62
pages
Français
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2014
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Ebook
2014
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Publié par
Date de parution
19 mai 2014
Nombre de lectures
105
EAN13
9782363079701
Langue
Français
Le secret du fleuve
Eve Terrellon
Cruellement affecté par une épreuve, Yann quitte Paris et se retrouve au Brésil où l’attend un nouvel emploi. Il va s’investir auprès des dauphins des rivières avec lesquels il noue rapidement une relation étonnante. La découverte d’un milieu parfois hostile amène Yann à croiser la route du mystérieux Celio, vers lequel il se sent irrésistiblement attiré.
Ignorant les préférences sexuelles du beau baroudeur, et redoutant surtout de s’engager, Yann lutte contre ses sentiments. Pourtant, deux raisons motivent l’intérêt du Brésilien pour lui, et il n’est pas près d’arriver au bout des surprises.
Ce texte d'Eve Terrellon, tient du roman et du conte.
Retrouvez la présentation de l'ensemble de nos textes sur http://www.textesgais.fr/
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Date de parution
19 mai 2014
Nombre de lectures
105
EAN13
9782363079701
Langue
Français
Le secret du fleuve
Eve Terrellon
Chapitre 1 : L’amour trahi
Yann marchait d’un pas rapide et nerveux. Le métro était tellement bondé ce soir-là, qu’il avait préféré descendre une station avant son terminus habituel pour finir de rentrer à pied. Depuis, il progressait sous les enseignes lumineuses sans accorder un regard aux vitrines ou aux passants. Le nez enfoui dans une affreuse écharpe bleue qui lui cachait la moitié du visage, les mains frileusement engoncées dans les poches de son blouson fourré, il avançait les yeux rivés sur le trottoir. L’air sec, mais frais, le poussait à allonger ses enjambées. Il détestait le froid, et celui qu’il affrontait lui donnait une raison de plus de se montrer maussade. Et dire qu’il espérait que cette marche imposée évacuerait son stress et noierait sa contrariété.
Il travaillait à la Défense, dans une des tours qui couronnaient le quartier du même nom. L’endroit prêtait à faire rêver. La réalité était tout autre. Il occupait un emploi de gratte-papier qui lui permettait tout juste de régler ses factures. À vingt-cinq ans, il ne cumulait pas vraiment les réussites. Doué pour les études, il avait dû renoncer à celles-ci quatre ans auparavant, lorsque l’affirmation de sa préférence sexuelle avait provoqué le rejet de sa famille. Il avait découvert son homosexualité très tôt, mais il n’était passé à l’acte que lors de sa dernière année de lycée. Prudent, et redoutant la réaction de ses proches, il avait réussi à tromper son entourage durant près de trois ans. Las de ses mensonges, il avait fini par opter pour une franchise qui l’avait mené droit au conflit.
Le jeune homme releva le nez pour traverser le boulevard en dégageant sa figure de son écharpe. Sans surprise, il vit plusieurs piétons se retourner sur lui. La pureté de ses traits attirait souvent les regards. À cela, s’ajoutaient des yeux gris expressifs, une chevelure châtain naturellement bouclée et une plastique d’éphèbe comparable à celle des modèles antiques. Yann se savait beau, mais il n’en éprouvait nulle vanité. Un trait de son caractère facile à vivre, apprécié par beaucoup, bien qu’on lui reprochât parfois sa réserve. Des d’atouts, qui ne gommaient pas l’inconvénient majeur qui avait longtemps effrayé ses partenaires potentiels : lorsqu’un homme lui plaisait, il se comportait comme un indécrottable romantique. Besoin de se recréer des repères ou goût pour la monogamie, malgré sa jeunesse, il désirait s’engager durablement et si possible de façon exclusive. Cette exigence avait écourté ses aventures précédentes, et faute de trouver un compagnon qui partageait sa vision du couple, Yann avait décidé de barder son cœur d’épines.
Jusqu’à ce qu’il rencontrât Dominique…
De dix ans son aîné, cadre supérieur dans une grosse boîte d’informatique, l’homme travaillait dans le même immeuble que lui. Tous les matins, ils se croisaient dans l’ascenseur. Yann avait rapidement remarqué ses regards insistants et sa manie de le frôler à la moindre occasion. Au début, ses manières l’avaient carrément rebuté. Il détestait l’audace excessive et plus encore le rentre-dedans. Son poursuivant avait beau ressembler à un Apollon – grand, blond, hâlé et musclé comme une gravure de mode vantant les mérites de la dernière planche de surf en vogue à Hawaï – il l’avait plusieurs fois remis froidement en place, sous les yeux amusés ou gênés des autres utilisateurs de l’ascenseur. Cette réaction épidermique n’avait pas vraiment atteint son but, mais elle avait au moins eu l'utilité d’obliger son prétendant à se montrer plus subtil.
Dominique lui avait ensuite mené une cour assidue, tout en s’évertuant de conserver une discrétion qu’il appréciait. Un point qui avait indéniablement fait pencher la balance en sa faveur. Yann avait fini par s’habituer à sa présence. Secrètement flatté par les efforts du trentenaire, il s’était mis à l’observer avec moins d’aversion, voire un début d’intérêt. Dominique parlait fort, mais il s’exprimait bien. Une fois sa désinvolture et son côté imbu de lui-même évacués, il ne manquait pas de charme.
Insensiblement, le jeune homme s’était laissé apprivoiser. Après des semaines, il avait enfin accepté de sortir avec lui. Redoutant néanmoins de n’être qu’un joli divertissement, il n’avait accepté de partager son lit, ou tout autre endroit propice aux ébats intimes, que de façon sporadique. Il accordait ses faveurs au compte-gouttes, et finissait par frustrer autant son nouvel amant que lui-même. Jusqu’à ce que Dominique lui proposât de venir vivre dans son appartement.
Yann avait alors vingt-trois ans. Devant tant d’assiduité, et le plaisir que lui procurait une telle offre, il avait cru rêver. Un élément supplémentaire qui couronnait le succès de celui qu’il voyait déjà comme son grand amour. Leur vie commune durait depuis maintenant deux ans. Une vie ordinaire, faite de hauts et de bas, qui le satisfaisait par sa routine rassurante.
Mais voilà que depuis quinze jours, son compagnon émettait un souhait inattendu qui, outre le fait de le surprendre, le mettait particulièrement mal à l’aise. Pourquoi ne pimenteraient-ils pas leurs jeux sexuels en invitant un comparse à se joindre à eux ? Un peu éberlué par cette demande, Yann refusait sans faire de vagues, comme le lui soufflait son caractère. Mais peut-être aurait-il dû se montrer plus ferme. Car passant outre sa réticence, son amant le tannait pratiquement tous les jours pour qu’il acceptât un plan à trois. Et puis quoi encore !
Au début, le jeune homme pensait que son conjoint le testait. Puis les doutes s’étaient installés. Pour formuler un tel désir, Dominique ne le trompait-il pas déjà ? Lorsqu’il aimait, Yann accordait la plus absolue confiance, et il ne s’était jamais interrogé sur les déplacements ou les raisons des heures supplémentaires de celui qui partageait sa vie. Mais n'avait-il pas eu tort ? Dominique déployait parfois une telle adresse pour demeurer évasif sur son emploi du temps, que tout était possible. Ne le satisfaisait-il donc plus ?…
Le matin même, son partenaire était une nouvelle fois revenu à la charge, comme s’il énonçait une banalité :
— Je crois que ce qui t’effraie, c’est l’idée de ne pas connaître ton nouvel amant avant de passer à l’acte, avait-il lâché tout en beurrant sa tartine d’un air décontracté.
Le regard noir, Yann avait aussitôt plongé le nez dans son café. Mais cela n’avait pas arrêté son compagnon.
— Alors j’ai décidé de te faciliter l’existence, avait poursuivi celui-ci en se fendant de son plus beau sourire. Nous allons préalablement dîner avec la personne que je choisirai. Histoire de briser la glace.
— Et pourquoi est-ce toi qui devrais choisir ?
— Ah, enfin ! Une preuve d’intérêt. L’idée finirait-elle par faire son chemin ?
Maussade, Yann avait étouffé un soupir de lassitude. Il aurait aimé le détromper, mais lorsque Dominique partait dans ce genre de diatribe, s’opposer de front à sa volonté c’était s’exposer à une discussion interminable. Or, ce matin-là, une réunion de service importante l’attendait dès l’ouverture des bureaux.
— Je fais simplement valoir que j’ai aussi mon mot à dire, s’était-il contenté de répliquer.
— Mais tout à fait ! Il va de soi que je tiendrai compte de ton choix. À ce titre, un dîner t’offrira automatiquement un droit de regard sur mon candidat.
Après tout, Dominique ne lui demandait que d’accepter un repas pris en commun, pas de passer à l’acte sitôt le dessert expédié. À ce stade, Yann espérait encore parvenir à se dépêtrer de la situation de manière diplomatique.
— Si affinité il y a, c’est toi qui décideras de poursuivre, avait ajouté le blond, la bouche en cœur. Je suis heureux que tu te montres aussi conciliant. Cela va nous éviter une prise de contact difficile. J’hésitais à te le dire, mais je crois avoir trouvé l’homme idéal. Il nous rejoindra dès ce soir. Te connaissant, je redoutais que tu nous fasses la gueule en arrivant. Mais maintenant que je sais que mon idée te plaît, je me charge de tout.
En se découvrant mis au pied du mur, Yann avait senti que le morceau de brioche qu’il avalait restait coincé en travers de sa gorge. Cette soirée ressemblait à un guet-apens. Son amant n’avait jamais été très patient ni capable d’abnégation, mais au fil des mois, le jeune homme avait noté un changement progressif dans ses manières d’obtenir ce qu’il désirait : il devenait plus exigeant, plus cassant lorsqu’il lui résistait, et de moins en moins disposé à tolérer une rebuffade de sa part.
Yann aimait à penser qu’il ne s’agissait là que d’une turbulence, comme en traversaient tous les couples. Dominique appréciait de se positionner en meneur. Il le savait depuis le départ. Mais parfois, il ne le comprenait plus. Peut-être se montrait-il trop conciliant ? Ce matin-là, il aurait souhaité exprimer sa tristesse de se voir relégué à la portion congrue, mais l’heure tournait. Et son compagnon le regardait soudain avec un tel air de chiot, qu’il avait cédé. Une fois de plus. Une fois de trop…
Depuis, sa journée s’égrenait interminablement, avec la contrariété de devoir subir une épreuve dont il se serait bien passé en rentrant. Il était hors de question qu’il se soumît à la lubie de son amant. Mais pour cela, il allait devoir éconduire un parfait inconnu, tout en évitant les foudres de son conjoint. Rien qu’à l’idée de la scène qui l’attendait après son refus, son petit déjeuner pesait encore sur son estomac. Incapable de manger quoi que ce fût de toute la journée, il rentrait le ventre vide. Une façon comme une autre de se mettre en appétit pour le repas du soir.
En arrivant devant le grand immeuble de style Hausmann qui abritait leur appartement, Yann ralentit le pas. Les manières désinvoltes de Dominique à son encontre le peinaient profondément, tout en le forçant à s'interroger. Avait-il tort de résister ? Se montrait-il trop égoïste ? Vieux jeu ? Devait-on céder à tout par amour ? Et d’ailleurs, qu’en était-il vraiment de leur relation si une telle divergence les opposait et perdurait entre eux ? Il devait trouver le courage de secouer son apathie pour régler définitivement ces questions. Vivre dans un cocon douillet ne justifiait pas qu’il acceptât tout et n’importe quoi. Les désirs troubles de son compagnon l’obligeaient à se demander si celui-ci l’aimait suffisamment pour l’écouter, et surtout, pour le comprendre.
En poussant la porte du logis, le bruit d’une conversation animée lui parvint du salon. Yann en grimaça de dépit alors qu’il accrochait son blouson dans l’entrée. Leur invité-surprise était déjà arrivé. Il allait devoir faire bonne figure, et impossible d’amorcer ne serait-ce qu’un tout petit début de dialogue constructif avec Dominique. D’un pas traînant, il rejoignit les deux compères qui semblaient parfaitement s’entendre. À son habitude, son aîné plaisantait, tandis que leur hôte répliquait avec une vivacité non dénuée d’un humour caustique. Au moins, avait-il de la répartie.
Le jeune homme plaqua un sourire de circonstance sur son visage. Fatigué, il entra dans la pièce. En découvrant les deux hommes assis sur le divan, il retint de justesse son irritation. Leur lascivité sautait aux yeux. Sans être collés l’un contre l’autre, ils avaient largement franchi le stade de la bienséance. Le bras que Dominique posait négligemment derrière le dos de l’inconnu indiquait une certaine familiarité, tout autant que la main de celui-ci qui traînait près de la cuisse de son compagnon. Sans surprise, Yann nota que le choix de son amant portait sur un partenaire plutôt agréable à regarder. De type andalou, brun et musclé, l’homme qui le dévisageait devait friser la quarantaine. Mais il ne s’attarda pas sur son physique. Dans la situation actuelle, ce détail le laissait totalement indifférent. Sa tenue par contre…
Sa chemise ouverte et le bouton dégrafé de son pantalon prouvaient à ses yeux que les compères se tripotaient avant son arrivée. Une façon comme une autre de découvrir l’infidélité de son petit ami. S’il en avait douté, il était à présent édifié. Le sans-gêne des deux comparses le prenait tellement de court, qu’il brouillait sa colère et son chagrin sous une impression d’irréalité. La curiosité de voir jusqu’où oserait aller Dominique l’empêchait également de tourner les talons.
Son entrée ramena un semblant de décence, et Yann apprécia de les voir mettre une distance raisonnable entre eux.
— Plutôt en retard, dis-moi, le gronda son amant sans montrer le moindre embarras. Tu arrives juste pour prendre un verre avant de passer à table. Je te présente Sacha. Sacha, voici Yann.
Dominique acheva les présentations en lui tendant un grand verre rempli d’un liquide translucide. Déconcerté, il l’accepta avant de s’écarter pour s’installer dans un fauteuil. Le manque de sensibilité de son conjoint le décevait, et il répondit au sourire de l’homme brun d’un signe de tête tout juste poli. Il ne leur donnerait pas l’impression qu’il avait envie de partager leur complicité. La table du salon lui paraissait un rempart suffisant pour observer, et si possible, se ressaisir suffisamment avant d’étaler sa contrariété.
Un pli mécontent entre les sourcils, Dominique attendait visiblement qu’il engageât la conversation. Yann prit le parti de se taire. Il n’avait pas du tout l’intention de lui faciliter la tâche.
— Te voilà bien silencieux tout à coup. Il me semble que nous étions pourtant parvenus à un accord ? Et Sacha va finir par croire que tu es timide.
— Ce qui n’est pas vraiment pour me déplaire, commenta ce dernier d’une voix sourde et lourde de sous-entendus.
Sous l’œil de braise qui le détaillait, Yann se sentait jaugé comme un cheval à la foire. Même Dominique faisait preuve de plus de retenue lorsqu’il le lorgnait dans l’ascenseur. De plus en plus mal à l’aise, le jeune homme trempa les lèvres dans sa boisson. Boire lui donnerait une contenance qui lui permettrait de masquer sa colère. Il refusait d’offrir à ces obsédés la satisfaction de lire en lui.
Ses papilles reconnurent le goût du whisky. Étonné, il eut un instant d’hésitation. Il évitait généralement les alcools forts, et Dominique connaissait parfaitement ses préférences. Il n’en avala pas moins deux grandes gorgées qui lui brûlèrent le gosier. Avec un peu de chance, ce remontant lui procurerait le courage de s’affirmer. Et qui sait, il parviendrait peut-être à convaincre Dominique de renvoyer leur hôte. Une fois tous les deux seuls, ils pourraient s’expliquer. De l’issue de cette conversation dépendrait d’ailleurs la suite de leur histoire.
Comme s’ils lui accordaient ce temps de réflexion, les deux hommes se désintéressèrent brusquement de lui pour parler du nouveau DJ de la dernière boîte à la mode. Cette façon de l’ignorer était des plus désagréables, mais elle arrangeait Yann. Sirotant son whisky, il en était à imaginer un plan pour ruiner le dîner à venir, quand la tête commença à lui tourner. Il voulut se lever, mais ses membres refusèrent de lui obéir. Entre ses doigts, le verre maintenant vide pesait comme du plomb. Hébété, il réalisa que Dominique le lui ôtait des mains seulement quand le visage de son compagnon s’interposa dans son champ de vision.
— On ne boit pas lorsqu’on ne tient pas l’alcool, mon petit Yann, le tança celui-ci en le repoussant fermement au fond du fauteuil. C’est con, mais ça peut jouer de très mauvais tours. Heureusement, nous sommes là. Allez, laisse-toi faire. On prendra soin de toi.
Le regard bleu de son amant pétillait étrangement. Son sourire ressemblait davantage à un rictus moqueur, et Yann ne percevait aucune bienveillance dans le ton qu’il venait d’employer. L’esprit vacillant, le jeune homme essayait d’interpréter ces constats. Il se sentait pris d’ivresse. Mais pas d’une ivresse ordinaire, et cela l’effrayait. Prêt à demander de l’aide, il ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. En avisant son verre posé sur la table, un terrible soupçon l’assaillit. À sa grande horreur, celui-ci se transforma en certitude lorsque Sacha s’assit sur l’accoudoir pour glisser les mains sous son pull. Il voulut le repousser, mais Dominique saisit ses poignets pour l’immobiliser. Avec désespoir, il réalisa qu’il n’arrivait même pas à se débattre. Il perdait pied. Mêlée à l’alcool, la drogue qu’il avait probablement ingérée agissait rapidement.
Bien plus tard, Yann rouvrit les yeux sur des pensées confuses alors qu’un matin blafard s’invitait par la fenêtre. La tête pulsant de migraine, il mit quelques minutes avant de comprendre qu’il se trouvait dans sa chambre, et qu’il y était seul. Le lit ravagé ne comportait plus qu’un drap froissé et taché de sperme sur lequel il reposait nu. Une lourde odeur de sexe flottait dans la pièce, et il retint une plainte en sentant la lancinante douleur qui émanait de son postérieur. Il avait la conviction d’avoir été pris pendant des heures avec une vitalité brutale. Clignant des paupières sous la lumière qui l’agressait, il tenta de se rappeler.
La dernière chose dont il se souvenait avec précision, c’était d’avoir adressé un regard à la fois horrifié et implorant à Dominique. Il ne pouvait pas lui faire ça ! Mais au lieu de l’aider, celui-ci s’était mis à dégrafer la ceinture de son pantalon. La suite se perdait dans les limbes d’un oubli salvateur, traversé par les flashs d’un cauchemar bien réel. Sa mémoire lui restituait l’impression de n’avoir été qu’une marionnette durant la nuit entière, déplorablement obéissante, ou trop groggy pour réagir. Car c’était cela le plus difficile : ces bribes de conscience éparses, où il s'apercevait de ce qui se passait sans parvenir à repousser ses agresseurs, ou à leur opposer la moindre résistance.
De ce flou monstrueux émergeait l’hédonisme perverti de Dominique. Au sein de ce corps-à-corps imposé, Sacha se montrait le plus exigeant. Pourtant, à un moment donné, sans doute pris par un embryon de pitié, Yann se rappelait que c’était ce même homme qui avait demandé à Dominique de le laisser en paix. Ce à quoi son amant avait répondu qu’il serait dommage de se priver des avantages d’une telle soumission, fruit d’un consentement préalable. Le rappel de l’abjection de ces paroles lui tira un sanglot sec, tandis qu’il réalisait pleinement d’avoir servi de jouet aux deux hommes.
Malade de ses souvenirs, dégoûté de lui-même, le jeune homme s’extirpa du lit en vacillant. Il se sentait particulièrement nauséeux, et il s’abstint de tous mouvements brusques. Pris d’étourdissement, il dut se raccrocher à la commode pour ne pas s’effondrer. La plupart des portes de l’appartement demeuraient grandes ouvertes, et il ne put éviter la vision de ses deux suborneurs.
Couchés dans la chambre qui faisait face à la sienne, Dominique et Sacha dormaient encore. Fauchés par la fatigue, ils s’exhibaient dans leur nudité sans la moindre pudeur. Yann eut un haut-le-corps. Son amnésie partielle ne gommait pas son dégoût de lui-même. Humilié, trahi et le cœur en miettes, il partit sous la douche. Mais le jet d’eau tiède n’effaça pas ses bleus à l’âme.
Comment arriva-t-il à s’habiller en se cognant contre les meubles sans réveiller les deux autres ? Il ne le sut jamais, mais il remercia le destin de lui épargner cette nouvelle épreuve. Refoulant ses larmes, il fourra ses affaires dans un grand sac de sport. Il emportait le minimum. Mis à part son ordinateur portable, il abandonnait à Dominique tous les gadgets qu’ils avaient achetés ensemble. Il ne désirait surtout pas s’encombrer de souvenirs.
Avant de franchir la porte de l’entrée, il déposa la clé de l’appartement dans le vide-poches. Jamais plus il ne remettrait les pieds ici…
Chapitre 2 : Un nouveau départ
Installé dans la grande barque à moteur qui naviguait sur l’Amazone, Yann regardait défiler le paysage sans véritablement le voir. Il avait embarqué voilà près de trois jours dans ce qui servait communément de taxi à travers la jungle. Depuis, il voyageait dans une sorte de bateau à fond plat, surmonté d’une bâche en toile qui l’abritait du soleil et des intempéries. Le capitaine ne s’arrêtait que pour faire halte durant la nuit, ou charger des marchandises, qui s’entassaient entre les pieds des six passagers. La saison des fortes pluies ne s’achèverait que d’ici quatre à cinq semaines, et le fleuve s’élargissait parfois bien au-delà de son lit habituel. Le bateau remontait rapidement le courant en tentant de ne pas trop s’éloigner de la berge. Noyée par le rideau des averses qui se succédaient, la rive opposée demeurait à peine visible.
Le jeune homme se tenait assis à l’arrière, non loin du barreur. Debout à l’avant, un homme d’équipage scrutait les flots en crue. Naviguer en période de hautes eaux comportait des risques, mais Yann désirait gagner au plus tôt la zone de comptage qui lui avait été attribuée. Plus vite il parviendrait sur place, plus fiable seraient ses observations, et plus justes le dénombrement qu’on lui demandait d’effectuer.
Son arrivée au Brésil datait de trois mois. La saison des pluies atteignait alors son pic et rendait inenvisageable qu’il rejoignît l’avant-poste assigné par Johanna. Bloqué à Santarem, il avait patienté en se familiarisant avec la structure de l’organisation qui l’employait dorénavant. Mettant à profit son expérience, il avait apporté son aide pour gérer la paperasse. Cette occupation ne correspondait en rien à ce pour quoi on l’avait recruté, mais au moins n’avait-il pas replongé dans l’invalidante inertie de sa dépression en attendant de pouvoir intégrer l’endroit où l’appelait sa véritable fonction.
Yann eut une pensée attendrie pour celle à qui il devait sa remontée des enfers. Johanna était une amie d’enfance. Ils ne s’étaient jamais perdus de vue, et elle avait été la première à laquelle il avait osé avouer son attirance pour les garçons. Sans l’encourager, la jeune femme ne l’avait jamais jugé. Passionnée d’écologie, celle-ci possédait un diplôme de gestion de l’environnement, qui lui valait de travailler pour une organisation internationale active dans la préservation de la nature. Pour l’heure, elle supervisait une mission de sauvegarde des dauphins roses qui survivaient encore dans l’Amazone.
Yann ressentait une réelle reconnaissance pour son amie. S’il n’avait pas totalement sombré après sa mésaventure avec Dominique, il le devait à la jeune femme. Il avait quitté l’appartement avec l’impression que le monde s’écroulait autour de lui. Fuir aurait été un terme plus précis. L’idée de revenir demander des comptes à son compagnon ne l’avait même pas effleuré, et il avait rapidement évacué celle de porter plainte. Ce n’était pas comme s’il s’était fait agresser par deux parfaits inconnus. Mis en demeure de répondre de la responsabilité de ses actes, Yann savait que Dominique n’éprouverait aucun scrupule à mentir pour protéger sa réputation. L’aplomb du blond ne rencontrait aucune limite, et le jeune homme doutait de parvenir à se défendre convenablement si on les confrontait. Sans compter que son amant n’hésiterait pas à s’entourer des meilleurs avocats.
Et puis, comment déballer ce genre d’affaires sans mourir d'embarras ou passer pour le dernier des crétins ? Ainsi se jugeait-il en tout cas. Il imaginait facilement la réaction de certains. Le jeune homo trop naïf qui s’était laissé abuser par son propre partenaire... Lamentable. Il refusait que cette étiquette lui collât à la peau. Comment affronter le regard des autres après cela ? Un certain nombre de femmes n’osait déjà pas porter plainte lors de ce type d’agression. Alors, un homme…
Honte, culpabilité, envie d’oublier, peur du qu’en-dira-t-on, crainte de la suspicion…Il s’était lâchement replié sur lui-même. Mais son silence était alors l’unique élément sur lequel il lui semblait encore avoir prise. Ce qui ne l’avait pas empêché de s’embourber dans son chagrin. Un chagrin qui se nourrissait du dégoût de lui-même, et qui occultait jusqu’à sa colère. Un chagrin qui lui donnait surtout la certitude que l’amour tel qu’il l’imaginait n’existait tout simplement pas.
Les yeux fixés sur les flots boueux, Yann appréciait l’opacité de l’eau. Elle brouillait le moindre reflet. Depuis la trahison de Dominique, il ne supportait plus de se voir dans un miroir. Lorsqu’il se rasait, il regardait son cou, son menton ou ses joues. Autant de pièces individuelles d’un puzzle dont il refusait de reconstituer l’image. Il avait mis des jours avant de quitter la chambre de bonne que Johanna lui avait proposé d’occuper. Des semaines avant d’accepter une conversation ordinaire avec un inconnu. Des mois avant de se sentir libre de reconstruire autre chose.
Il allait mieux à présent. Il pouvait sortir, vivre et travailler dans un semblant de normalité. Il parlait de nouveau aux autres. Extérieurement, personne n’aurait pu deviner la terrible dépression qu’il venait de traverser et qui le fragilisait encore. Grâce à Johanna. Avec reconnaissance, il songeait à tout ce qu’elle avait fait pour lui.
Le forfait de Dominique le condamnait de multiples manières. Il pouvait rayer l’homme de son cœur, de son quotidien et de son avenir, mais il ne possédait aucun moyen de l’expurger de ses trajets. Et il était hors de question qu’il le croisât dans l’ascenseur tous les jours pour aller travailler. Alors, il avait donné sa démission. Dans un dernier sursaut d’agonie sociale, il avait rédigé un simple courrier, dans lequel il abandonnait derrière lui tout ce qui définissait jusque-là sa vie. Il avait averti son employeur qu’il n’exécuterait pas son préavis. Il ne s’était même pas déplacé pour récupérer son certificat de travail. Il voulait oublier. Et pour y parvenir, il se serait enterré vivant si cela avait été nécessaire.
Sans logement, il avait erré quelques jours à travers les rues, s’incrustant dans des endroits susceptibles de lui apporter un peu de chaleur à la nuit tombée, dormant d’un sommeil fractionné dans des lieux publics ou des parkings pendant la journée. Un réflexe salvateur l’avait poussé à prendre contact avec Johanna qu’il savait présente à Paris. Il ne lui avait rien expliqué. Elle ne lui avait rien demandé. Elle lui avait simplement remis la clé d’une ancienne chambre de bonne située sous les toits. Quelques mètres carrés qui dépendaient de l’appartement de ses parents, absents une grande partie de l’année. Un petit pied-à-terre à l’écart, où elle hébergeait généralement ses amis de passage. Il avait vécu là durant onze mois.
Au début, il refusait carrément de sortir. Il survivait. Johanna le visitait le plus souvent possible, l’obligeant à manger, à se doucher ou à se changer. Petit à petit, elle était parvenue à le forcer à s’intéresser de nouveau à lui-même. Jusqu’au jour où il avait décidé de se reprendre en main. Elle n’attendait que ce moment pour lui proposer du travail. En décembre, elle l’avait longuement entretenu de sa dernière mission avant de lui demander de la seconder sur place. Elle se chargeait de convaincre ses employeurs de l’embaucher. Le temps d’obtenir le visa de son passeport il embarquait pour le Brésil fin janvier. Et voilà qu’il s’enfonçait au cœur de la jungle en avril.
Le bateau se mit à ralentir. Yann s'arracha à ses souvenirs. Défrichée par l’activité humaine, une étroite clairière desservie par un sentier boueux longeait la rive. Plus loin, une petite crique abritait le débarcadère. L’embarcation glissait doucement pour accoster. Construites de bric et de broc, une trentaine de maisons profilaient leurs façades du côté du fleuve. Un rayon de soleil ramenait les gens à l’extérieur, mais ni le rire des d’enfants, ni les facéties d’un singe qui sautait sur les toits, ne parvinrent à tirer le jeune homme à sa mélancolie.
Bâti une vingtaine d’années auparavant, le village accueillait une population des plus hétéroclites. À quelques familles indiennes déplacées, s’ajoutait une majorité d’opportunistes convaincus de faire facilement fortune dans la forêt. Sous le couvert d’un peu de commerce, de maigres revenus issus de la pêche, ou de l’exploitation de quelques arpents de terre, la plupart des habitants s’adonnaient à des activités illicites, mais nettement plus rentables. Autant d’individus que de raisons différentes de s’établir là. Yann se doutait que certaines personnes ne simplifieraient pas son travail, et qu’il risquait même de rentrer en conflit direct avec elles.
Après les bûcherons illégaux et les braconniers, les orpailleurs représentaient le principal danger pour lui. Le jeune homme savait que ces deniers ne verraient pas d’un bon œil sa mission. Souvent implantés en bordure de rivière, leurs aménagements clandestins employaient des métaux lourds utilisés pour l’extraction du minerai. Ces produits finissaient généralement dans le fleuve, où ils polluaient dangereusement le biotope. Or, les dauphins se montraient particulièrement sensibles à cette dégradation, et il était de son devoir de collecter toutes les informations inhérentes à ce sujet.
Mais pour l’instant, il devait avant tout s’installer. Avec des gestes sûrs, le barreur se dirigeait vers un ponton de fortune. Sitôt le bateau immobilisé, Yann prit son sac pour gagner la terre ferme. Il avait hâte de se dégourdir...