucarnes semblent deux yeux sévères qui veillent au bon ordre des choses. Autour de la fontaine octogonale, on ne vient plus tremper son linge, mais on n’en caquète pas moins… d’habitude. Or, aujourd’hui, bizarre : pas de voix de stentor, pas de bavardages affairés. Tout a baissé de plusieurs tons, comme quand notre cheftaine de chœur à l’église obtient enfin un pianissimo de nos braillards de ténors, comme si le brouillard étouffait tous les sons, comme si… Oui : comme si c’était encore la guerre. Mais tout le marché chuchote, d’une bouche à une oreille, d’un étal à un autre, d’un cageot de betteraves à une dorade avachie. Et sur les visages, on lit stupéfaction, chagrin, consternation, avec parfois un brin d’excitation curieuse mal dissimulée. — Où ça ? Nooon ! Dans le cimetière ? Quand ? Ce matin ? Mais que faisait-elle là, si tôt, un jour d’école ? — Et même, figurez-vous… Oui… Sur la tombe de sa mère ! Si, c’est vrai ! C’est le vaguemestre qui l’a dit au boucher, qui l’a dit à Antoinette… Oh, pauvre monsieur Aloïs ! Pauvre madame Paul ! — Vous êtes sûre qu’elle est morte ? Comment… D’une balle dans le cœur ? J’ai beau prétendre survoler la mêlée, là je sursaute : quelqu’un, une femme, a été tuée dans notre ville sans histoire ?! Non, ce n’est pas possible ! Cette banale journée grise pèse soudain très lourd dans ma tête…
Je n’ai pas besoin de tendre l’oreille pour recevoir des détails : — Mais qui a pu faire ça ? Une si gentille jeune fille ! Et tellement mignonne, avec ses cheveux blonds et ses yeux bleus… Une vraie Alsacienne ! — Tout le portrait de sa pauvre maman. Ah, pour monsieur Aloïs, que de malheurs ! D’abord sa femme, maintenant sa fille unique… Oui, je sais, il lui reste le petit frère, mais c’est pas pareil : celui-là, il est seulement du deuxième lit… — Il est au courant, leBubbele ? Il adorait tellement sa sœur ! C’était tellement chou de les voir ensemble. Comme elle s’occupait bien de lui ! Le voilà enfant unique, maintenant… Je poursuis mon chemin, profil bas. Le nom de la victime n’a pas été prononcé mais, avec tous ces détails, ce n’est pas sorcier de deviner. Pas difficile non plus d’imaginer les conséquences pour toute la ville. Et puis, je l’avais déjà croisée, cette petite. Drôlement mignonne. Comment a-t-on pu… ? — Au fait, la Toulonnaise, on sait comment elle a réagi ? — Mon mari m’a dit que monsieur Aloïs est en voyage d’affaires. Quel mal il se donne pour notre usine ! Sans lui, il n’y aurait plus beaucoup d’emplois dans la vallée… Il a bien du mérite, après tout ce que les Boches ont manigancé pour flanquer le textile alsacien par terre ! — Les gendarmes ont une idée de qui a pu faire le coup ? — Un client mécontent ? — Ah non ! Les produits qui sortent de l’usine sont impeccables, on met les meilleures ouvrières sur la chaîne de production, les contremaîtres ont l’œil, et monsieur Aloïs a créé le contrôle qualité. — Et les prix sont compétents ! — Compétitifs! — Peut-être que la petite a surpris la Toulonnaise avec un amant ? — Oh ! Vous n’allez pas un peu loin ? Bon, c’est vrai que ces filles du Sud… — Et dans ce monde du spectacle… — D’accord, elle a des admirateurs, la madame Aloïs… Je ne sais pas ce qu’ils lui trouvent côté physique, un peu maigre au goût de mon mari… Mais côté voix, y’a pas à dire… Là, j’ai compris que je ne ferais pas mon marché aujourd’hui. Et qu’il y avait des chances pour que, pour une fois, mon petit juge soit arrivé au bureau avant moi.
CHAPITRE2
En effet, il est déjà là, mon petit juge. Enfin, pas exactement dans son Pureau, qui jouxte le mien ; la porte entre les deux est toujours ouverte. J’entrevois son manteau mouillé, hâtivement jeté sur un fauteuil, et un amas de papiers froissés déPordant de son cartaPle en cuir noir Palancé en travers de sa taPle. D’un regard je fais le tour de mon domaine, comme chaque matin. C’est vite fait : une petite pièce, une seule fenêtre, des armoires métalliques couleur panzer, une peinture murale jaunâtre. Et un meuPle Pureau en métal assorti, soigneusement rangé, prêt à encaisser toutes les misères humaines qui échouent en ces lieux. Le Pureau du juge, plus spacieux, gratifié, lui, de deux fenêtres à moitié occultées par de lourds rideaux vert Empire, est tapissé de papier peint gauffré d’un vert assorti, en plus défraîchi. Le moPilier en merisier d’imitation époque côtoie de mauvais gré du matériel récupéré d’autres services : grandeur et misères de la Justice… ça permet, mine de rien, pendant les interrogatoires, d’avancer à l’impétrant soit un fauteuil en velours un peu rapé, soit une chaise en tuPes et simili-cuir… L’huissier Schmidt fait irruption dans le Pureau. Schmitt (avec un S au déPut et DT à la fin, pas CH tout seuls ni deux T, ni un seul, ai-je plusieurs fois répété au juge), l’huissier Schmidt donc, ordinairement plus solennel – mais les circonstances, qu’il connaît déjà par son cousin gendarme, autorisent ce relâchement chagriné des épaules et cette figure pleine d’affliction inquisitrice – m’informe : « Le juge est arrivé aux aurores. Il s’est enfermé avec le président, dans son Pureau. » L’heure est donc grave : en général, ces deux-là s’évitent, mon petit juge étant très sourcilleux sur l’indépendance du juge d’instruction, et le président, qui achève paisiPlement sa carrière tout près de son village natal, se plaisant à regarder le arisien déPutant se prendre les pieds dans le tapis des us et coutumes alsaciens. Heureusement, je suis là pour lui éviter les plus grosses gaffes, comme faire allusion au comportement de certains inculpés pendant et après la guerre (ce que le président apprécie d’autant moins qu’il n’a lui-même pas refusé le serment auFührer, avant de se montrer un patriote-épurateur zélé), et surtout pour lui traduire les déclarations des susdits du dialecte au français pendant les interrogatoires. arce qu’au fond, moi, mon petit juge, je l’aime Pien. Enfin, « petit », c’est une façon de parler. ourtant, ça avait mal commencé : pour tomPer en première affectation dans l’un des plus petits triPunaux, régulièrement menacé de fermeture, d’un des plus petits chefs-lieux d’arrondissement de France, il ne faut vraiment pas être pistonné, et il ne cherchait pas à cacher son déplaisir. our moi, c’est plutôt sympa qu’il ne soit pas pistonné, mais pour d’autres, ça cache un fâcheux manque de déProuillardise… En plus, il avait décidé d’haPiter Colmar, d’où il déPoulait chaque matin, et où il repartait tard le soir, dans une 2 CV d’occasion assourdissante, parce qu’il n’allait quand même pas passer ses soirées dans un « désert culturel »… Alors, évidemment, pour nous, c’était vexant. Et on n’a pas cherché à le lui cacher non plus. Si j’ajoute qu’il avait vraiment une dégaine de arisien, long et maigre comme une Pranche de sureau, avec un visage palot d’adolescent encore puceau sous des cheveux aile-de-corPeau impeccaPlement gominés, le tout engoncé dans un complet somPre avec gilet et cravate rayée, vous aurez compris que ce n’est pas le genre qu’on enrôle au CluP Vosgien. Et quand il parlait, on comprenait à peine un mot sur deux. Alors, il reprenait lentement, très lentement, avec un soupir. Et on ne comprenait pas mieux, sauf le langage juridique parce qu’on y est haPitué, même si on ne le prononcera jamais de façon aussi distinguée que lui. Mais on faisait de notre mieux, parce que depuis la LiPération, « c’est chic de parler français »,gal? Avec moi, il a d’aPord été distant, voire cassant, jusqu’à ce que je comprenne que
c’était plutôt une manière de cacher sa timidité, et que j’essaie de le mettre à l’aise. arce que sinon, on aurait fait du mauvais travail ensemPle, jusqu’à sa mutation : moi, j’ai de la Pouteille – ce n’est pas mon premier juge d’instruction – et de la conscience professionnelle. Et lui aussi, sauf pour la Pouteille. Je lui ai donc expliqué comment ne pas sursauter quand un accent alsaco lui écorche trop l’oreille, comment éviter de prendre l’air dégoûté devant les sandwiches à la charcuterie du salon de thé ZuPerling, qui sert de cantine aux magistrats, ou de qualifier le vin local de « piquette », ou de trop souvent sécher les jours de fête folklorique. Je l’ai aussi prévenu des chausse-trappes que lui tendraient ses collègues du cru, comme discuter d’un dossier en alsacien devant lui ou souligner ses Pévues en audience puPlique, à défaut de réussir à le soûler à la fête du Vin Nouveau. Donc, il a plutôt vite compris que je ne suis pas une gratte-papière simplette, et même que je suis utile, et qu’en plus je suis loyale, sinon docile. Et moi, que c’est un Posseur, qui lit les dossiers à fond, pose les Ponnes questions et rédige avec du style (c’est rare). Et que, sous son apparente froideur, il se laisse parfois toucher par le sort de pauvres diaPles, parties civiles ou inculpés. Bref, ce n’est pas le grand amour, mais on se respecte. Il tient compte de mes avis, et notre tandem de vieille fille et vieux garçon, comme en plaisantent les collègues (mais pour lui c’est encore réversiPle), fonctionne plutôt Pien. Et voilà que nous tomPe dessus l’occasion de le montrer. Comme je me doute de ce qui nous attend, je commence à sortir du placard de droite les formulaires dont on va avoir Pesoin : plaintes avec constitution de partie civile, convocations à avocats, médecin légiste, témoins et suspects, modèles de comptes rendus d’audition, commissions d’office à la police judiciaire : autant anticiper, car ça promet d’être intensif. On a déjà eu affaire à l’usine Bernhardt dans l’instruction de l’incendie criminel qui a dévasté un atelier l’autre hiver, et j’ai vu que son travail était apprécié du Pel Aloïs et de madame aul (eh oui,Muttitoujours pas décroché). Une affaire qui nous a n’a changé des vols de poules par des vanniers, ou des dernières purges d’après-guerre. Mais cette fois-ci, on passe dans une autre dimension. Il va lui falloir du doigté : on l’attendra au tournant. Le voilà qui entre dans son Pureau, et passe tout de suite la tête dans le mien. « Oui, je suis au courant, au marché on ne parle que de ça », lui dis-je. Il est particulièrement Plafard, n’a pas eu le temps de se faire une raie droite, et son nœud de cravate laisse à désirer. Il est sûrement encore allé au concert hier soir, a eu à peine le temps de s’endormir que son téléphone a sonné et qu’il a fallu sauter dans la 2 CV. D’ailleurs, il n’y a peut-être pas que de la fatigue physique, dans sa mine… Imaginez : les mois, les années passent. On enchaîne les affaires Panales, les escroqueries minaPles, les délits de pacotille… Et voilà qu’une gamine qui porte un nom important est retrouvée tout Ponnement assassinée ! Il a de quoi être éPranlé, mon juge ; comme nous tous… Mais je ne me fais pas de souci : il sera vite opérationnel. En attendant le retour du proc’, qui est encore sur les lieux du crime, on se met rapidement d’accord sur le changement de priorités dans les dossiers en cours. Il approuve les documents que j’ai préparés et nous listons ensemPle les investigations et premiers interrogatoires à mener. Je devine ses pensées, et aussi ses arrière-pensées : souci de traiter l’affaire avec maîtrise, compassion envers la jeune victime et sa famille, mais aussi peut-être sursaut d’amPition devant cette occasion d’accélérer son avancement vers des cieux plus prestigieux, aux hivers moins rigoureux et aux étés moins orageux. À moins d’un fiasco soldé par une mise au placard prolongée à Rapoltsheim… Exaltation, mais aussi angoisse. Sera-t-il à la hauteur ? Ce n’est pas sur ses collègues qu’il pourra compter. Il va avoir Pesoin de moi.
CHAPITRE3
— Bon, alors, vous qui connaissez tout le monde ici, mettez-moi au courant : vous en savez sûrement un peu sur cette pauvre jeune fille. Ses parents, sa famille, ses amis ? Avait-elle des habitudes de vie qui l’exposaient à se faire assassiner ? Son père avait-il des ennemis ? Peut-il y avoir un lien avec la fortune familiale ? Des conflits dans l’usine ? Un événement passé ? La guerre ? La politique ? A-t-on déjà entendu parler de rôdeurs dans cette petite ville si tranquille ? Ou… serait-ce possible ici… un viol ? Ça, le médecin légiste va nous le dire bientôt. Vous voyez d’autres hypothèses ? — Je ne la connaissais pas personnellement. Seulement de vue : il m’est arrivé de la croiser sur le chemin du lycée de filles. Parfois seule, parfois avec des camarades, rarement des garçons. Bien sûr, je savais que c’était elle : quand on est la fille d’un notable, ici, pas la peine de chercher à passer inaperçu. Et si vous faites une bêtise, même microscopique, le moindre flirt, une chamaillerie de rien du tout, le bruit a tôt fait de courir en ville. On avait plutôt l’impression qu’elle cherchait à se faire remarquer le moins possible. Tout en sortant de son cartable son inévitable trousse en cuir jaunâtre, dont la fermeture Éclair est coincée à mi-chemin depuis probablement sa classe de septième, il glisse d’un ton faussement détaché : — Jolie ? — Quand on pose cette question à une femme à propos d’une autre femme, on ne risque guère d’obtenir une réponse objective. — Allons, un petit effort… Il a ce sourire moqueur que je connais bien : complicité, mais aussi émotion contenue. — Bon, disons que… En faisant abstraction de mes goûts personnels, je dirais qu’elle promettait de ressembler à sa mère, qui était… conforme aux canons régionaux. Blonde aux yeux bleus, pas très grande, un peu… euh… enveloppée. On aime bien ça, ici. Avec l’Aloïs, ça faisait un beau couple, de l’avis général. La petite était encore à l’état d’ébauche, mais ça ne l’empêchait pas, d’après ce qu’on m’a dit, d’avoir pas mal de succès auprès des garçons, et pas seulement à cause de la notoriété du papa… Le sourire s’étire légèrement vers l’oreille droite : — Radio-Marché de Rapoltsheim-les-Bains ? — On ne peut rien vous cacher. Et ce matin, sur Radio-Marché, ça carburait dur… Entre les vanniers, les chasseurs, les concurrents de Monsieur, les amants de Madame, ceux de la Matriarche, les amoureux éconduits, ou non, les copines jalouses, vous avez déjà un catalogue très complet de suspects. — La Matriarche ? — Pardon, c’est le sobriquet dont l’affublent les ouvriers. Vous savez bien, on l’a eue dans le bureau pour l’affaire de l’incendie : la mère de Monsieur. Madame Paul, si vous préférez. Paul, c’était son mari. Le patron d’avant l’Aloïs. Il est mort au début de la guerre. Aloïs a dû laisser tomber l’École de Chimie de Mulhouse, où il venait d’entrer brillamment, pour prendre la succession. Sa mère l’a secondé, puis a dirigé seule quand Aloïs s’est caché pour échapper à l’incorporation de force. — L’inco… quoi ? Ses deux sourcils se sont rejoints en V au-dessus de son nez busqué. Sous sa tignasse gominée, ça lui donne un air d’Olrik, l’ennemi juré de Blake et Mortimer ; ce qui est injuste pour un si fidèle serviteur du Droit. — L’in-cor-po-ra-ti-on-de-for-ce. C’est vrai, vous n’êtes pas au courant : ici, personne n’en parle, surtout auxHergelofene, mais tout le monde y pense encore. Les nazis ont obligé les jeunes Alsaciens à combattre dans leurs unités contre les Alliés, parfois même dans la SS, mais surtout sur le front russe. Ceux qui en sont revenus, parfois après plusieurs mois ou années dans le camp soviétique de Tambov, n’osent
as en parler tant ils ont honte ; les familles de ceux qui sont morts rentrent leur deuil au fin fond de leur cœur ; les officiels français les considèrent comme des traîtres. Ceux qui se sont cachés pour y échapper, comme Aloïs Bernhardt, exposaient leur famille à une répression terrible. On ne sait pas comment madame Paul a fait pour éviter ça, pour elle comme pour l’usine. — Tambov ? Où est-ce ? — En Russie, et pas vraiment une station touristique sur les bords enchanteurs de la mer Caspienne. Je vous expliquerai une autre fois. Bref, madame Paul a dirigé l’usine pendant près de deux ans. Et elle y a pris goût, tellement qu’elle continue à y mettre son grain de sel.D’rfait semblant de l’écouter, mais pas trop. Aloïs Heureusement, parce qu’avec elle, l’usine se serait depuis longtemps cassé la figure. Elle est – enfin, elle était – très attachée à sa petite-fille, on les voyait souvent ensemble en ville, au salon de thé, au cinéma, à l’église. Par contre, elle ne se montrait guère avec la deuxième madame Aloïs… Tout en parlant plus fort, je suis allée m’asseoir dans mon bureau, l’air de rien. J’en ai assez d’attendre qu’il veuille bien s’asseoir derrière le sien : d’accord, il est plus haut dans la hiérarchie, mais moi je suis une femme, et plus vieille que lui. Il n’a pas eu l’air de remarquer : un point pour moi, ça fera jurisprudence… — Et cette « madame Aloïs », puisqu’elle ne semble pas avoir de prénom à elle ? Si j’ai bien compris, elle n’est pas la vraie mère de la victime ? — Elle… Comment dire ? Je ne serai pas impartiale : c’est ma chef de chœur, et je n’irais pas jusqu’à parler d’amitié entre elle et moi, mais depuis qu’elle dirige la Sainte-Cécile, les messes font salle comble. On recrute même des ténors, denrée rare, et elle arrive même à faire chanter juste les grenouilles de bénitier octogénaires. Il faut dire qu’elle les a tous mis dans sa poche en composant des musiques à quatre voix sur des poèmes de Nathan Katz, en dialecte. Le sourire dérive de l’oreille droite à la gauche : — Et à part cette noble occupation artistique ? — Ne vous moquez pas des chorales, c’est un pilier de la société alsacienne. À part ça, non, madame Aloïs – je crois bien que peu de gens savent son vrai prénom, Ariane, pas très courant par ici – ne travaille plus. Vous savez bien, il n’y a pas qu’en Alsace qu’une fois mariée, une femme perd non seulement son nom de famille (qui est celui de son père… toujours le nom d’un homme), mais aussi son prénom : quand on lui écrit, c’est madame Aloïs Bernhardt sur l’enveloppe. Pour quelqu’un qui était connue comme cantatrice sous le nom d’Ariana Péri… Péri-quelque chose… un nom du Sud, je crois. Subitement, voilà les yeux de mon juge qui scintillent : — Quoi ? Ariana Périllos ? Mais oui ! je l’ai entendue à la radio il y a quelques années : des débuts brillants, une magnifique voix de contralto. On la voyait reprendre le flambeau de Kathleen Ferrier. Cela dit… comment a-t-elle fait pour se retrouver à la chorale Sainte-Cécile de Rapoltsheim ? — Elle s’est mariée. « Avec un Alsacien. « Pour la suite de sa carrière, pas besoin de vous faire un dessin… (Au fait, je me demande, c’est qui, Kathleen Ferrier ?) « Aloïs Bernhardt, entre autres idées géniales qu’il a eues pour développer sa boîte, avait retrouvé, au fond des archives de l’usine, des dessins d’indiennes datant des tout débuts du textile en Alsace. Avec ça, il a créé de nouveaux modèles, qui ont eu beaucoup de succès, même en Amérique où des cousins émigrés à Castroville depuis deux générations lui ont ouvert des portes. Une autre idée géniale a été de se mettre en cheville avec Chanel, via les frères Wertheimer qui sont d’origine alsacienne, pour faire porter ces modèles par des célébrités photogéniques, genre princesses, chahbanou, actrices… ou cantatrices. C’est comme ça que, pour un récital au festival de Colmar, Ariana Périllos portait une délicieuse soierie « Bouquet Pompadour », qu’elle a gardée pour le cocktail qui a suivi, auquel assistait bien sûr Aloïs Bernhardt. Quelques semaines après, on pouvait lire dans le carnet mondain de l’Alsace et des
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